Le dernier jour du mois de mars, Xavier Lagarde, avocat à la cour, fut pris d’une sensation d’étouffement. Il avait un grand besoin d’air. Il ouvrit sa fenêtre. Une mouche verte et velue pénétra dans la pièce. Agacé par le bourdonnement qui troublait sa digestion, il entreprit de la chasser, et en relevant la tête, s'aperçut que l'épée de Damoclès se trouvait suspendue au-dessus de lui.
La lame brillait dans le soleil et il demeura figé sur place, comme tétanisé. Une éructation sourde lui remit en bouche le foie gras, le confit, le cognac, le cigare.
Il supposa qu'il était peut-être victime d'une hallucination. Cependant, il n'osait faire un geste car il distinguait nettement les contours de l'arme. Doucement, il étendit le bras et saisit le coupe-papier de bronze sur le secrétaire, puis délicatement percuta le tranchant qui répondit par un tintement bien franc.
Il avança prudemment de deux pas, les yeux vissés sur la menace. Elle se déplaça
en même temps de deux pas. Il recula, elle recula aussi .
Il dut accepter l'évidence, et, pris de panique il appela sa femme. A ce cri, le métal se mit à vibrer. L'avocat vit trembler la lame. Baissant le ton, il renouvela son appel. Il était pâle et des gouttelettes commençaient à sourdre de ses tempes.
Clotilde, absorbée au téléphone avec son amie, n'avait pas entendu crier. Lorsqu'elle entra dans le salon, elle trouva son mari en face de la fenêtre, les bras en croix, la tête en l'air. Comme elle ne lui savait pas de tendance au mysticisme, elle en fut troublée.
-"Regarde"! dit l'avocat d'une voix si faible qu'elle était à peine audible.
En s'approchant de lui, Clotilde aperçut alors sur la surface du plafond, une grosse mouche qui se frottait les pattes.
-"Dieu quelle horreur ! s'exclama-t-elle. Il n'y a rien de plus dégoûtant que ces choses-là".
Mais l'avocat ,qui avait déjà oublié la mouche, et qui voyait de nouveau frémir l'épée murmura sans bouger:
-"Pas si fort, tu vas la faire tomber"!
La peur convulsait son visage jusqu'à le rendre méconnaissable.
-"Ce n'est pas la peine de te mettre dans des états pareils, dit Clotilde un peu surprise.
Elle ne va pas te piquer . Je vais la faire sortir."
-"Non, non, surtout pas! s'écria l'avocat à mi-voix. Pas de geste brusque, elle ne sortira que si je sors."
De plus en plus intriguée, mais néanmoins pratique, elle jugea qu'il avait raison de ne pas la renvoyer par la fenêtre. Il fallait tuer cet insecte..
Elle s'éclipsa dans la cuisine puis revint avec une bombe pesticide et une tapette à mouches.
-"Pas la tapette ! "protesta l'avocat qui comprit aussitôt que l'épée n'était visible que de lui seul.
Un jet d'insecticide fit chavirer la mouche.
-"Te voilà satisfait, dit Clotilde, mais que de façons étranges pour une petite bête " !
Il plongea dans un fauteuil et il se mit à penser.
A cinquante ans, Xavier Lagarde croyait être un homme heureux et sans histoire. Cependant, un mauvais rêve de la semaine passée lui revint en mémoire. Il lui semblait encore entendre les bruits de galop et la douleur des blessures qui l'avaient réveillé dans son cauchemar. Il se trouvait projeté dans un siècle lointain, chevauchant une jument alezane dans une allée bordée de grands arbres. De farouches cavaliers armés de sabres l'accompagnaient. Il se rappelait avoir franchi un obstacle et à la réception il était tombé, entraînant dans sa chute tous les chevaux. Les cavaliers s'étaient volatilisés mais leurs sabres s'étaient abattus sur lui, en le blessant.
Les traits crispés, il releva le front. Le glaive était encore là, et il ne parvenait pas à comprendre son insistance. Le rêve pouvait-il être prémonitoire?
Son esprit rationnel refusait de croire à ce genre de superstitions.
Après une heure de réflexions impénitentes, lentement il se leva et sortit dans le jardin. Il descendit les marches du perron, terrorisé par la menace qu' il ressentait sur sa tête. Il s'engagea dans l'allée calme et profonde qui conduisait au portail et emprunta la rue menant dans un quartier morne et désert.
Il marchait, obsédé par la seule idée de ne pas relever la tête. L'ombre de l'épée se dessinait au dessus de la sienne et s'allongeait à mesure que le soleil déclinait.
La marche à l’air libre le rassérénait et au crépuscule, il se sentit soulagé.
Toutefois, il resta prostré jusqu'au repas du soir. Il se mit à table en chipotant dans son assiette. Sa femme ne s'aperçut de rien, monologuant sur la toilette qu'elle mettrait au mariage de sa nièce. Il passa une nuit agitée, traversée de rêves houleux.
Avant l'aube, il se réveilla fiévreux et sentit dans les ténèbres la présence de l'arme effilée au-dessus de lui.
Dans le miroir de la salle de bains, un visage gris et décomposé lui faisait face et l'épée terrible projetait son image sidérale. Ce n'était pas une illusion éphémère, mais un présage néfaste qui faisait de lui une proie imminente.
Pourquoi le sort l'avait-il choisi plutôt qu'un autre ?
Il fallait braver le destin et empêcher cette lame de lui fendre le crâne.
Une idée jaillit dans son esprit. Il se dirigea presque en courant dans le garage et s'enferma à l'intérieur de sa berline.
La nuque renversée sur l'appui-tête, il n'en croyait pas ses yeux.
Elle n'était plus là. Un sentiment de délivrance lui monta du coeur à la gorge, et il faillit suffoquer de bonheur. Il ouvrit les quatre vitres pour que l’air pénètre largement.
De sa main, il tâta la moquette qui tapissait le pavillon. La douceur du feutre lui chatouilla la paume, le faisant frémir de joie. Il sonda d'un oeil le rétroviseur, lança un regard à gauche puis à droite. Rien. Il éprouva le besoin de sortir avec la cuirasse de sa voiture. Il se sentait maintenant invulnérable. D'un geste rapide, il tourna la clef de contact. Il était heureux à présent et il sentait qu'il échapperait à son destin.
Délivré il filait sur la route, avalant l'asphalte dans la sérénité de ce matin de printemps. Il se trouva tout à coup à un croisement et, après la bretelle, suivit le virage à droite qui le conduirait à une petite chapelle tout en haut de la colline.
La route, à présent, se faisait plus étroite. La campagne avait changé et des chênes sombres modifiaient le paysage. Il arriva au sommet et gara son véhicule sur le parking ombragé. Il sortit, releva la tête et ne vit au dessus de lui qu’un ciel bleu et sans nuages.
Une joie l’envahit et le coeur léger, il marcha jusqu’ à la table d’orientation située derrière la chapelle. Il admira le panorama, et rasséréné, respira profondément. Il alluma une cigarette, en faisant le vide dans son esprit, puis rejoignit sa Mercedes.
Mais soudain, avant d’ouvrir la portière, il demeura sidéré.
Elle était revenue, elle était encore là, brillante, à vingt centimètres de son crâne.
Alors la panique le reprit. Il démarra en n’ayant plus qu’une idée en tête : s’enfuir le plus vite et le plus loin possible.
Il redescendit la colline, prenant de la vitesse après chaque virage. A la sortie du dernier tournant, dans l’obsession de la fuite, son pied écrasa l’accélérateur. Il se retrouva nez à nez avec un camion et donna un puissant coup de volant pour l’éviter. En dérapant, il sortit de la route et s’écrasa sur un énorme chêne.
Le choc fut d'une violence incroyable.
On mit deux heures pour désenclaver le corps incarcéré dans la tôle, qu'on découpa à la cisaille. Quand on dégagea le véhicule de l'arbre, on eût dit que l'écorce avait été tailladée de coups de lame.
Je vous prie de lire mon texte pour le compte du Prix des Jeunes Écritures https://short-edition.com/fr/oeuvre/tres-tres-court/homme-tas-le-bonjour-dalfred