La maison me déplut d’emblée. Pas seulement à cause de son aspect lugubre, mais parce qu’il s’en dégageait quelque chose de malsain, comme si un venin l’imbibait jusqu’aux poutres... [+]
Dans la cour de la plus petite impasse de la plus petite ville d’Angleterre se trouve la mansarde du Professeur Japes, jeune lord désargenté dont la seule obsession est d’en finir avec la guerre. Pour ce doux garçon, l’Homme n’est pas forcément un loup pour l’Homme, révélation qui lui venait d’une obscure revue scientifique malheureusement égarée. Ses collègues avaient bien essayé d’attirer son attention sur l’observation scientifique des animaux, perpétuellement sur le qui-vive et toujours prompts à attaquer ou défendre un territoire, mais cela n’avait pas suffi à le faire changer d’avis. Pour lui, nous étions au-dessus de ces odieuses lois de la Nature, « que je n’ai même pas voté », ajoutait-il en riant. Comprenez-le, son père est mort à la guerre, son oncle est mort à la guerre, son grand-père, son arrière-grand-père et le père de son arrière-grand-père, tous morts à la guerre. « Tout ça pour quoi ? » songeait-il en regardant la pluie fouetter les vitres sales. Et il se remettait à ses potions multicolores qui bouillonnaient dans son laboratoire. Une dose par ci, une autre par là, ça finirait bien par payer, « quand on cherche on trouve », n’est-ce pas ce qu’on raconte ? Une fois, il avait failli faire parler un dindon, mais il n’en était plus très sûr tant sa fatigue l’accablait. Quoiqu’il en soit, pour un œil extérieur, ses journées n’étaient qu’une interminable perte de temps. À croire que rendre les hommes plus raisonnables n’entrait pas dans les desseins du Tout-Puissant. Son travail s’effectuait dans le plus grand secret car ses amis n’auraient pas manqué de l’alerter sur les innombrables difficultés qui se dressent en travers d’un tel projet, eût-il abouti. Ne serait-ce que pour faire avaler cette foutue potion aux hommes récalcitrants ! Lui, ne voyait là-dedans que d’insignifiantes mises en garde, des freins inutiles. Bien sûr qu’il savait tout cela, mais pour l’instant, l’urgence était de fabriquer le sérum, on verrait après.
À la fin de la plus triste journée de l’hiver, alors qu’il allait poser sa blouse sur la patère pour aller boire au pub, Lord Japes s’aperçut que son erlenmeyer avait changé de couleur. Il s’approcha tout près mais il faisait trop sombre pour une parfaite observation. Il n’en était pas moins stupéfait : « Comment diable du sulfamide d’azote ajouté à du chlorure de zinc pourrait-il devenir jaune ? C’est impossible, absolument impossible », dit-il en exposant le flacon à la pâle clarté de sa lampe. Cette teinte lui était familière, mais la pénombre pouvait jouer des tours. Ne restait qu’à monter chez le dentiste du dessus pour mettre sa fiole sous scialytique. Là, au moins, il en aurait le cœur net. Il sonna et entra. Évidemment, le cabinet était rempli de patients, il attendit, le flacon serré dans sa poche. Son tour venu, il fallut encore faire des politesses, lui qui détestait ça. Il promit tout ce qu’on voulut, oui il irait boire un drink la semaine prochaine, oui il assisterait à la communion du petit et oui, il viendrait en week-end dans le cottage des Highlands. Quelle torture pour une satanée lampe ! Cette visite avait intérêt à en valoir la peine... Il exigea en échange la plus stricte intimité, qui lui fut accordée avec une pointe de suspicion. Une fois seul dans la pièce blême, tout tremblant, il descendit le projecteur jusqu’au récipient et laissa la puissante lumière traverser le liquide. Ça par exemple ! Un précipité aussi doré, suave et onctueux ne pouvait être qu’un sérum de paix ! En regardant de plus près, il vit des particules brillantes qui dansaient doucement dans la lumière. « Mais, mais, mais c’est... c’est... de... de l’or », s’exclama-t-il, « oui, c’est de l’or ! », hurla-t-il en dansant dans le cabinet. « Tout va bien ? » demanda le dentiste en poussant la porte, « oui oui, très bien tout va très bien » répondit le professeur en glissant la fiole dans sa poche tout en appuyant sur tous les boutons pour éteindre l’énorme projecteur. « Mais arrêtez ! Vous allez tout casser ma parole ! Allez, filez chez vous savourer je-ne-sais-quoi, je m’en occupe », dit le dentiste en lorgnant la poche de côté.
Après cela, Lord Japes disparut longtemps. Il n’alla pas boire un verre, et ne vint pas plus à la communion du petit qu’au week-end aux Highlands. Battue par le vent et la pluie, sa mansarde infecte tombait en ruines. À l’intérieur, les fioles moisissaient en silence et sa blouse mitée pendait au crochet. Un jour d’avril, le dentiste reçut un carton blanc imprimé en anglaises noires ainsi libellé :
« Lord Japes vous prie d’assister à son bal annuel du 31 juillet – Cravate noire – Château de Lockridge, 4630 Lockwood ». Nul ne sait s’il a découvert le sérum qui apportera la paix...
À la fin de la plus triste journée de l’hiver, alors qu’il allait poser sa blouse sur la patère pour aller boire au pub, Lord Japes s’aperçut que son erlenmeyer avait changé de couleur. Il s’approcha tout près mais il faisait trop sombre pour une parfaite observation. Il n’en était pas moins stupéfait : « Comment diable du sulfamide d’azote ajouté à du chlorure de zinc pourrait-il devenir jaune ? C’est impossible, absolument impossible », dit-il en exposant le flacon à la pâle clarté de sa lampe. Cette teinte lui était familière, mais la pénombre pouvait jouer des tours. Ne restait qu’à monter chez le dentiste du dessus pour mettre sa fiole sous scialytique. Là, au moins, il en aurait le cœur net. Il sonna et entra. Évidemment, le cabinet était rempli de patients, il attendit, le flacon serré dans sa poche. Son tour venu, il fallut encore faire des politesses, lui qui détestait ça. Il promit tout ce qu’on voulut, oui il irait boire un drink la semaine prochaine, oui il assisterait à la communion du petit et oui, il viendrait en week-end dans le cottage des Highlands. Quelle torture pour une satanée lampe ! Cette visite avait intérêt à en valoir la peine... Il exigea en échange la plus stricte intimité, qui lui fut accordée avec une pointe de suspicion. Une fois seul dans la pièce blême, tout tremblant, il descendit le projecteur jusqu’au récipient et laissa la puissante lumière traverser le liquide. Ça par exemple ! Un précipité aussi doré, suave et onctueux ne pouvait être qu’un sérum de paix ! En regardant de plus près, il vit des particules brillantes qui dansaient doucement dans la lumière. « Mais, mais, mais c’est... c’est... de... de l’or », s’exclama-t-il, « oui, c’est de l’or ! », hurla-t-il en dansant dans le cabinet. « Tout va bien ? » demanda le dentiste en poussant la porte, « oui oui, très bien tout va très bien » répondit le professeur en glissant la fiole dans sa poche tout en appuyant sur tous les boutons pour éteindre l’énorme projecteur. « Mais arrêtez ! Vous allez tout casser ma parole ! Allez, filez chez vous savourer je-ne-sais-quoi, je m’en occupe », dit le dentiste en lorgnant la poche de côté.
Après cela, Lord Japes disparut longtemps. Il n’alla pas boire un verre, et ne vint pas plus à la communion du petit qu’au week-end aux Highlands. Battue par le vent et la pluie, sa mansarde infecte tombait en ruines. À l’intérieur, les fioles moisissaient en silence et sa blouse mitée pendait au crochet. Un jour d’avril, le dentiste reçut un carton blanc imprimé en anglaises noires ainsi libellé :
« Lord Japes vous prie d’assister à son bal annuel du 31 juillet – Cravate noire – Château de Lockridge, 4630 Lockwood ». Nul ne sait s’il a découvert le sérum qui apportera la paix...
Merci !
à découvrir mon “Éclats de lumière” qui est en lice pour le Grand Prix
Printemps 2019. Merci d’avance et bonne journée!
https://short-edition.com/fr/oeuvre/poetik/eclats-de-lumiere