Noir : l’absence de toute couleur.
Blanc : métissage optique de toutes les couleurs.
Bleu : son éclat rayonne dans ma tête. Celui qu’Yves Klein prétendit exhiber lors d’un... [+]
La brise fait voleter l’écume arrachée à la crête des vagues. Cheveux en brosse sous un bonnet de commando, Camille admire le plumage canari du soleil, qui bientôt s’empourprera puis plongera dans le golfe de Saint-Florent. Nuque ployée vers l’arrière, elle ouvre la bouche pour savourer l’iode des embruns. Le vent soulève sa marinière, dévoilant le tissu violet du maillot une pièce. Un ultime toussotement rauque, le compresseur interrompt son concerto saccadé. J’entends à nouveau le bruissement soyeux des vagues.
Pasquale ouvre la caisse à outils, prélève le manomètre. Il vérifie posément que les huit cylindres métalliques sont saturés d’air marin tassé à 200 bars. Toujours contemplative, Camille enfouit les mains dans les poches de son short. Elle entonne avec justesse du Léonard Cohen. Les muscles déliés de ses jambes roulent à chaque coup de hanche qui ponctue sa mélodie. J’ai envie d’attraper son coude pour en sentir l’os vibrer par son chant. Près d’un an à la côtoyer au Neptune Club Occitan d’Agen, à partager entraînements subaquatiques et sorties en mer. Infoutu d’aller au-delà d’une intense complicité ! Y compris pour cette soirée, la dernière de ce stage.
Mattéa, la femme de Pasquale, désigne du menton la porte coulissante de la camionnette. Elle dirige le chargement du bateau de pêche reconverti en bâtiment plaisancier. Les bouteilles et leurs détendeurs sont calés à bâbord contre nos sacs de sport d’où dépassent les palmes. À tribord, la guitare de Francis, moniteur de notre club, et les provisions. Paniers d’osier gorgés de fromages, de charcuteries et de pizzas enveloppées de papier aluminium, encore tièdes. Délicieux fiadones et gâteaux à la châtaigne dans un cageot. Une glacière pour l’apéro, les vins et l’eau. Le meilleur restaurateur du Cap Corse, proche cousin de notre hôtesse, a sélectionné victuailles et boissons.
J’aide Camille à larguer les amarres puis ramène à bord la planche d’accès. Le moteur parfaitement entretenu ronronne. « U Delfinu » quitte le port à nage de sénateur. Inutile de se presser pour mouiller l’ancre au milieu de la baie et attendre la pleine nuit, salués par les ricanements sarcastiques des mouettes de passage. Nos voix et les tintements des verres résonnent au-dessus de l’eau. J’erre d’un bord à l’autre et de convive en convive. Esprit en roue libre, j’écoute les Corses « manganer » entre eux. La « mangane », cet art de l’ironie acidulée typique de l’Île de Beauté. Admirer en alternance le rougeoiement de la ligne d’horizon, au large du golfe, et le scintillement naissant des lumières de Saint-Florent me ravit. Je contemple en catimini la longue silhouette de Camille, la grâce de ses pauses. Elle déambule pieds nus sur le pont de bois, devenu gris pâle sous le soleil. Je l’imagine en tailleur strict dans son cabinet d’expertise comptable. Qu’elle me dépasse par son compte en banque et – en taille – d’une poignée de centimètres, me captive. Au premier regard j’ai eu envie que son bras entoure mes épaules.
Francis prend sa guitare, s’assied en tailleur au milieu du pont. Nous nous installons face à lui, dos contre les sacs de sport. L’experte comptable a enfilé un pull irlandais à torsades. Sa cuisse droite longe la mienne. Retenant mon souffle, je n’ose la dévisager. Le guitariste enchaîne une bordée de tubes pour feux de camps. Sa palette musicale vagabonde de la bossanova sensuelle à l’âpreté primale du punk. Le concert, plutôt jouissif, cesse à la tombée des ténèbres. La lune, pleine, luit sur une mer d’encre. Le jais de la brosse de ma voisine ne peut s’y refléter. Ni le bleu marine de son regard.
Je suis de la première équipe avec Pasquale, chef de palanquée, Francis, Camille. Nous nous harnachons. Combinaison de néoprène. Gaine du couteau en dents de scie fixée au mollet. J’y glisse le tuba. Au poignet, montre et profondimètre, gadgets d’occasion récemment acquis. La ceinture de plombs. Gants de vaisselle rose fuchsia, un accessoire bon marché amplement suffisant. Lampe torche étanche accrochée par une dragonne. Bottillons et palmes aux pieds. Pas de gilet gonflable stabilisateur : plus tard, quand j’aurai des sous. Saliver sur la vitre du masque, le plonger rapidement dans la mer. Une astuce antibuée. J’endosse le poumon d’acier. Francis et Pasquale s’assoient sur la rambarde, dos à la mer, basculent en arrière. La fille fait un grand pas en avant. Top départ de plongée à ma montre. Ouvrir l’arrivée d’air, saut dans les vagues.
Du noir...
...du noir partout. À peine un peu de fraîcheur, qui s’atténue dès que la flotte se réchauffe entre l’épaisseur de la combinaison et le contact du corps. Glouglou du chapelet de bulles qui s’enfuit de la bouteille. Ma lampe rejoint les trois autres. Buste cassé en deux, jambes relevées à la verticale de la surface, nous nous enfonçons sans le moindre effort. Déglutissant ou renvoyant l’ait dans le conduit auditif en pinçant le nez, nous compensons la pression croissante de l’eau sur les tympans. Dix mètres. Quinze. Vingt. De la nuit liquide qui nous entoure émergent des poissons, captivés par la lumière de nos torches. Trente-cinq mètres. Quarante. Quarante-deux. Le sol rocailleux est là. Filtrée par la profondeur, la lumière du jour s’atténue jusqu’à transformer le rose en bleu pâle. De nuit, nos lueurs portatives restaurent toute la vivacité de la coloration de nos compagnons à écailles. Je tapote l’épaule de Camille. Mon doigt désigne un rocher marron qui décolle, flotte, déploie de souples volutes. Un poulpe danse pour nous. Ou une poulpesse. La lumière de Francis, face à nous, fait apparaître par transparence le réseau de fins vaisseaux sanguins en bordure de la grosse tête molle. Des phalanges caoutchoutées cherchent les miennes. Je fixe encore plus notre copine la pieuvre rejointe par un couple de rascasses. Puis tourne la tête vers la belle. Nous tentons de sourire par les yeux, car les détendeurs masquent nos bouches et nos lèvres.
Je m’aperçois que je respire plus vite, plus fort qu’en immersion diurne. Environné de murs d’eau enténébrée, le cerveau reptilien doit régresser vers ces temps archaïques où la nuit n’était que bloc de terreur. Et mon cœur qui semble se cogner contre les côtes. Le désir exaucé, la délicieuse réminiscence de peur ancestrale et les facéties de bestioles marines sous les feux de nos torches se conjuguent pour pomper plus que de raison un air confiné.
Souffler doucement, doucement, s’apaiser, se détendre. Palmer encore plus lentement. Pour faire durer ses excursions, le bon plongeur doit se muer en parfaite feignasse. Aucun passage en force. Fluidité de la gestuelle. Apprécier cette poussée d’Archimède qui semble nier notre poids et ainsi compenser la fatalité de la gravitation. J’expire et je flotte quelques centimètres plus haut. J’inspire et les palmes effleurent la roche du sol. Attention à ne pas le cogner du genou. La simple variation du volume des poumons transforme le corps en mini dirigeable. Les phalanges de mon aimante lâchent les miennes. Nous explorons les abords d’une grotte où un congre love son corps trapu de petit boa des mers.
J’apprécie pleinement cette nuit d’encre qui me permet de caresser de la lumière de la lampe la silhouette de l’aimée, de la dessiner à même le néoprène. À quelques dizaines de mètres de la surface, je savoure l’aboutissement de mois entiers à nous apprivoiser réciproquement. Lorsque nos réserves approchent de l’échéance, je glisse ma main sous sa ceinture de plombs, près de la naissance des fesses. Nous nous laissons remonter, portés par son gilet stabilisateur qu’une minuscule bouteille gonfle peu à peu.
Plus tard, elle me donna asile sous les draps de sa chambre d’hôtel, sur les hauteurs du vieux Bastia. La tramontane se leva, projetant les vagues contre la digue du port. Nous nous sommes passés de petit déjeuner.
Camille. Ma respiration. Mon oxygène. Depuis vingt-trois ans, sept mois, treize jours et la magie de cette nuit de pleine lune, sous quarante mètres de ténèbres.
https://short-edition.com/fr/oeuvre/tres-tres-court/au-fil-de-la-riviere
Demain nous connaîtrons les gagnants et pour l'instant je suis deuxième chaque vote est important ! Merci d'avance !