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Poe avait rejoint la colonne trois semaines plus tôt. C'était un vieillard. Soixante ans, c'est pas vieux, se défendait-il, et peut-être que ça avait été vrai quelques années plus tôt, mais par les temps qui couraient, on devenait un vieillard de plus en plus tôt.
Le garder avec nous, c'était comme traîner un boulet. Poe s'essoufflait. Ses articulations le faisaient grimacer. Il chopait des crampes. Il devait souvent s'arrêter pour pisser. Ce n'était pas comme ça qu'on survivait. Pour survivre, il fallait bouger. On n'était pas assez nombreux pour les affrontements, alors on se faufilait dans les espaces vides. Mode furtif. On traçait nos cinquante kilomètres chaque jour. Parfois en cercle ou en zigzag, mais on était toujours en mouvement. Poe faisait son possible, mais bonne volonté ou pas, fallait bien voir les choses en face, il nous ralentissait. On en avait abandonné pour moins que ça.
Des comme lui, on en croisait régulièrement. Vieillards, malades, handicapés, qui cherchaient à se mettre à l'abri dans un groupe. On ne les empêchait pas de s'accrocher à nos basques, mais pas question de les attendre. C'était leur problème, pas le nôtre. On n'était pas de bons samaritains, juste des survivants qui n'avaient pas viré sauvages. Généralement, ils ne tenaient pas la journée. Faut reconnaître que Poe était courageux. Il s'était joint à nous et avait puisé profond dans ses réserves. Le soir, quand on avait allumé le feu, il était toujours là. Dans la lumière tremblante, l'épuisement se lisait sur son visage. C'était sûr qu'il ne tiendrait pas deux jours comme ça. Mais le lendemain, on avait ralenti la cadence pour lui, juste ce qu'il fallait pour qu'il ne décroche pas. On ne s'était pas concertés, on l'avait fait. À cause de ce qui s'était passé autour du feu.
Poe avait un truc à offrir, un truc qui nous manquait sans qu'on en soit vraiment conscients. Quand chacun avait eu terminé d'avaler ce qu'on avait trouvé, Poe s'était raclé la gorge et avait commencé à nous raconter une histoire. C'était ça, son truc. Il savait y faire. Avec quelques mots, il nous faisait oublier où on était. Quelques autres de plus, et il nous faisait rire, pleurer ou frissonner. Quand il s'était tu, on s'était couchés en se demandant comment l'histoire allait se terminer. C'est mot pour mot ce que m'avait dit Flora en se collant contre moi.
C'est vrai que depuis que Poe était arrivé, on s'était mis quelques fois en danger. Comme cette fois où on s'était tous tapis dans les fourrés quand on avait frôlé d'un peu trop près une horde de barbares qui traînait derrière elle des femmes enchaînées dont certaines semblaient encore des gosses. Mais ça semblait un prix acceptable pour continuer à entendre ses histoires. Grâce à ça, c'était comme si notre vie ne se limitait pas à survivre. Comme si quelque chose de supérieur nous tenait debout, nous rappelait ce que c'était d'être humain.
Un jour, on est tombés sur un hameau abandonné. C'était toujours dangereux de s'y aventurer, mais on n'avait pas vraiment le choix. On y trouvait toujours deux ou trois trucs qui nous étaient nécessaires, qui avaient échappé aux visites précédentes. Ça pouvait être des vêtements, des médicaments, des couteaux. De l'alcool, aussi, faut bien l'admettre. On envoyait deux d'entre nous pendant que les autres surveillaient les alentours. Cette fois, c'était notre tour à Flora et moi. On était plutôt bons à ça. On était rapides. On prenait juste ce qu'il fallait de risques. On savait où chercher. Ce hameau-là faisait pas plus de quatre ou cinq maisons. On voyait tout de suite qu'on n'était pas les premiers à le visiter. Loin de là. Des crétins avaient même mis le feu à trois baraques, genre, ce que je ne prends pas ne servira à personne, belle mentalité les gars ! On a rien tiré d'autre de la première qu'une hachette et un sac à dos. Arrivée à la deuxième, Flora a pris le rez-de-chaussée et moi l'étage. J'ai trouvé deux paires de chaussettes chaudes au fond d'un tiroir et une boîte de pastilles à la menthe, et aussi des morceaux de savon, une torche en état de marche et des protections périodiques. Quand je suis arrivé à la pièce du fond, je l'ai trouvé tapissée de bouquins. Je savais lire, Flora aussi, mais on n'était pas nombreux dans la colonne. J'aimais bien, je m'en souviens, mais les bouquins, c'était encombrant alors en général on n'en prenait pas. J'ai quand même pris le temps de parcourir les rayons. Certains me disaient quelque chose. Même si j'en avais lu aucun. Des vieux trucs, pas ma came, même si je n'avais jamais essayé. Et puis il y en a eu un sur lequel je me suis arrêté. À cause du nom de l'auteur. J'ai commencé à le feuilleter. Probable que j'y suis resté un bon moment vu que j'ai sursauté quand derrière moi, Flora a dit :
— Putain, mais qu'est-ce que tu fous ? Faut qu'on s'arrache !
Je me suis tourné vers elle et je lui ai tendu le livre. Le bouquin s'appelait Histoires extraordinaires.
— Regarde le nom de l'auteur, je lui ai dit.
— Sérieux ? a demandé Flora après l'avoir examiné, tu crois que c'est lui qui les a écrites ?
— Nan, j'ai répliqué, je crois pas, c'est beaucoup trop vieux, mais c'est les mêmes histoires qu'il nous raconte le soir, même s'il brode un peu pour les faire durer plus longtemps.
— Hmm, a marmonné Flora en tournant les pages, on dirait que t'as raison.
— Et il y a une suite, j'ai ajouté, en lui tendant les Nouvelles histoires extraordinaires. Si on prend les bouquins, j'ai dit, on pourrait raconter ces histoires-là nous-mêmes. On n'aurait plus besoin de lui. On serait à nouveau rapides comme avant.
— Ouais, a encore dit Flora en tournant quelques pages de plus, en sécurité, quoi. On traînerait plus ce boulet derrière nous juste pour le plaisir que le soir venu, il nous fasse oublier toute cette merde dans laquelle on vit. Puis, levant les yeux vers moi, elle a ajouté : si on prenait ces foutus bouquins.
Puis, elle a balancé les deux livres derrière elle, et elle et moi, on est redescendus.
Le garder avec nous, c'était comme traîner un boulet. Poe s'essoufflait. Ses articulations le faisaient grimacer. Il chopait des crampes. Il devait souvent s'arrêter pour pisser. Ce n'était pas comme ça qu'on survivait. Pour survivre, il fallait bouger. On n'était pas assez nombreux pour les affrontements, alors on se faufilait dans les espaces vides. Mode furtif. On traçait nos cinquante kilomètres chaque jour. Parfois en cercle ou en zigzag, mais on était toujours en mouvement. Poe faisait son possible, mais bonne volonté ou pas, fallait bien voir les choses en face, il nous ralentissait. On en avait abandonné pour moins que ça.
Des comme lui, on en croisait régulièrement. Vieillards, malades, handicapés, qui cherchaient à se mettre à l'abri dans un groupe. On ne les empêchait pas de s'accrocher à nos basques, mais pas question de les attendre. C'était leur problème, pas le nôtre. On n'était pas de bons samaritains, juste des survivants qui n'avaient pas viré sauvages. Généralement, ils ne tenaient pas la journée. Faut reconnaître que Poe était courageux. Il s'était joint à nous et avait puisé profond dans ses réserves. Le soir, quand on avait allumé le feu, il était toujours là. Dans la lumière tremblante, l'épuisement se lisait sur son visage. C'était sûr qu'il ne tiendrait pas deux jours comme ça. Mais le lendemain, on avait ralenti la cadence pour lui, juste ce qu'il fallait pour qu'il ne décroche pas. On ne s'était pas concertés, on l'avait fait. À cause de ce qui s'était passé autour du feu.
Poe avait un truc à offrir, un truc qui nous manquait sans qu'on en soit vraiment conscients. Quand chacun avait eu terminé d'avaler ce qu'on avait trouvé, Poe s'était raclé la gorge et avait commencé à nous raconter une histoire. C'était ça, son truc. Il savait y faire. Avec quelques mots, il nous faisait oublier où on était. Quelques autres de plus, et il nous faisait rire, pleurer ou frissonner. Quand il s'était tu, on s'était couchés en se demandant comment l'histoire allait se terminer. C'est mot pour mot ce que m'avait dit Flora en se collant contre moi.
C'est vrai que depuis que Poe était arrivé, on s'était mis quelques fois en danger. Comme cette fois où on s'était tous tapis dans les fourrés quand on avait frôlé d'un peu trop près une horde de barbares qui traînait derrière elle des femmes enchaînées dont certaines semblaient encore des gosses. Mais ça semblait un prix acceptable pour continuer à entendre ses histoires. Grâce à ça, c'était comme si notre vie ne se limitait pas à survivre. Comme si quelque chose de supérieur nous tenait debout, nous rappelait ce que c'était d'être humain.
Un jour, on est tombés sur un hameau abandonné. C'était toujours dangereux de s'y aventurer, mais on n'avait pas vraiment le choix. On y trouvait toujours deux ou trois trucs qui nous étaient nécessaires, qui avaient échappé aux visites précédentes. Ça pouvait être des vêtements, des médicaments, des couteaux. De l'alcool, aussi, faut bien l'admettre. On envoyait deux d'entre nous pendant que les autres surveillaient les alentours. Cette fois, c'était notre tour à Flora et moi. On était plutôt bons à ça. On était rapides. On prenait juste ce qu'il fallait de risques. On savait où chercher. Ce hameau-là faisait pas plus de quatre ou cinq maisons. On voyait tout de suite qu'on n'était pas les premiers à le visiter. Loin de là. Des crétins avaient même mis le feu à trois baraques, genre, ce que je ne prends pas ne servira à personne, belle mentalité les gars ! On a rien tiré d'autre de la première qu'une hachette et un sac à dos. Arrivée à la deuxième, Flora a pris le rez-de-chaussée et moi l'étage. J'ai trouvé deux paires de chaussettes chaudes au fond d'un tiroir et une boîte de pastilles à la menthe, et aussi des morceaux de savon, une torche en état de marche et des protections périodiques. Quand je suis arrivé à la pièce du fond, je l'ai trouvé tapissée de bouquins. Je savais lire, Flora aussi, mais on n'était pas nombreux dans la colonne. J'aimais bien, je m'en souviens, mais les bouquins, c'était encombrant alors en général on n'en prenait pas. J'ai quand même pris le temps de parcourir les rayons. Certains me disaient quelque chose. Même si j'en avais lu aucun. Des vieux trucs, pas ma came, même si je n'avais jamais essayé. Et puis il y en a eu un sur lequel je me suis arrêté. À cause du nom de l'auteur. J'ai commencé à le feuilleter. Probable que j'y suis resté un bon moment vu que j'ai sursauté quand derrière moi, Flora a dit :
— Putain, mais qu'est-ce que tu fous ? Faut qu'on s'arrache !
Je me suis tourné vers elle et je lui ai tendu le livre. Le bouquin s'appelait Histoires extraordinaires.
— Regarde le nom de l'auteur, je lui ai dit.
— Sérieux ? a demandé Flora après l'avoir examiné, tu crois que c'est lui qui les a écrites ?
— Nan, j'ai répliqué, je crois pas, c'est beaucoup trop vieux, mais c'est les mêmes histoires qu'il nous raconte le soir, même s'il brode un peu pour les faire durer plus longtemps.
— Hmm, a marmonné Flora en tournant les pages, on dirait que t'as raison.
— Et il y a une suite, j'ai ajouté, en lui tendant les Nouvelles histoires extraordinaires. Si on prend les bouquins, j'ai dit, on pourrait raconter ces histoires-là nous-mêmes. On n'aurait plus besoin de lui. On serait à nouveau rapides comme avant.
— Ouais, a encore dit Flora en tournant quelques pages de plus, en sécurité, quoi. On traînerait plus ce boulet derrière nous juste pour le plaisir que le soir venu, il nous fasse oublier toute cette merde dans laquelle on vit. Puis, levant les yeux vers moi, elle a ajouté : si on prenait ces foutus bouquins.
Puis, elle a balancé les deux livres derrière elle, et elle et moi, on est redescendus.
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On n’y pense peut-être pas assez : que ferait-on dans un monde où le livre est devenu obsolète, inadapté, voire non-compatible avec notre survie
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