Micheline détestait les enfants. Elle se détestait elle-même enfant. Elle s’était auto infligée des sévices innommables jusqu’à sa majorité. Alors, c’est tout naturellement qu’elle... [+]
Larmes de guerre
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Les combattants immobiles étaient juchés sur un amas de cadavres et d’ossements. Leurs souffles étaient à peine perceptibles. Le doux clapotis de l’eau polissant la fange accompagnait ce silence bienvenu. Les boches ont bombardé leurs lignes durant une demi-journée sans discontinuer. L’armée française leur a rendu la politesse.
Le soldat profiterait pleinement de cette accalmie, sans ce militaire qui essayait à tout prix d’entamer la conversation. Sans succès. Il n’arrivait pas à lui soutirer le moindre mot. Le soldat était hypnotisé par un rat famélique.
L’animal, occupé à ronger le bras encore frais d’un fantassin mort la veille, ne se doute en rien du danger qui le guette. Si les boites de singe infâmes, le pain sec et la soupe indigeste qu’on leur sert à l’arrière n’arrivaient pas à contenter l’estomac du soldat, peut-être que cette viande fraiche le ferait.
Le soldat chasse le rat de sa botte crottée de boue. Manger cet animal peu noble serait embrasser sa nature de bête sauvage. Il ne laisserait pas la guerre emporter le peu d’humanité qu’il lui reste. Et puis, il s’efforçait de penser qu’en préservant les restes de ses camarades, il leur offrait un semblant de dignité.
Ah ! Qu’il les enviait ces macchabées ! À travers la mort, ils échappaient à l’enfer de la guerre. À l’odeur d’excréments et de viandes pourries macérées des cadavres. À l’écho des bombardements assourdissants, qui les suivait dans leurs rêves. À tous ces liens d’amitié à peine noués, à jamais rompus.
Son voisin tenace lui touche la main pour attirer son attention. Il sursaute. Au contact du soldat, il se souvient des plus rudes hivers parisiens.
La fureur de la pluie s’intensifie. Pas assez pour laver ses péchés et l’épaisse couche de boue incrustée à même sa peau. Combien de boches ont succombé sous le fil de sa baïonnette et sous les balles acérées de son fusil ? Il ne parvient pas à s’en rappeler.
La pression du soldat sur son fusil Berthier augmente. Il oriente lentement le canon de son arme sur son cou. Son index caresse la détente.
Il ne peut pas mourir. Pas maintenant. Il voulait accueillir le petit être qui grandissait dans le ventre de sa femme. Il voulait le voir grandir, l’aimer, le protéger.
Comment a-t-il pu songer à la mort ? Comment a-t-il pu être aussi égoïste ?
Il ne se battait pas seulement pour survivre. Il se battait pour la mère patrie. Il se battait pour les intérêts d’hommes avides de pouvoir et d’argent. Il se battait pour la liberté. Il se battait pour gagner quelques lopins de terre, qu’ils perdraient le lendemain. Il se battait pour lire la fierté dans les yeux de son paternel, lorsqu’il reviendrait victorieux du front. Il se battait pour tuer des fils, des frères, des pères, des maris.
Le général souffle dans son sifflet. Galvanisé par les cris de guerre de ses compagnons, le soldat se libère de ses sombres réflexions. Il s’extirpe ensuite de la boue humide pour quitter la tranchée, et prend une fraction de seconde pour examiner les lieux. À sa gauche, une forêt luxuriante. À sa droite, une plaine infinie dont le vert fusionne avec le gris du ciel à l’horizon. En face, le no man’s land aride, et plus loin encore, les tranchées ennemies.
Le soldat prend une inspiration profonde. Il s’engage dans le champ de mort et de désolation aux côtés de ses frères d’armes. Il court aussi vite que le sol gorgé d’eau lui permet. Les fantassins les plus rapides ou les plus courageux ont déjà parcouru vingt des cent cinquante mètres qui les séparent des lignes allemandes, sans qu’aucun d’entre eux ne soit tombé. Les bombardements français ont sans doute décimé l’artillerie des boches. L’espoir renait parmi les combattants.
Un obus tombe à une dizaine de mètres. Les cris de guerre se muent en cris de douleur. Puis viennent les mitrailleuses. Le soldat enjambe un premier cadavre. Une balle érafle sa joue. Une seconde frôle son casque. Il piétine un homme privé de sa jambe. Un obus s’écrase à quinze mètres devant lui. Il s’effondre sous l’impact. Il se relève, mais pas cinq de ses frères. Les balles fusent de part et d’autre. Un nouvel obus, plus près encore. Un combattant est réduit en charpie. Son bras s’écrase sur le visage du soldat. Son sang vermeil macule son uniforme bleu horizon. Un autre Français a survécu l’attaque. Il implore qu’on l’achève. En vain. Ici, pas de temps pour la miséricorde.
Les jambes du soldat ne répondent plus. Va-t-il mourir ainsi, exsangue ou démembré, victime de cette guerre absurde ?
Non. Le soldat vire de bord. Au diable les tranchées allemandes. La forêt serait son salut ! Il court comme jamais il n’a couru. L’appel de la vie résonne plus fort que celui de la guerre. Il s’enferme dans un palais mental. Il oublie tout. Les balles qui le prennent en chasse. Ses camarades fauchés. Son corps las et endolori.
Il s’arrête au bord d’un ruisseau au cœur de la forêt, bien après que la cacophonie des obus et des mitrailleuses se soit tue. Il s’adosse à un arbre et s’endort, bercé par l’écoulement de l’eau.
Il est réveillé par un glas qu’il rêvait de ne plus entendre. Une douleur sourde lui déchire l’abdomen. Le sang souille à nouveau son uniforme… mais cette fois c’est le sien. Il aperçoit un fusil Berthier dont le canon fume encore, puis les larmes du jeune fantassin qui le tient.
— Je… je suis désolé.
Le soldat reconnaît la voix du combattant bavard des tranchées.
— J’ai… j’ai voulu faire comme vous, fuir, mais je ne peux pas. Déserter ce serait apporter le déshonneur à ma famille. Alors… alors, je me suis dit que si je ramenais la dépouille d’un traître, je serais pardonné… ou peut-être même récompensé…
Le soldat lui intime l’ordre de se taire. À quoi bon justifier les horreurs que l’on commet en temps de guerre ? Il n’a connu que la fureur des combats et des bombardements, alors le silence l’accompagnera dans ses derniers instants. Avant de rejoindre ses frères en un dernier souffle libérateur, il s’imagine le visage de cet enfant qu’il ne verra jamais.
Un bon texte sur la première guerre mondiale, où l'on ressent le désespoir du soldat tout en effleurant les horreurs de la guerre. Il y a pas mal de choses à dire, alors je me lance !
Tout d'abord, avec la mention du fusil, de la vie de tranchée et de de quelques détails bien "gores", l'on voit que tu est tout à la fois intéressé par ton sujet que tu t'es renseigné avant d'écrire. C'est plaisant. Le rythme se tient bien, le texte est fluide à lire et arrive à être un bon moment d'action tout en ajoutant une certaine poésie macabre. La note d'espoir, qui est arrachée à la fin, est totalement maîtrisée ici. Trop de textes se finissent en happy end pour finir en happy end. La guerre est cruelle. La guerre est mortelle. la guerre est sans pitié, comme les hommes qui la composent. Oui, j'ai adoré ta fin ! ^^
Passons aux conseils - les mêmes que l'on a m'a prodigué avant d'écrire sur la première guerre mondiale : les casque n'arrêtent pas les balles. C'est une image très épique, très film, mais la réalité est tout autre : soit la balle évite le casque, soit elle la traverse. Les casques sont des protections aux projections de terres et aux intempéries, et à la limite aux armes de poings (type pistolet) à moyenne distance.
Pour ce qui est des tranchées, plutôt bien narrées, la distance qui sépare les deux camps était beaucoup plus longue que 50 mètres. (Peut-être existait-il des exceptions, mais j'en doute) : à cette distance on peut lancer des grenades dans la tranchée adverse, et donc empêcher l'ennemi de creuser. La distance était plus généralement d'un à deux kilomètres. Ce détail est important pour une des actions que tu décris : d'abord on tire les obus, puis ensuite aux mitrailleuses. Ces armes ont des portées de tir de 200 à 400 mètres : d'où l'importance de l'écart des deux tranchées. J'ai moins de certitudes quant à l'explosion de l'obus à 15 mètres : je dirais qu'à cette distance le mec est mort, mais je te laisse le bénéfice du doute ^^.
Enfin, pour te donner mon ressenti sur le texte en général : je le trouve bien écrit, rondement mené, mais trop distant. Le soldat n'a pas de nom, et éloigne de ce fait le lecteur des pensées et de la vie terrible du soldat. Trop de soldat sont sans nom et inconnus. Je ne dis pas qu'il faille obligatoirement nommé un soldat sur un texte de la première guerre mondiale, mais je pense qu'il est plus intéressant de construire le texte autour de cette absence de nom en ce cas là. Malgré la distance qui m'a empêché de vivre toutes les émotions du personnage principal, la fin n'en reste pas moins belle, même si elle aurait pu encore être plus impactante !
Je te renvoie - égoïstement ^^ - vers mon texte Larmes de Pétrole, qui traite également de la première guerre mondiale, dans un style finalement très proche du tiens. N'hésite pas à me faire tes retours.
Au plaisir de te lire Alan :)
Mes salutations,