L'île de la harpe

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— Youssef, t'es sûr que c'est safe ?
— T'inquiète pas. Tu peux pas parler français comme tout le monde, frère ?
J'aime bien Basile. Au collège, il y a pas mal de monde qui se moque de lui parce qu'il bouge différemment et qu'il utilise des expressions qu'il a entendues sur Netflix dans les séries américaines que regarde sa sœur. On pourrait dire qu'il passe pas inaperçu. Et puis je pense qu'il aime les garçons. Moi je m'en fiche, mais il y a des gens que ça dérange. Ils le traitent de mauviette et d'autres mots que j'ai pas envie de répéter. Je comprends pas pourquoi. C'est sa vie. Et puis c'est le seul qui a osé s'embarquer avec moi cette nuit. Les autres, ils ont eu la frousse, donc en matière de mauviettes... À la sortie du village, à deux kilomètres de la rive, il y a une île et j'ai toujours voulu y aller. Parce que c'est une propriété privée. Mais personne sait ce qu'il y a dessus. Il y en a qui disent qu'il y a rien. D'autres que c'est hanté. D'autres qu'il y a des valises remplies d'argent enterrées là-bas. Moi, j'ai décidé que je serai le premier à y mettre le pied. Pendant que je pagaie sur la barque que j'ai « empruntée » aux voisins, Basile gère le gouvernail et éclaire la surface. Je voudrais pas faire Titanic 2. Plus on avance sur le lac, plus il fait froid et plus la brume se forme autour de nous.
— C'est creepy !
— Cree-quoi ?
— Ça rassure pas, quoi. Mes parents vont me tuer s'ils voient que je suis pas dans mon lit.
— Tes parents, ils vont grave te respecter. Ils vont te demander ce qu'il y a sur l'île.
Je manœuvre avec précaution, parce qu'on y voit de moins en moins, quand soudain : BAM ! La barque touche quelque chose. Basile retient son souffle et moi aussi. Des silhouettes tordues d'arbres apparaissent devant nous et je comprends qu'on est arrivés. Je tente d'amener le bateau sur la rive, mais tout autour de l'île il y a une digue aussi haute qu'une falaise qui nous empêche d'accoster. Elle nous surplombe. Je comprends qu'un seul choix s'offre à nous.
— On va devoir nager et escalader.
Je vois le visage de Basile passer par mille expressions et puis soudain, il enlève ses habits, fait des échauffements de danseur sur la barque et il saute à l'eau !
— Basile !!! Attends !
Sa silhouette disparaît dans l'obscurité et je regrette instantanément de l'avoir emmené. Et s'il se noyait par ma faute ? Il faut que j'aille le secourir ! Je scrute chaque rocher de la digue et j'en trouve un qui fait l'accroche parfaite. J'attache la barque et à mon tour, je me mets en caleçon et saute à l'eau. Elle est super froide. « Trop glacing », dirait Basile. Enfin, j'en sais rien, je suis nul en anglais. Je me rapproche du bord et cherche mes prises. Les algues sur les rochers me font glisser et je m'y prends à trois fois avant de parvenir à me hisser au sommet. Je me laisse tomber sur le dos, essoufflé. Au-dessus de moi, les cimes des arbres laissent briller quelques étoiles entre leurs branches. Je me redresse et observe autour de moi. Des grands chênes, des pins, un chemin qui semble effacé par le temps. J'y vois pas grand-chose, mais j'ai l'impression que quelque chose bouge vers un tronc. Une ombre.
— Basile ?
J'avance en frissonnant. Pas parce que j'ai peur bien sûr, mais parce que je suis trempé. L'île est silencieuse, j'entends juste ma respiration qui forme de la vapeur en sortant de ma bouche. L'ombre devant moi disparaît soudainement et je me dis que je dois devenir fou.
— Youssef  ?
La main sur mon épaule me fait hurler de terreur. Je me retourne et vois Basile qui, au lieu de se moquer de moi, me sourit.
— T'inquiète pas, c'est safe. Viens, j'ai trouvé un truc bizarre. Genre un sarcophage !
— C'est censé me rassurer ?
— Si tu veux tu peux me donner la main.
— Très drôle.
Je suis soulagé de voir que Basile est vivant. Il m'entraîne le long d'un chemin de gravier. Un gros buisson de ronces plein d'épines nous barre le chemin. Et là encore, Basile m'étonne. Il fait des contorsions d'acrobate et évite les ronces comme s'il avait fait ça toute sa vie. J'essaie de faire comme lui, mais je m'égratigne en moins de deux. Et encore. À la sortie du buisson, mes jambes ressemblent à un arbre à chat. On arrive alors sur une place dégagée et, en effet, je vois une sorte de tombe. On l'observe sous toutes les coutures et on enlève les feuilles mortes sur le dessus. Quelque chose semble inscrit, mais il fait trop sombre pour lire. Basile a laissé la lampe sur le bateau pour pas la tremper. Heureusement pour nous, un léger vent découvre la lune et on a juste le temps de lire : « Ci-gît Jeanne Garvaud. 1826 – 1895. Bannie pour sorcellerie. »
— Une... sorcière ?! Ils se moquent de...
— Chut !!!
— Quoi, frère ?
— T'entends ?
Je tends l'oreille et à force de me concentrer, je finis par discerner quelques notes de musique dissonantes, comme si elles étaient jouées sur des cordes mal tendues. On regarde autour de nous mais il y a personne.
— Ça vient de là-bas !
Basile s'avance avec précaution en direction de la rive nord. Je lui emboîte le pas, même si je commence à m'inquiéter. Il se déplace à travers les fourrés comme une panthère, je suis impressionné par ses mouvements.
— Tu mates mon body ?
— Dans tes rêves !
Basile sourit, puis continue d'avancer en silence. Pendant un instant, je regarde par terre pour éviter une grosse flaque de boue et quand je lève la tête, Basile est plus là. Il pourrait m'attendre, quand même ! J'accélère le pas, espérant le rattraper au plus vite. Mais quand enfin je débouche des buissons, mon cœur fait un bond. Une ombre se tient devant la rive. On dirait une femme, mais je vois que son dos. Elle tient quelque chose. Impossible de voir ce que c'est. L'étrange mélodie résonne plus fort qu'avant. En tournant la tête, je vois Basile qui regarde la femme sans bouger, comme une statue. Mais qu'est-ce qu'il fait ?
— Basile... Basile !
Rien. Il paraît hypnotisé. Mais l'ombre, elle, m'a entendu et se retourne. Instinctivement, mes pieds reculent de trois pas mais je peux pas décoller mes yeux de son visage livide et de ses yeux énormes comme des trous noirs. J'arrive plus à respirer tellement j'ai peur. La tombe disait vrai : une sorcière ! Dans ses mains, je crois distinguer un petit instrument, comme une harpe. Ses doigts filiformes grattent les cordes. Basile commence alors à marcher vers le bord de l'eau comme un zombie, la sorcière se met à sourire. Soudain, je me rends compte qu'il va pas s'arrêter. Elle l'a ensorcelé. S'il tombe en bas de la falaise, il va s'écraser sur les rochers ou se noyer !
— Basile ! Stop ! Arrête !
Je me précipite pour le retenir mais la sorcière a pas dit son dernier mot. Elle fonce sur lui en hurlant. Un cri qui glace le sang. Je crie aussi, mais parce que je suis terrifié. Ça me donne du courage. Je cours tellement vite que j'ai l'impression de m'envoler. Je saute sur Basile alors que la sorcière nous passe à travers. Je ferme les yeux pour pas qu'elle m'envoûte et en espérant qu'elle disparaisse. Je sens un vent gelé qui me transperce. Pendant plusieurs minutes, je suis incapable de bouger. J'ai l'impression d'être mort.
— Youssef... Tu me fais mal.
J'ouvre les yeux et réalise que je suis vautré sur Basile. Gêné, je me relève.
— Je comprends pas. Je voyais tout mais je contrôlais rien.
— Basile, regarde ! Elle a laissé la harpe...
Je regarde autour de moi et je ramasse l'instrument. Il est sculpté dans du bronze et semble briller de l'intérieur. Alors que mes doigts s'approchent des cordes, Basile m'arrache l'instrument des mains.
— T'es crazy ? Tu veux m'hypnotiser une deuxième fois ?
— Désolé. C'est juste qu'elle est grave belle.
Basile s'approche de la falaise et jette la harpe de toutes ses forces. Elle disparaît dans la nuit.
— Et ben elle est encore plus belle quand on la voit pas.
— Allez viens on se casse frère. Avant qu'elle revienne.
Basile et moi courons vers la rive opposée pour retrouver notre embarcation en nous promettant une chose : ne jamais revenir sur l'île de la harpe.

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Image de L'île de la harpe
Illustration : Mathilde Ernst

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