Elle s'élance élancée,
Dessinée cristaux noirs et gainée macadam
Enroulée Pyrénées, éclatée sur la mer,
Sur les... [+]
J'habite au bord d'une route. Une rue macadam, où passent des voitures le matin entre sept et huit heures et le soir entre dix-sept et dix-neuf heures.
J'habite au bord d'une route. On veut souvent nous faire croire que les routes, c'est l'aventure. On veut nous faire croire que l'emprunter, c'est courageux, c'est s'arracher à l'habitude, c'est éclater tous les codes, mais c'est faux. Une route n'est qu'une voie qui a déjà été empruntée des milliers de fois. Être sur la route, c'est rester en terrain connu, sur des directions accréditées, dans des passages bien bétonnés – il ne faudrait pas se mouiller les pieds. La route, ce n'est pas du tout l'aventure : la route, c'est la routine. Pourtant, il y a cette légende rêvée du chemin interminable, élancé vers l'inconnu, gainé vers tout ce que l'on ne connaît pas. Il y a ces images, ces histoires implantées dans les esprits des gens, qui regardent avec déférences ceux-là, qui ont pris l'aventure à bras-le-corps : ceux qui ont pris la route ou, mieux encore, ceux qui ont pris la mer. Mais même sur la mer, il y a des routes. On a privé la mer de son infini en la quadrillant de voies maritimes. Les forêts sont cartographiées de sentiers balisés en rouge et jaune. Et quand on pourra tous aller dans l'espace, il sera plein de panneaux de signalisation. Je pense à New-York et sa folie de l'angle droit, aux gens qui se croient héroïques parce qu'ils ont suivi une route. La liberté est-elle en angle droit ? Je ne suis pas sûre.
J'habite au bord d'une route. Une route routinière striée de panneaux de signalisation, de traits blancs droits et réguliers, vivante seulement parce qu'elle a été abîmée par le gel.
Je ne veux plus voir cette route. C'est ce que j'ai dit à Arthus quand nous sommes allés courir ensemble. Arthus, il est grand, il a des cils de fille, des cheveux blonds, et fait tout en demi-mesure teintée de centaines de nuances. Il a une demi-voix, un demi-sourire, mais des idées immenses. Et du talent, aussi, je crois.
Nous nous étions arrêtés sur un banc, les jambes étendues, les lèvres pendues à la bouteille d'Evian. Je lui disais, je ne veux plus voir cette route Arthus, j'en ai assez d'entendre les voitures passer et de sentir le gaz d'échappement. Non, en fait, je ne veux plus voir de routes du tout. Je ne veux plus que l'on me parle de chemins dirigés par une folie douce, rêveuse d'aventure. Il a repris son souffle, et m'a regardée :
– Ferme les yeux, et tu la verras plus, ta route.
– Viens, on s'en va, j'ai répondu.
– Non, attends. Tu te rappelles quand tu t'es installée dans cette maison ? Tu disais qu'habiter au bord d'une route, c'était pouvoir inventer des milliers d'histoires, celles qui passent en bas de chez toi. Tu n'as qu'à faire ça. Tu ne verras plus la route : tu verras les milliers d'histoires.
Il avait raison, Arthus. Arthus avait toujours raison. Alors, nous avons décidé ensemble de recouvrir cette route trop noire, trop droite, de rendre belle cette route-mensonge.
J'ai passé des mois à dessiner les visages qui passaient en bas de chez moi. Il a passé des mois à donner une histoire aux visages de mes dessins. Puis, un jour, nous avons eu des milliers d'histoires racontées, rangées dans des caisses en carton empilées dans la chambre d'Arthus. Assez d'histoires pour donner un sens à la route.
Alors, une nuit de novembre, nous avons tiré des fils entre les arbres plantés sur le bord de la route en bas de chez moi, comme une immense toile d'araignée. Nous y avons accroché nos histoires, nichées dans des enveloppes en papier bleu. Arthus a écrit un morceau de poème sur le goudron, en longues lettres blanches, pour finir de masquer cette route dont on voulait nous faire croire qu'elle menait à l'aventure.
Nous n'avons pas dormi cette nuit là. Nous avions des rêves plein les yeux et l'appréhension enfantine de se faire gronder. Même si nous savions que toute cette affaire serait vite effacée, nous avions quand même un espoir fou de tout changer. Ces histoires de gosses qu'on nous raconte à tout bout de champ et qui vous collent à la peau tout la vie. Nous nous sommes allongés sur l'herbe humide d'un parc, en se tenant les mains et en se disant tout ce qu'on ne s'était jamais dit. La nuit, la fatigue, le silence, l'appréhension, tout ça, ça déverrouille le langage.
* * *
Soudain, Arthus a hurlé de rage et de peur. Une douleur ! Ils avaient tout cassé. Les gens sont arrivés le matin, ils ont vu la route obstruée par des enveloppes et... et ils ont arraché les fils. Ils ont laissé nos milliers d'histoires assassinées par terre, recouvrant le poème d'Arthus, les écrasant avec les roues noires de leurs voitures grises.
Depuis, je n'habite plus au bord d'une route. J'habite au bord d'un cimetière. Le cimetière de gens, d'histoires, de choses qui font que les routes sont belles. J'habite au bord du cimetière du sourire et du talent d'Arthus. Parce que la vérité, c'est qu'en arrachant les petites enveloppes bleues, ils ont arraché le rire, les main, le talent, les paupières d'Arthus. En écrasant ses histoires, ils l'ont écrasé, lui. En fait, les gens ne veulent pas d'histoires. Ils veulent une route droite, pour être à l'heure au travail.
Heureusement, quelques personnes, ce matin là, se fichaient d'être à l'heure. Et elles se sont rappelé. Elles ont sauvé des histoires. Elles ont recopié l'extrait du poème blanc. Elles ont parlé des visages dessinés, de la rue décorée. Et moi, je raconte à mon ami tout ce que l'on dit de beau sur les enveloppes bleues de la Rue de Paris. Et moi, j'essaie de réparer Arthus.
« Many have heard it on remote peninsulas,
On sleepy plains, in the aberrant fishermen's islands
Or the corrupt heart of the city.
Have heard and migrated like gulls or the seeds of a flower.
They clung like burrs to the long expresses that lurch
Through the unjust lands, through the night, through the alpine tunnel;
They floated over the oceans;
They walked the passes. All presented their lives. »
(WH AUDEN, Spain 1937)
J'habite au bord d'une route. On veut souvent nous faire croire que les routes, c'est l'aventure. On veut nous faire croire que l'emprunter, c'est courageux, c'est s'arracher à l'habitude, c'est éclater tous les codes, mais c'est faux. Une route n'est qu'une voie qui a déjà été empruntée des milliers de fois. Être sur la route, c'est rester en terrain connu, sur des directions accréditées, dans des passages bien bétonnés – il ne faudrait pas se mouiller les pieds. La route, ce n'est pas du tout l'aventure : la route, c'est la routine. Pourtant, il y a cette légende rêvée du chemin interminable, élancé vers l'inconnu, gainé vers tout ce que l'on ne connaît pas. Il y a ces images, ces histoires implantées dans les esprits des gens, qui regardent avec déférences ceux-là, qui ont pris l'aventure à bras-le-corps : ceux qui ont pris la route ou, mieux encore, ceux qui ont pris la mer. Mais même sur la mer, il y a des routes. On a privé la mer de son infini en la quadrillant de voies maritimes. Les forêts sont cartographiées de sentiers balisés en rouge et jaune. Et quand on pourra tous aller dans l'espace, il sera plein de panneaux de signalisation. Je pense à New-York et sa folie de l'angle droit, aux gens qui se croient héroïques parce qu'ils ont suivi une route. La liberté est-elle en angle droit ? Je ne suis pas sûre.
J'habite au bord d'une route. Une route routinière striée de panneaux de signalisation, de traits blancs droits et réguliers, vivante seulement parce qu'elle a été abîmée par le gel.
Je ne veux plus voir cette route. C'est ce que j'ai dit à Arthus quand nous sommes allés courir ensemble. Arthus, il est grand, il a des cils de fille, des cheveux blonds, et fait tout en demi-mesure teintée de centaines de nuances. Il a une demi-voix, un demi-sourire, mais des idées immenses. Et du talent, aussi, je crois.
Nous nous étions arrêtés sur un banc, les jambes étendues, les lèvres pendues à la bouteille d'Evian. Je lui disais, je ne veux plus voir cette route Arthus, j'en ai assez d'entendre les voitures passer et de sentir le gaz d'échappement. Non, en fait, je ne veux plus voir de routes du tout. Je ne veux plus que l'on me parle de chemins dirigés par une folie douce, rêveuse d'aventure. Il a repris son souffle, et m'a regardée :
– Ferme les yeux, et tu la verras plus, ta route.
– Viens, on s'en va, j'ai répondu.
– Non, attends. Tu te rappelles quand tu t'es installée dans cette maison ? Tu disais qu'habiter au bord d'une route, c'était pouvoir inventer des milliers d'histoires, celles qui passent en bas de chez toi. Tu n'as qu'à faire ça. Tu ne verras plus la route : tu verras les milliers d'histoires.
Il avait raison, Arthus. Arthus avait toujours raison. Alors, nous avons décidé ensemble de recouvrir cette route trop noire, trop droite, de rendre belle cette route-mensonge.
J'ai passé des mois à dessiner les visages qui passaient en bas de chez moi. Il a passé des mois à donner une histoire aux visages de mes dessins. Puis, un jour, nous avons eu des milliers d'histoires racontées, rangées dans des caisses en carton empilées dans la chambre d'Arthus. Assez d'histoires pour donner un sens à la route.
Alors, une nuit de novembre, nous avons tiré des fils entre les arbres plantés sur le bord de la route en bas de chez moi, comme une immense toile d'araignée. Nous y avons accroché nos histoires, nichées dans des enveloppes en papier bleu. Arthus a écrit un morceau de poème sur le goudron, en longues lettres blanches, pour finir de masquer cette route dont on voulait nous faire croire qu'elle menait à l'aventure.
Nous n'avons pas dormi cette nuit là. Nous avions des rêves plein les yeux et l'appréhension enfantine de se faire gronder. Même si nous savions que toute cette affaire serait vite effacée, nous avions quand même un espoir fou de tout changer. Ces histoires de gosses qu'on nous raconte à tout bout de champ et qui vous collent à la peau tout la vie. Nous nous sommes allongés sur l'herbe humide d'un parc, en se tenant les mains et en se disant tout ce qu'on ne s'était jamais dit. La nuit, la fatigue, le silence, l'appréhension, tout ça, ça déverrouille le langage.
* * *
Soudain, Arthus a hurlé de rage et de peur. Une douleur ! Ils avaient tout cassé. Les gens sont arrivés le matin, ils ont vu la route obstruée par des enveloppes et... et ils ont arraché les fils. Ils ont laissé nos milliers d'histoires assassinées par terre, recouvrant le poème d'Arthus, les écrasant avec les roues noires de leurs voitures grises.
Depuis, je n'habite plus au bord d'une route. J'habite au bord d'un cimetière. Le cimetière de gens, d'histoires, de choses qui font que les routes sont belles. J'habite au bord du cimetière du sourire et du talent d'Arthus. Parce que la vérité, c'est qu'en arrachant les petites enveloppes bleues, ils ont arraché le rire, les main, le talent, les paupières d'Arthus. En écrasant ses histoires, ils l'ont écrasé, lui. En fait, les gens ne veulent pas d'histoires. Ils veulent une route droite, pour être à l'heure au travail.
Heureusement, quelques personnes, ce matin là, se fichaient d'être à l'heure. Et elles se sont rappelé. Elles ont sauvé des histoires. Elles ont recopié l'extrait du poème blanc. Elles ont parlé des visages dessinés, de la rue décorée. Et moi, je raconte à mon ami tout ce que l'on dit de beau sur les enveloppes bleues de la Rue de Paris. Et moi, j'essaie de réparer Arthus.
« Many have heard it on remote peninsulas,
On sleepy plains, in the aberrant fishermen's islands
Or the corrupt heart of the city.
Have heard and migrated like gulls or the seeds of a flower.
They clung like burrs to the long expresses that lurch
Through the unjust lands, through the night, through the alpine tunnel;
They floated over the oceans;
They walked the passes. All presented their lives. »
(WH AUDEN, Spain 1937)
(jolie photo de profil, j'ai moi aussi beaucoup patiné ! ...)