Hier, j’ai pris le nom d’un autre.
Nous vivons dans les ténèbres. Une obscurité qui pue le suif, le pétrole, l’odeur aigre de l’acier et des machines, dans laquelle la taille d’un nom... [+]
Blue Girl
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Personne ne prononçait jamais son nom. Son prénom était un mystère, tout comme elle en était elle-même un. Personne ne faisait réellement attention à elle et lorsque des élèves la remarquaient, ils la regardaient de travers. Mais elle, tous ces jugements, elle en avait rien à faire.
Dans la cour, elle traînait avec les personnes peu recommandables et il lui arrivait de fumer avec eux derrière les bâtiments. En classe, elle passait l’heure à écrire des poèmes, sans jamais que son stylo noir ne quitte la feuille. Sur un coup de tête, j’étais allé la voir un matin, alors qu’elle était seule derrière le bâtiment. Depuis, il m’arrivait de la saluer aux casiers, d’échanger quelques mots à la sonnerie, de m’asseoir avec elle sur un banc.
On échangeait sur des sujets bien différents les uns des autres, sur les toutes choses que l’on n’ose jamais évoquer et moi, je lui disais tout. Elle m’écoutait et je me sentais protégé, à l’abri du monde.
Les lycéens ne connaissaient peut-être pas grand-chose d’elle, mais ses trois passions n’étaient un secret pour personne : la fête, la poésie et le bleu.
Elle avait teint ses cheveux en bleu. Elle soulignait ses yeux bleus de crayon, de fard, de mascara et colorait ses lèvres de bleu. Elle avait des habits et des bottines bleus. Elle portait son sac bleu couvert de pin’s sur une épaule. Ses cahiers, son carnet, ses tâches sur ses bras, tout, absolument tout, était bleu.
Elle était bleue. Bleu était elle.
Blue Girl, voilà comment elle était appelée. La plupart ne connaissaient son prénom et je ne le connaissais pas non plus. Je n’avais jamais cherché à le savoir et elle n’avait jamais cherché à me le révéler. C’était son côté mystérieux et elle adorait en jouer. Elle disait que ça lui donnait l’impression d’être l’héroïne d’une histoire.
Cette histoire, c’était la sienne, la mienne, mais surtout la nôtre. Notre histoire, c’était la rencontre entre un garçon perdu et une fille étrange.
Si nous étions d’abord que simples inconnus, nous devenions de plus en plus proches au fur et à mesure que l’année de terminale avançait. Chaque précieuse seconde passée à ses cotes me faisait tomber de plus en plus amoureux.
Mais au fil des semaines suivantes, tout cela s’est écroulé. Elle passait son temps avec ses « amis », qui se moquaient d’elle dans les couloirs.
Elle n’écrivait plus de poèmes, elle avait fini par jeter son stylo noir dans la corbeille. Elle mettait des manches longues, mais les traces bleutées sur son cou et ses poignets étaient toujours visibles.
Une soirée était organisée. L’hôte, un gars de ma classe, avait invité chaque personne qu’il croisait, y compris elle.
Le vendredi soir, lorsque j’arrivais au salon, la soirée était déjà bien entamée. Des bouteilles vides jonchaient le sol et des sachets de substances étranges couvraient les tables.
La musique breezeblocks du groupe alt-J résonnait, la pièce était plongée dans le noir et les guirlandes bleues, la fumée des cigarettes rendait l’air trouble et l’odeur d’alcool flottait. Ce mélange donnait l’impression d’entrer dans une autre réalité.
Sous les lumières bleues, un joint entre les lèvres, une bouteille à moitié pleine à la main, d’autres à ses pieds, le corps guidé par la musique, vêtue d’une robe pailletée bleue, c’est là que je l’ai aperçue. Blue Girl, les yeux fermés, le sourire aux lèvres.
Je me suis approché et lorsqu’elle m’a prise dans ses bras, j’ai abandonné toute idée de nous faire quitter cette fête. Quand elle m’a regardée droit dans les yeux, j’ai oublié de demander pourquoi elle avait de nouveaux bleus sur les bras, j’ai oublié de demander ce qu’étaient ces cicatrises rouges fines sur ses avant-bras. J’ai oublié tous les lycéens de cette stupide soirée.
Elle a tiré une dernière taffe, puis a jeté sa cigarette. Elle m’a passé la bouteille et je l’ai finie. La brûlure de l’alcool était désagréable, mais peu après, je me sentais plus léger. Je souriais sans raison et j’avais envie de rire. On était tous les deux complètement arrachés et ça me plaisait bien.
Elle m’embrassa et mon cœur s’enflamma. Je la serrai dans mes bras et son corps trembla. Le monde avait disparu.
Tandis que je m’endormais, ne songeant qu’à la revoir lundi matin, je fermais les yeux, avec la certitude d’être plus heureux que je ne l’avais jamais été.
Je ne la vis pas à l’entrée du lycée, ni dans la cour, ni aux casiers, ni dans les couloirs. Sa place était vide. L’heure commença. Je sortis mon cahier. La porte s’ouvrit. Le professeur nous demanda de nous lever. La principale entra.
Pas même besoin d’écouter plus de deux phrases, tout dans son attitude la trahissait. Le reste me parvint par bribes. Une camarade avait été transférée à l’hôpital, elle s’en était pas sortie.
Moi, j’éclatais en sanglots, pas parce que je comprenais qu’elle était morte et que je la reverrais plus jamais. À cet instant, je pleurais car malgré tout ce qu’on avait partagé, elle ne m’avait jamais dit son prénom.
J’appris qu’elle était décédée suite à l’ingurgitation d’un fort mélange d’alcool, de drogues et de médicaments pour réussir un défi. Je comprenais que, bon sang, ses foutus amis lui avaient fait du mal jusqu’au bout, tout ça parce qu’elle était différente. Alors, au milieu de mes pleurs et de mes tremblements, je me mis à sourire. Jusqu’au bout, elle avait été hors de la norme, elle avait été extraordinaire. Jusqu’au bout, elle avait été Blue.
Et si elle ne pouvait plus l’être désormais, je serais hors de la norme pour elle. Je suivrais son rêve, je montrerais aux autres qu’il ne faut pas se fier aux préjugés car une différence peut devenir une force. J’apprendrai à ceux qui le souhaitent à devenir ceux qu’ils sont, comme elle m’avait appris à le faire. À cet instant, je sus que cette soirée avait changé notre vie à tous les deux, à tout jamais.
Ce soir-là, moi, d’amour, elle, des règles, des codes, des préjugés, de la norme, de la différence, nous, ensemble, nous avions fait une overdose.
Dans le sens où le "bleu" sur ses bras peut être simplement du maquillage, ou alors des bleus, mais infligée par elle-même, et sa mort est dû à son mal être : on sent dès les premières lignes qu'elle n'est pas forcément très bien dans sa peau. Ou alors, c'est des bleus, des coups, que ses "amis" du lycée lui infligent en la prenant pour leur souffre douleur. Après, on peut toujours imaginer que même chez elle, elle est peut-être battue ( par son père peut-être ?), après tout, ces bleus peuvent avoir beaucoup d'origine et il est libre au lecteur d'imaginer comment elle en est arrivée dans cette situation de mal être.
Merci infiniment pour votre commentaire qui m'a permis de revoir mon texte sous toutes ses coutures !
à bientôt.