Pour un enfant adopté à qui l’on a caché la vérité, toute découverte est bonne à prendre. Celle que je fis il y a bien des années déjà dans un vide-grenier a changé ma vie.
Une ardente... [+]
L’enfant d'un peuple maudit
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Jean se leva avec le jour et prit le chemin de l’église de Monein en construction.
Il y travaillait à la charpente en double coque de navire renversée, et plus la tâche avançait, plus il était fier de participer à l’édification de ce chef-d’œuvre.
Y prendre part était en même temps sa joie et sa malédiction, la récompense de sa vaillance et le signe de sa condition irrémédiable d’exclu.
Les mille chênes de ces deux vaisseaux formaient aussi bien sa planche de salut qu’un triste rappel des gibets que fabriquaient ses frères.
Les mœurs pyrénéennes du seizième siècle débutant ne lui faisaient aucun cadeau.
Charpentier il était, charpentier il resterait, sa naissance en avait décidé ainsi.
Quand il levait les yeux vers l’extraordinaire charpente qu’il avait assemblée avec ses compagnons, cette double carène le ramenait à son état de pestiféré, abandonné d’un Dieu auquel il croyait pourtant avec ferveur.
On lui donnait ici le nom de Crestian, qui aux yeux des Béarnais, remplaçait le patronyme qu’il n’avait pas le droit de porter. Crestian, le chrétien, un nom attribué avec condescendance à ses congénères, car on n’aurait osé leur refuser, malgré le rejet qu’ils subissaient, le titre d’enfants de Dieu.
La veille, Jean avait pu parler à Anaïs, la fille du riche marchand de toile.
Il éprouvait de tendres sentiments pour cette jolie brunette de vingt ans. Elle n’y était pas insensible.
Mais leur amour était sans avenir, il le savait. Anaïs le savait aussi, ses parents s’opposeraient fermement à leur union et les deux jeunes gens préféraient ne pas y penser : sur eux pesait l’interdit.
Jean appartenait à un peuple maudit. Depuis qu’il était en âge de quitter les robes de sa mère, de s’aventurer seul dans la rue, puis d’apprendre un métier, il entendait sur son passage rires et quolibets.
« Montre-nous tes oreilles. Les loups n’ont pas bouffé tes lobes ?
Fais-nous donc voir tes ongles en colimaçon. »
« Eh va donc, chien de Goth, ladre, Wisigoth, Juif, Sarrasin ! »
Les mots doux variaient selon l’humeur et le temps qu’il faisait.
Jean n’y prêtait même plus d’attention.
D’autres fois, les gens s’écartaient sur son passage, l’évitaient soigneusement et se gardaient de lui parler.
Ceux qui le voyaient pour la première fois ne pouvaient se tromper sur lui : il portait, cousue sur l’épaule de son vêtement, la patte d’oie en toile rouge qui désignait son appartenance.
Jean avait vingt-cinq ans et une solide compétence dans son métier.
Grâce à son habileté et sa force, il n’avait pas eu une vie si dure jusqu’à présent, pour un proscrit.
À Monein, on savait bien à quel genre de famille il appartenait et pourquoi on le tenait à l’écart de la ville, dans une cahute enfumée.
Et pourtant on ne lui jetait pas de pierres comme on le faisait à de plus malchanceux, de plus maudits que lui.
Les habitants ne se seraient pas risqués à le blesser plus qu’en paroles, car il faisait œuvre utile, construisait une merveille jamais vue jusqu’alors.
Pourtant les siens ne pouvaient pas dire qu’Henri d’Albret, vicomte de Béarn et roi de Navarre, leur facilitât la vie, refusant d’adoucir leur sort, de lever l’injuste ostracisme séculaire.
C’est ainsi qu’Anaïs, la douce fille du drapier, était l’une des seules à ne pas faire un détour quand elle le voyait le dimanche.
La seule à l’avoir regardé sans baisser les yeux.
Car contrairement à ce que l’on colportait sur son engeance, Jean n’était ni difforme, ni chétif.
Comment aurait-il pu exercer le dur métier de charpentier si Dieu l’avait fait de constitution fragile ?
Il avait fière allure, plutôt plus grand que la plupart de ses contemporains, portait une abondante chevelure brune et non les cheveux clairsemés que l’on prêtait à ses semblables, et possédait des traits réguliers, bien dessinés, un front haut surmontant des yeux clairs.
Et pourtant Anaïs savait que l’on disait les siens malades et puants.
Elle savait d’où venaient les règles absurdes qui dictaient le cours de leur vie.
Car, bien qu’ils fussent en bonne santé, il se prétendait, depuis des générations, qu’ils étaient des descendants de lépreux.
Et comme tels, ils ne pouvaient que travailler le bois, réputé pour ne pas transmettre la lèpre.
Jean, au moins, avait échappé au métier de fossoyeur, de fabricant de cercueils, de potences et d’instruments de torture, tous ces métiers de la mort que les gens de son espèce étaient bien obligés de pratiquer pour vivre.
Ses compétences de charpentier étaient indispensables, plus que jamais, dans cette ville.
Mais il trouvait de plus en plus dur d’être toujours à part, interdit de foires, de fêtes, de processions.
Condamné à entrer à l’église par une petite porte latérale qui l’obligeait à se baisser.
À se signer à son propre bénitier, à recevoir l’hostie après tous les autres, sur une planchette tenue à bout de bras par le curé.
Condamné à voir ce même curé baptiser ses sœurs nuitamment, et à enterrer ses morts dans un cimetière réservé.
Hier, il avait parlé à Anaïs et son père les avait surpris. Ils étaient un peu trop proches l’un de l’autre, pour son goût.
Anaïs fut menacée du couvent. Un fiancé lui fut promptement trouvé, le fils d’un riche client de son père.
Encore heureux, se dit l’homme, que je sois intervenu à temps, pour éviter le déshonneur de voir ma fille au bras d’un Cagot.
« Ne t’avise pas de revoir Anaïs, dit-il à Jean, et joignit à sa parole un avertissement solennel sous forme de bastonnade.
Disparais de ma vue, je ne veux pas d’un sale Cagot chez moi. »
La charpente et sa double carène se passeraient de lui.
Loin, au Nord, dans le pays de France, le roi François avait besoin de bras pour édifier ses châteaux.
Là, sur les bords de la Loire, on faisait fi de ces stupides superstitions, on l’accueillerait, lui, le Béarnais issu d’un peuple maudit.
Loin de sa contrée inhospitalière, il verrait sa valeur reconnue et goûterait enfin à la liberté.
Car de tous les Maîtres-Charpentiers, les Cagots étaient les meilleurs, et lui, Jean, allait le prouver.
J’apprécie beaucoup le nouveau règlement.
J’ai moins de textes finalistes car j’avais plutôt l’habitude d’être finaliste du Public (et très rarement lauréate, jamais du public jusqu’à présent)
Mais là sur 5 textes j’en ai un « survivant » qui est bien placé pour un podium (il y a trois lauréats du Public, trois du jury)
Bon, on verra bien si ça « tient le coup » jusqu’au bout... je ne peux que croiser les doigts.
Concernant les cagots il s’agit de ma région et ce sujet me tenait à cœur, J’apprécie les lectures qui viennent après la compétition, aussi.
https://criminocorpus.hypotheses.org/86006
En ce qui concerne mes commentaires, on me dit souvent qu’ils ont trop longs, mais combien de textes ai-je lus sans les commenter, ils sont nombreux car je ne commente que ceux que j’apprécie. Ça en fait un paquet qui sont en compétition et échappent à mes commentaires...
Bien que vous n’aimiez pas trop les prix, vous en êtes partie prenante dès le moment où vous concourez, et personnellement vos textes sont une belle découverte, cela dit vous avez les cartes en main et je ne vous ai pas lue par demande de retour d’ascenseur, vous êtes libre de me lire ou pas en finale.
J’apprécie beaucoup votre soutien.
Quand les retrouverons nous ces réunions autour de l’Histoire, grande ou petite, et de la littérature régionale ?
Difficile époque aussi pour la culture. Un grand merci André d’avoir apprécié cette histoire que j’avais lancée telle une bouteille à la mer sans être sûre de son accueil.
Belle soirée !