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Nouvelles - Littérature Générale
Dans leur jolie cuisine proprette, Roselyne ressert du café à son mari, puis s'assied en face de lui. C'est leur moment privilégié, ce petit déjeuner ensemble. « Profitons-en avant d'avoir des enfants, là, on n'aura plus une minute à nous ! » plaisantait Mathieu au début de leur mariage. Mais les années ont passé, et le bébé tant attendu n'est jamais arrivé. La plaisanterie est devenue amère, puis douloureuse.
Le petit déjeuner reste cependant leur rituel affectueux. D'habitude, ils bavardent gentiment des petites choses du quotidien, leurs amis, l'actualité, les anecdotes du travail de Mathieu, les activités de la paroisse auxquelles Roselyne consacre l'essentiel de son temps. Mais aujourd'hui, l'ambiance est lourde et guindée. Cette nuit, vers trois heures du matin, la jeune femme s'est dressée sur son lit, haletante et essoufflée, et a crié : « Oh, oui ! Laurent ! »
La sexualité a beau n'être pour Mathieu qu'une agréable gymnastique nécessaire à la procréation, qui ne hante donc ni ses jours ni ses nuits, il lui est clairement apparu que sa douce épouse avait fait un rêve érotique d'une rare intensité. Et qu'il ne faisait pas partie de ce rêve.
Voilà donc pourquoi, ce matin, Roselyne a les yeux baissés et l'air contrit, et triture nerveusement le col de sa robe de chambre bleue.
— Laurent Lafitte ? demande Mathieu.
— Je ne le connais pas, c'est qui ?
— Un acteur, mais peu importe. Laurent Gerra ?
— Non, je t'assure...
— Quand même pas Laurent Fabius ?
— Mais non, ne sois pas ridicule !
— C'est un autre Laurent, alors ? Quelqu'un que tu connais ?
— Mais non, arrête, je n'en sais rien...
La journée des deux époux se déroule en parallèle. Mathieu retourne dans tous les sens le prénom Laurent, pour essayer d'identifier l'amant fantasmé de sa femme. Depuis qu'ils ont renoncé à avoir un enfant, leurs relations intimes sont certes réduites, mais il estime que Roselyne et lui ont trouvé un bon équilibre, et que d'ailleurs l'essentiel n'est pas là. Si Dieu n'a pas voulu, malgré leurs prières et les pèlerinages à Sainte-Anne d'Auray, qu'ils deviennent parents, c'est qu'Il a pour eux d'autres projets, qui, selon Mathieu, n'incluent certainement pas de sulfureuses et vaines séances de sexe. Les événements de la nuit le laissent donc aussi choqué qu'incrédule.
Roselyne est mortifiée et se sent coupable. Elle passe sa matinée à établir une liste des hommes qu'elle connaît, anciens copains de classe ou d'université, amis de ses parents, commerçants du quartier, parents des petits qu'elle accueille au catéchisme... Cela fait une longue liste, avec quelques Laurent, mais aucun qui lui inspire autre chose qu'une saine camaraderie.
La nuit suivante, cependant, l'horrible chose se reproduit. Elle crie le nom de Laurent avec une telle fougue que Mathieu lui plaque la main sur la bouche, craignant qu'elle ne réveille les voisins. À moitié endormie, elle croit qu'il a tenté de l'étouffer, et tremblante, ne parvient à se rendormir que quelques minutes avant la sonnerie du réveil.
Le malaise s'installe alors entre les deux époux. Roselyne se bourre de tisanes, de calmants, de tout ce qu'elle peut acheter en vente libre à la pharmacie, car, bien évidemment, ils n'osent en parler à personne. Elle essaye de se fatiguer en allant courir et nager, en nettoyant de fond en comble la maison. Elle prie tous azimuts, Saint-Michel, Saint-Augustin, Sainte-Rita, patronne des causes désespérées. Mais rien n'y fait : quel que soit son état de fatigue et de mortification, toutes les nuits, elle se cabre de plaisir en criant le prénom désormais maudit.
Mathieu, d'abord perplexe, est devenu franchement soupçonneux. Il rentre plusieurs fois du bureau en pleine journée pour trouver sa femme, épuisée de litanies et de somnifères, en train de passer l'aspirateur dans la baignoire ou de cuisiner des lasagnes au dentifrice, son chapelet à la main.
Le lit conjugal, qui a hébergé leurs ardeurs procréatrices de jeunes mariés, leurs renoncements déchirants, leur complicité sage et résignée, est désormais le siège explosif des rêves débridés de l'une et de la jalousie pesante de l'autre. Mathieu va jusqu'à décrocher le grand crucifix qui surplombe la couche nuptiale – un cadeau de mariage de ses parents – pour épargner au Christ le spectacle honteux des orgasmes oniriques de son épouse.
Il se renseigne en douce, à qui parler de ces choses-là ? Et acquiert peu à peu la certitude que Roselyne est possédée du Démon. D'un démon, en tout cas, un incube probablement, qui s'appelle Laurent, ce qui n'est certes pas un nom de démon habituel, mais cela prouve bien la perversité de l'infâme esprit du Mal.
Quand il tombe sur une annonce pour une retraite intitulée « Se libérer de ses Démons par le Jeûne et la Prière », qui propose quatre jours tout compris – hébergement, repas, animations liturgiques – au Couvent des Sœurs de la Charité, au cœur des Pyrénées, il s'empresse d'y inscrire son épouse.
Par un matin d'été rayonnant, il dépose Roselyne et son petit sac en tapisserie devant les grilles monumentales du couvent. Elle est tellement abrutie de médicaments qu'elle ne réagit pas et reste plantée là jusqu'à ce qu'une des sœurs l'aperçoive et vienne l'accueillir.
Les participants à la retraite sont une douzaine, hommes et femmes de tous âges. Les démons qu'ils veulent exorciser sont variables : une vieille dame toute ridée confesse voler les fleurs dans les cimetières, non pour les placer sur la tombe de son mari, mais pour décorer son appartement. Une jeune mère épuisée a tenté d'assommer, avec un chauffe-biberon, sa belle-mère qui voulait lui donner des conseils concernant son bébé : « elle voulait juste m'aideeeer » sanglote-t-elle. Un trentenaire distingué, très beau garçon, fait allusion à un burn-out, à une addiction à l'alcool. Roselyne évoque pudiquement des problèmes de couple.
Dans le couloir, tandis qu'elle regagne sa chambre à la fin de cette première soirée, elle a soudain un éblouissement. Les murs de pierre se mettent à tournoyer. Par chance, cet homme est justement derrière elle, et il la rattrape avant qu'elle ne s'évanouisse.
— Ça va aller ? Vous voulez que je prévienne quelqu'un ?
— Non, non, ça va passer, je suis juste un peu fatiguée...
— Je vais vous raccompagner à votre chambre.
Roselyne se sent bien dans les bras chaleureux de l'inconnu. Cela fait des semaines que Mathieu la fuit, la regarde avec dégoût, et n'a plus pour elle le moindre geste de tendresse. Se retrouver entourée par un homme fort et rassurant, qui lui murmure des mots apaisants, est une sensation extraordinaire. Elle s'appuie un peu plus qu'il n'est nécessaire sur son gentil sauveur, qui lui sourit avec bienveillance.
— Nous y voilà. Si vous avez le moindre souci, venez me voir. Je suis dans la chambre 666. Mon prénom, c'est Laurent. Et je suis là pour vous aider.
Le Couvent des Sœurs de la Charité est une ancienne forteresse du treizième siècle, dont les murs, épais de plus d'un mètre, ont été conçus pour résister aux assauts barbares. Et c'est heureux, car huit siècles plus tard, ces mêmes murs préservent les saintes oreilles des religieuses et le précieux sommeil des retraitants. En effet, dans la chambre 666, Roselyne, nue, échevelée, mais parfaitement réveillée, hurle avec passion le prénom d'un amant bien réel.
À l'issue des quatre jours de retraite, Mathieu récupère sa femme en pleine forme, sereine et joyeuse. Elle a par moments un éclat triomphant, quelque chose de trop brillant dans le regard, mais Mathieu ne s'y attarde pas. Elle a retrouvé son sommeil calme et confiant, et il peut raccrocher le Christ au-dessus de leur lit sans crainte de le choquer.
Il peut aussi ressortir sa vieille plaisanterie sur leur paix précaire du matin, car désormais, pour le plus grand bonheur des deux époux, le ventre de Roselyne s'arrondit sous la robe de chambre bleue.
Aux amis qui posent la question, la future maman répond en rougissant légèrement : « Non, on ne sait pas encore ce que c'est... »
Le petit déjeuner reste cependant leur rituel affectueux. D'habitude, ils bavardent gentiment des petites choses du quotidien, leurs amis, l'actualité, les anecdotes du travail de Mathieu, les activités de la paroisse auxquelles Roselyne consacre l'essentiel de son temps. Mais aujourd'hui, l'ambiance est lourde et guindée. Cette nuit, vers trois heures du matin, la jeune femme s'est dressée sur son lit, haletante et essoufflée, et a crié : « Oh, oui ! Laurent ! »
La sexualité a beau n'être pour Mathieu qu'une agréable gymnastique nécessaire à la procréation, qui ne hante donc ni ses jours ni ses nuits, il lui est clairement apparu que sa douce épouse avait fait un rêve érotique d'une rare intensité. Et qu'il ne faisait pas partie de ce rêve.
Voilà donc pourquoi, ce matin, Roselyne a les yeux baissés et l'air contrit, et triture nerveusement le col de sa robe de chambre bleue.
— Laurent Lafitte ? demande Mathieu.
— Je ne le connais pas, c'est qui ?
— Un acteur, mais peu importe. Laurent Gerra ?
— Non, je t'assure...
— Quand même pas Laurent Fabius ?
— Mais non, ne sois pas ridicule !
— C'est un autre Laurent, alors ? Quelqu'un que tu connais ?
— Mais non, arrête, je n'en sais rien...
La journée des deux époux se déroule en parallèle. Mathieu retourne dans tous les sens le prénom Laurent, pour essayer d'identifier l'amant fantasmé de sa femme. Depuis qu'ils ont renoncé à avoir un enfant, leurs relations intimes sont certes réduites, mais il estime que Roselyne et lui ont trouvé un bon équilibre, et que d'ailleurs l'essentiel n'est pas là. Si Dieu n'a pas voulu, malgré leurs prières et les pèlerinages à Sainte-Anne d'Auray, qu'ils deviennent parents, c'est qu'Il a pour eux d'autres projets, qui, selon Mathieu, n'incluent certainement pas de sulfureuses et vaines séances de sexe. Les événements de la nuit le laissent donc aussi choqué qu'incrédule.
Roselyne est mortifiée et se sent coupable. Elle passe sa matinée à établir une liste des hommes qu'elle connaît, anciens copains de classe ou d'université, amis de ses parents, commerçants du quartier, parents des petits qu'elle accueille au catéchisme... Cela fait une longue liste, avec quelques Laurent, mais aucun qui lui inspire autre chose qu'une saine camaraderie.
La nuit suivante, cependant, l'horrible chose se reproduit. Elle crie le nom de Laurent avec une telle fougue que Mathieu lui plaque la main sur la bouche, craignant qu'elle ne réveille les voisins. À moitié endormie, elle croit qu'il a tenté de l'étouffer, et tremblante, ne parvient à se rendormir que quelques minutes avant la sonnerie du réveil.
Le malaise s'installe alors entre les deux époux. Roselyne se bourre de tisanes, de calmants, de tout ce qu'elle peut acheter en vente libre à la pharmacie, car, bien évidemment, ils n'osent en parler à personne. Elle essaye de se fatiguer en allant courir et nager, en nettoyant de fond en comble la maison. Elle prie tous azimuts, Saint-Michel, Saint-Augustin, Sainte-Rita, patronne des causes désespérées. Mais rien n'y fait : quel que soit son état de fatigue et de mortification, toutes les nuits, elle se cabre de plaisir en criant le prénom désormais maudit.
Mathieu, d'abord perplexe, est devenu franchement soupçonneux. Il rentre plusieurs fois du bureau en pleine journée pour trouver sa femme, épuisée de litanies et de somnifères, en train de passer l'aspirateur dans la baignoire ou de cuisiner des lasagnes au dentifrice, son chapelet à la main.
Le lit conjugal, qui a hébergé leurs ardeurs procréatrices de jeunes mariés, leurs renoncements déchirants, leur complicité sage et résignée, est désormais le siège explosif des rêves débridés de l'une et de la jalousie pesante de l'autre. Mathieu va jusqu'à décrocher le grand crucifix qui surplombe la couche nuptiale – un cadeau de mariage de ses parents – pour épargner au Christ le spectacle honteux des orgasmes oniriques de son épouse.
Il se renseigne en douce, à qui parler de ces choses-là ? Et acquiert peu à peu la certitude que Roselyne est possédée du Démon. D'un démon, en tout cas, un incube probablement, qui s'appelle Laurent, ce qui n'est certes pas un nom de démon habituel, mais cela prouve bien la perversité de l'infâme esprit du Mal.
Quand il tombe sur une annonce pour une retraite intitulée « Se libérer de ses Démons par le Jeûne et la Prière », qui propose quatre jours tout compris – hébergement, repas, animations liturgiques – au Couvent des Sœurs de la Charité, au cœur des Pyrénées, il s'empresse d'y inscrire son épouse.
Par un matin d'été rayonnant, il dépose Roselyne et son petit sac en tapisserie devant les grilles monumentales du couvent. Elle est tellement abrutie de médicaments qu'elle ne réagit pas et reste plantée là jusqu'à ce qu'une des sœurs l'aperçoive et vienne l'accueillir.
Les participants à la retraite sont une douzaine, hommes et femmes de tous âges. Les démons qu'ils veulent exorciser sont variables : une vieille dame toute ridée confesse voler les fleurs dans les cimetières, non pour les placer sur la tombe de son mari, mais pour décorer son appartement. Une jeune mère épuisée a tenté d'assommer, avec un chauffe-biberon, sa belle-mère qui voulait lui donner des conseils concernant son bébé : « elle voulait juste m'aideeeer » sanglote-t-elle. Un trentenaire distingué, très beau garçon, fait allusion à un burn-out, à une addiction à l'alcool. Roselyne évoque pudiquement des problèmes de couple.
Dans le couloir, tandis qu'elle regagne sa chambre à la fin de cette première soirée, elle a soudain un éblouissement. Les murs de pierre se mettent à tournoyer. Par chance, cet homme est justement derrière elle, et il la rattrape avant qu'elle ne s'évanouisse.
— Ça va aller ? Vous voulez que je prévienne quelqu'un ?
— Non, non, ça va passer, je suis juste un peu fatiguée...
— Je vais vous raccompagner à votre chambre.
Roselyne se sent bien dans les bras chaleureux de l'inconnu. Cela fait des semaines que Mathieu la fuit, la regarde avec dégoût, et n'a plus pour elle le moindre geste de tendresse. Se retrouver entourée par un homme fort et rassurant, qui lui murmure des mots apaisants, est une sensation extraordinaire. Elle s'appuie un peu plus qu'il n'est nécessaire sur son gentil sauveur, qui lui sourit avec bienveillance.
— Nous y voilà. Si vous avez le moindre souci, venez me voir. Je suis dans la chambre 666. Mon prénom, c'est Laurent. Et je suis là pour vous aider.
Le Couvent des Sœurs de la Charité est une ancienne forteresse du treizième siècle, dont les murs, épais de plus d'un mètre, ont été conçus pour résister aux assauts barbares. Et c'est heureux, car huit siècles plus tard, ces mêmes murs préservent les saintes oreilles des religieuses et le précieux sommeil des retraitants. En effet, dans la chambre 666, Roselyne, nue, échevelée, mais parfaitement réveillée, hurle avec passion le prénom d'un amant bien réel.
À l'issue des quatre jours de retraite, Mathieu récupère sa femme en pleine forme, sereine et joyeuse. Elle a par moments un éclat triomphant, quelque chose de trop brillant dans le regard, mais Mathieu ne s'y attarde pas. Elle a retrouvé son sommeil calme et confiant, et il peut raccrocher le Christ au-dessus de leur lit sans crainte de le choquer.
Il peut aussi ressortir sa vieille plaisanterie sur leur paix précaire du matin, car désormais, pour le plus grand bonheur des deux époux, le ventre de Roselyne s'arrondit sous la robe de chambre bleue.
Aux amis qui posent la question, la future maman répond en rougissant légèrement : « Non, on ne sait pas encore ce que c'est... »
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Pourquoi on a aimé ?
« Qui exauce réellement nos prières ? » est à la fois diaboliquement drôle et démoniaquement bien écrit ! Nous vous garantissons un
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Pourquoi on a aimé ?
« Qui exauce réellement nos prières ? » est à la fois diaboliquement drôle et démoniaquement bien écrit ! Nous vous garantissons un