Seul. Désespérément seul, avec mes doutes, mes peurs et mes espoirs.
Ai-je pris la bonne décision ? Seul l’avenir le dira. En attendant, le présent est incertain, hostile, et ma famille me... [+]
Mercredi
Pierre était nerveux au moment d’aborder ce premier jour dans sa nouvelle paroisse. Un homme entra dans le confessionnal.
- Bonjour mon père.
Sa voix était grave, caverneuse.
- Bonjour, mon fils, je vous écoute.
- Pardonnez-moi, mon père, parce que je vais pêcher.
- Excusez-moi, avez-vous dit, parce que j’ai pêché, ou parce que je vais pêcher ?
- Parce que je vais pêcher...
- Pardon, mais, je ne peux vous absoudre de pêchés... futurs. Je donnerais alors mon consentement pour ces fautes à venir. Ce que je vous invite à faire, c’est éviter le pêché. Je ne peux, par le sacrement de confession, que vous pardonner vos pêchés... passés et repentis.
- Très bien. Dans ce cas, je reviendrai. Au revoir.
L’homme sortit du confessionnal. Pierre, interloqué, mit quelques secondes avant de se lancer à sa poursuite.
- Attendez !
L’homme, vêtu d’un bonnet et d’un manteau sombre, franchit, sans se retourner, l’épaisse porte de l’église.
Pierre le poursuivit dans la rue. L’homme avait disparu.
Lucienne Germain, septuagénaire, interpella Pierre.
- Vous êtes le nouveau prêtre ?
- Oui, madame.
- Vous êtes bien jeune. Au moins, vous ne serez pas sourd comme le curé précédent. Je viens pour me confesser.
- Entrez, je vous prie.
Pierre continua de scruter les abords de l’église dans le but de retrouver ce mystérieux personnage. En vain.
Samedi
Comme chaque jour, Pierre commença sa journée par une ballade au lever du soleil. Les abords de la citadelle de Sisteron avaient eu sa faveur. Il avait envie de prendre la hauteur.
Il ne cessait de penser à cet homme. Il aurait peut-être pu l’empêcher de commettre un acte néfaste. Sa voix revenait en boucle dans sa tête : « Pardonnez-moi parce que je vais pêcher... ». Quels projets avait cet homme ? La gravité de sa voix trouvait écho dans ses propos et dans son cœur.
- Vous êtes le nouveau curé ?
Pierre fut tiré de ses pensées par un agriculteur en pleine cueillette. Son col romain avait dû le trahir. L’homme, le visage rubicond, les cheveux gris vint à sa rencontre.
- Robert Legrand. Ravi de vous rencontrer. Je suis maire de Sisteron depuis vingt-trois ans. Je comptais venir vous voir mais c’est vous qui venez à moi. Dîtes-moi, vous êtes bien matinal...
- Oui, j’aime profiter des prémices du jour pour admirer la Nature.
Son regard s’attarda quelques instants sur le paysage. Des pommiers, à perte de vue, étaient teintés des couleurs chaudes de l’automne.
- Vous cultivez des Reines des Reinettes ?
- Oui, des bios. Nous sommes une petite dizaine dans la région à posséder des vergers. Nous sommes passés en agriculture biologique il y a quelques années.
- Bonne idée.
- Oui, tous ces produits qu’on pulvérisait, ce n’était pas bon pour la santé. Le bio demande un peu plus de travail, mais je crois que c’est mieux pour tout le monde. D’ailleurs, il faut que j’aille m’occuper de mes arbres. Ravi d’avoir fait votre connaissance. N’hésitez pas à passer à la maison pour que nous puissions faire plus ample connaissance.
La soirée de Pierre fut consacrée à la répétition de son sermon du lendemain.
- Dans l’évangile selon Saint Lu que nous venons...
Il se reprit.
- ...selon Saint Luc que nous venons de lire, Jésus accueille des gens de mauvaise vie, et mange avec eux...
- Stressé ?
Pierre tourna la tête, surpris. Monseigneur Galier, évêque de Digne, était entré sans bruit.
- Parle moins vite, Pierre. Pose ta voix.
- Très bien.
- Tu sais, tu n’as pas à être parfait demain... Ne dit-on pas que les murs fissurés laissent passer la lumière ?
- Je cherche juste à faire de mon mieux.
- Tu sais, c’est normal d’être anxieux. Si j’ai un conseil à te donner: une gorgée de vin blanc avant la messe et tu seras plus détendu.
Pierre sourit.
- Vous restez souper ?
- Volontiers.
Pierre servit le dessert. La télévision était allumée, sans qu’aucun ni prête attention.
- Donc tout va bien jusqu’à maintenant...
- Oui, juste une confession étrange. Un homme voulait que je lui pardonne des pêchés... à venir
- Etrange... Je ne crois pas que les écrits prévoient un tel cas de figure...
Le journal télévisé débuta. Pierre augmenta le volume sonore.
“Pour débuter cette édition, l’étrange disparition de Gérard Vannier, le PDG de la société Fertilizen, géant des engrais et des pesticides. Il était s’était rendu, jeudi, dans sa résidence secondaire d’Embrun, près de Gap, et n’a, depuis, donné aucun signe de vie. Enlèvement ? Fuite ? Accident ? Meurtre ? Le mystère reste, à ce jour, entier...
- Curieuse histoire.
- En effet, et c’est dans la région. Je prierai pour lui, ce soir, pour qu’il soit rapidement retrouvé.
Dimanche.
Les cloches de l’église appelaient les fidèles. Pierre épongea son front ruisselant. C’était le jour J. Sa première messe. Il n’était pas stressé, il était terrorisé. Avec une décontraction feinte, il accueillait les nombreux paroissiens. La pratique du catholicisme déclinait, mais chacun voulait voir le nouveau prêtre, le petit jeune.
A présent installé devant l’autel, face à l’assemblée qui continuait de grandir, il ne put s’empêcher de chercher l’homme à la voix grave. Grand, costaud, étaient ses seuls indices. Bien maigre pour identifier une personne.
- Au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit, s’exclama Pierre d’une voix chevrotante.
Si les premiers instants furent source d’un stress intense, les minutes suivantes furent de plus en plus apaisées. Sa voix se faisait plus sûre, sa posture moins raide. L’Eucharistie fut, pour lui, un moment agréable. Il ne parlait plus à une assemblée, mais à chacun de ses fidèles.
- Le corps du Christ.
- Amen.
En délivrant l’Ostie, il prêtait une oreille attentive à la réponse de chaque homme. Il cherchait cette voix grave qui le hantait depuis maintenant quatre jours. Aucune ne correspondait.
Lundi
Pierre prononça les paroles d’absolution et renvoya Josette en prononçant ses paroles :
- Allez dans la paix du Christ. Priez pour moi et accomplissez votre pénitence.
Josette sortit. Aussitôt, une autre personne entra dans le confessionnal.
- Bonsoir mon père.
Il reconnut immédiatement la voix. Dès les premiers mots, il sut que c’était lui.
- Bonsoir mon fils. Présentez-vous. Depuis combien de temps ne vous êtes-vous pas confessé ?
- Je m’appelle Jean. Je ne me suis pas confessé depuis vingt-deux ans. Je ne croyais plus en Dieu.
- Qu’est ce qui a détourné votre regard du Seigneur ?
- La mort de ma petite fille, à l’âge de six ans.
- Et qu’est ce qui vous ramène aujourd’hui devant Dieu ?
- La maladie de ma femme. Je me dis que Dieu me met à nouveau à l’épreuve, pour que j’agisse enfin.
- Que le Seigneur vous inspire les paroles justes et les sentiments vrais pour confesser avec contrition vos pêchés.
- Mon Père, j’ai pêché par colère. A la suite du décès de ma fille, la rancœur m’a aveuglé. J’ai également pêché par ignorance, par faiblesse. Je n’ai pas cherché à comprendre les causes de sa maladie. Je n’ai pas suffisamment protégé ma famille. Aujourd’hui ma femme souffre également. Je pêche enfin de vouloir du mal à autrui.
- Votre dernière phrase : je pêche... Signifie-t-elle que vous continuez à souhaiter du mal à votre prochain ?
- Oui, mon Père.
- Par la pensée ou par les actes ?
- Les deux, mon Père.
- Je vous invite, notamment sur ce dernier point à faire évoluer votre démarche. Ne vous enfermez pas dans la haine mais cultivez l’amour, la bonté et la compassion.
- Je ne peux plus, mon Père, j’ai trop souffert.
- Dans l’Evangile selon Saint Mathieu, Jésus dit : « Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d'être vraiment les fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.
- Je vais essayer, je ne vous garantis rien.
- Je vous invite à suivre la parole du Seigneur. Pour ce qui est de vos pêchés : Que Dieu notre Père vous montre sa miséricorde; par la mort et la résurrection de son Fils Il a réconcilié le monde avec Lui et Il a envoyé l'Esprit Saint pour la rémission des péchés ; par le ministère de l'Eglise qu'II vous donne le pardon et la paix. Et moi, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, je vous pardonne tous vos péchés.
- Merci
- Allez dans la paix du Christ, priez pour moi et accomplissez votre pénitence.
Jean se retira, se dirigea vers la sortie de l’Eglise. Pierre sortit à son tour. Lucienne se dirigeait vers le confessionnal. Pierre la saisit par les épaules.
- Pas aujourd’hui, madame Germain. Je dois partir... une urgence.
Pierre traversa la nef en courant sous le regard médusé de Lucienne.
Les portes franchies, il scruta les abords de la cathédrale. Au loin, il vit un colosse de près de deux mètres s’enfoncer dans le village et le prit en filature.
Une quinzaine de minutes plus tard, Jean poussa le portail d’un corps de ferme. Essayant de ne pas se faire repérer, Pierre observa le lieu. Le toit n’était pas en bon état, les façades craquelaient. Certaines vitres à l’étage étaient fendues, réparées avec de l’adhésif. Derrière, à flanc de colline, se dressaient des pommiers à perte de vue.
Soudain, Jean sortit, un plateau repas à la main et se dirigea vers une porte menant à la cave. Pierre voulut lui succéder. Mais le suivre supposait entrer par effraction chez autrui. Il ne pouvait se le permettre. Il n’était déjà pas fier d’avoir suivi un inconnu. Il ne voulait pas en plus enfreindre la loi. Qu’y avait-il de mal à prendre son repas au sous-sol ? Il était temps de rentrer. Le froid et la faim le saisissaient. Il avait été assez intrépide pour aujourd’hui.
Vouté à cause de la faible hauteur du plafond, Jean descendit les quelques marches qui le séparaient de la cave, plongée dans le noir. Il actionna l’interrupteur. Apparut un immense caveau en pierres. Au centre de la pièce était installée une prison aux parois transparentes, munie d’un lit, d’un lavabo et de toilettes. A l’intérieur de la cellule, des caméras et des micros. Assis sur le lit, un homme bedonnant, avait l’air hagard. Son costume était froissé. Sa chemise sortait de son pantalon.
Jean glissa le plateau repas à l’intérieur de la cellule de verre par une petite ouverture.
Le détenu prit la parole :
- Qu’est ce que vous me voulez ? Qu’est ce que je vous ai fait ?
Jean resta sans réponse.
- Pourquoi me gardez-vous prisonnier ? C’est une rançon que vous voulez ?
Jean vérifia sur son ordinateur que les caméras et les micros continuaient d’enregistrer en permanence.
- L’argent n’est pas un problème, je peux payer. Et puis, c’est quoi ce produit que vous pulvérisez toutes les heures ?
Jean fit le tour de la cellule. Sans prononcer le moindre mot, il éteignit la lumière et remonta les escaliers.
- Non, n’éteignez pas, je vous en supplie... L’homme, seul dans le noir, se mit à gémir.
Sur le chemin du retour, Pierre continua à penser à Jean, à ses paroles, son malheur. Il voulait en savoir plus. Robert Legrand était son meilleur atout.
Pierre sonna.
- Entrez, monsieur le curé.
Pierre pénétra dans une demeure bourgeoise agencé avec simplicité. Un délicieux fumet emplissait la maison.
- Je prépare une omelette aux champignons. Vous restez manger ?
- Avec plaisir.
Robert parlait fort, avec cet accent chantant du sud de la France. Tout en surveillant la cuisson de son omelette, il s’exclama :
- Qu’est ce qui vous amène ?
- J’aurais voulu des renseignements sur un certain Jean, un homme d’environ deux mètres qui a perdu sa fille.
- Jean Fournier !, le Jean quoi.
- Vous avez l’air de bien le connaître...
- Nous avons usé nos fonds de culotte sur les mêmes bancs d’école.
- Il semble avoir connu beaucoup de malheurs.
- Oh que oui. Sa gamine est morte à six ans, d’une leucémie. Il ne s’en est jamais vraiment remis. Jean était quelqu’un de très pieux. Il allait à l’Eglise tous les dimanches, se confessait chaque semaine. Et puis, d’un coup, plus rien. Il disait que Dieu ne pouvait pas laisser souffrir une si jeune enfant, si innocente.
- Et sa femme ?
- Cancer également. Diagnostiqué il y a cinq mois.
- Quelle est la cause de ces cancers ?
- C’est toujours difficile à dire, mais Jean est persuadé qu’ils sont la conséquence des traitements pesticides qu’il a administrés à ses pommiers pendant des années. Il y a vingt ans, personne ne soupçonnait cette relation entre biocide et cancer. Lorsque Jean en a entendu parler, il est devenu monomaniaque. Il est allé voir des dizaines de spécialistes, des médecins, des chercheurs. Il est allé partout en Europe, aux Etats-Unis pour se renseigner. Il y a dix ans, il a recommencé toutes ses cultures à zéro, en passant intégralement au bio. Il nous a presque forcés à faire de même.
- Je comprends
- Son obsession devint de faire interdire tous les produits nocifs utilisés en agriculture. Il a créé une association, a rencontré des politiques, le ministre de l’agriculture, leur a fourni des dizaines de rapports. Il a multiplié les déplacements à Bruxelles pour faire évoluer les législations européennes.
- Et cette démarche a porté ses fruits ?
- Oui. Trois pesticides cancérigènes ont été interdits par l’Union Européenne... sur les centaines qui existent.
- Pourquoi si peu ?
- L’industrie agricole est appuyée par un puissant lobby. Il freine, amenuise, contrarie chaque décision. Jean en devenait fou.
- Comment ça, fou ?
- Il a été condamné, avec sursis, pour avoir déversé plusieurs tonnes de fumier devant le parlement européen, et pour avoir menacé plusieurs représentants du lobby agricole.
Mardi
Pierre avait eu une journée chargée. Après une visite aux personnes âgées, un déjeuner en compagnie de jeunes prêtres nouvellement ordonnés, Pierre s’était rendu au Secours catholique. Sur le chemin du retour, alors que le jour commençait à décliner, un journal local abandonné sur une table de café attira son attention : « Toujours aucune nouvelle de Gérard Vannier »
Comme chaque soir, Jean déposa un plateau repas à l’intérieur de la cellule. Le prisonnier était debout, appuyé sur la vitre, les cheveux sales, hirsutes. Ses vêtements, portés depuis plusieurs jours, avaient perdu tout leur éclat.
- Pourquoi me voulez-vous du mal ?
- Vous ai-je fait du mal ?
- Ah, Dieu merci, vous parlez !
- Laissez Dieu en dehors de cette histoire.
- Pourquoi me maintenez-vous prisonnier ?
- Pour avoir des explications.
- A quel propos ?
- Pour répondre de vos actes.
- Mais vous vous prenez pour qui ? Un juge ? Un justicier ? Dieu ?
Une pulvérisation se fit entendre dans un coin de la pièce.
- Et c’est quoi, bon sang, ce truc que vous pulvérisez ?
- Du Cipronil
- Du Cip... mais vous m’empoisonnez...
- Je croyais que ce produit était sans danger, que depuis 15 ans, il avait fait ses preuves, sans le moindre problème. Ce sont vos propres termes.
- Oui, enfin, il doit être utilisé en milieu ouvert. Pas dans une pièce fermée.
- Mais puisqu’il est sans danger...
- Oui, mais il faut s’en servir dans les conditions adéquates, sinon...
- Sinon, il provoque le cancer, la maladie de Parkinson...
- Ce ne sont que des allégations. Rien n’a jamais été prouvé.
- Alors vous continuerez à en recevoir une dose chaque demi-heure.
- C’est de la torture ! Vous me détenez abusivement !
- Et vous ? Avez-vous le droit de mettre sur le marché des produits dangereux, mortels ? Des produits qui ont tué ma fille et qui sont en train de tuer ma femme.
- Vous exagérez. Nos produits sont testés sérieusement, sous le contrôle de spécialistes et de médecins indépendants.
- Spécialistes que vous payez !, sur lesquels vous faites pression, pour qu’ils minimisent les dangers liés à vos pesticides, à vos fertilisants. Vous savez ! Vous savez depuis des années que le Cipronil est dangereux, que des dizaines de personnes sont mortes de cancer à cause de cet insecticide.
- Les causes des cancers sont multiples. Vous n’avez aucune preuve.
- Mais vous vous en avez. Vous en avez depuis longtemps. Et vous les cacher.
- Balivernes
- Très bien. Mais vous allez devoir payer pour vos pêchés.
Gérard Vannier sourit.
- Mes pêchés ?
- Oui, les sept pêchés capitaux ! Tout d’abord l’orgueil ; l’orgueil d’avoir voulu construire, seul, une entreprise, de l’avoir dirigé seul pendant trente-cinq ans, d’avoir toujours refusé de l’introduire en bourse, d’avoir refusé toute contestation.
- Est-ce un mal d’être déterminé ?
- L’avarice ! Cette avarice qui vous pousse à licencier trois-cents employés cette année, alors que vos comptes sont bénéficiaires, alors que vous avez, encore cette année, augmenté votre salaire. Mais cette avarice trouve peut être sa cause dans la jalousie ; cette jalousie envers votre concurrent allemand, Paler, plus puissant, mieux organisé. Une jalousie, presque aveugle. Paler se lance dans les OGM, vous créez une section OGM, en dépit des risques environnementaux et de toute logique de développement. Et donc, l’envie ; l’envie de surpasser votre rival d’outre-Rhin. Cette envie qui vous a poussé à tenter de vous associer avec le géant italien Corelli, pour devenir le premier groupe de fertilisants européens, pour surpasser le rival allemand.
- Pardonnez-moi d’avoir de l’ambition !
- La colère, quand la famille Corelli a préféré choisir le projet de l’américain Brill plutôt que le vôtre. Vous avez déversé votre haine dans la presse, parlé de trahison européenne.
- Vous ne connaissez rien au monde des affaires.
- La gourmandise. Le moins pire des pêchés, me direz-vous. Mais une gourmandise qui vous fait atteindre aujourd’hui les cent-vingt kilos. La luxure, enfin. Je vous pensais un mari honnête, un père de famille exemplaire. Quelle ne fut ma surprise jeudi lorsque j’ai vu débarquer cette jeune fille, Julia, à votre chalet d’Embrun.
Le visage de Gérard Vannier se fermait de plus en plus.
- Je dois bien dire qu’elle a contrarié mes plans. Mon enlèvement a dû attendre son départ. Enfin, je me suis posé la question de votre paresse. Vous êtes, je le reconnais, un travailleur acharné. Vous ne comptez pas vos efforts pour votre entreprise. Seulement, la paresse consiste aussi à ne pas avoir envie de faire ce qu'il serait, en principe nécessaire, que l'on fasse, pour soi ou pour les autres, afin de mieux vivre. Et dans ce sens, je ne peux que vous accabler. Votre paresse, rejoignant votre avarice, vous incite à ne pas chercher de meilleure solution à vos produits, pourtant néfastes. Votre budget de recherche pour remplacer le Cipronil, par exemple, est quasiment nul. Vous avez préféré faire jouer vos relations pour le maintenir en vente, plutôt que de l’améliorer ou de le changer. En fait, la santé des gens ne vous intéresse pas. Vous ne vous préoccupez pas de savoir s’ils vont bien vivre ou mieux vivre. Seuls comptent vos profits.
- C’est facile de m’accabler. Seulement, mes fertilisants et mes pesticides permettent aux plantes de mieux pousser. Donc mon entreprise nourrit la population. Comment pensez-vous faire vivre neuf milliards de personnes sans produits phytosanitaires ?
- Mais à quel prix ?
- Ma société embauche, elle fait vivre plus de cinq-mille personnes.
- Mais combien en tue-t-elle ?
- Ce ne sont que des mensonges.
- Ah ! Parlons-en, de mensonges ! Le mensonge n’est pas un pêché capital. Mais qu’il est capital dans votre vie ! Vous mentez à vos acheteurs en leur faisant croire que vos produits sont sains. Vous mentez à vos employés en leur assurant qu’ils peuvent être fiers de leur entreprise. Vous mentez aux consommateurs en leur affirmant que les produits traités ne contiennent pas de substances toxiques. Vous mentez à votre femme, en lui cachant l’existence de votre maîtresse. Vous vous mentez à vous même en vous persuadant que vous œuvrez pour le bien.
Alors qu’il prononçait cette dernière phrase, Jean alla chercher un bidon.
- Ce ne sont que des foutaises, des allégations d’écologistes primaires qui n’ont aucune idée de ce qu’a dû être la lutte pour la sécurité alimentaire après la guerre, qui n’ont aucune notion d’économie. En écoutant les élucubrations de Gérard, Jean descendit des étagères une demi-douzaine de produits phytosanitaires de la marque Fertilizen. En tremblotant, il dévissa le premier bouchon et en vida le contenu dans le bidon.
- Vous n’avez pas idée de ce qu’est gérer une entreprise au jour le jour. Trouver des partenaires, trouver des clients, conquérir des parts de marché.
La main toujours tremblante, Jean dévissa un deuxième flacon, et le versa également dans le bidon.
- Vous savez, le marché unique européen a créé beaucoup d’instabilité. Il faut sans cesse prouver, sans cesse innover, sans cesse promouvoir. Que faites-vous ?
Jean terminait de vider le contenu d’une troisième bouteille.
- Je prépare votre prochaine mixture, celle que je vais pulvériser chaque quart d’heure dans votre cellule en remplacement du Cipronil.
- Mais vous allez me tuer.
Jean agitait le bidon pour brasser le contenu.
- Arrêtez tout de suite !
- Ce ne sont que de bons produits... les vôtres.
- Mais ils ne sont pas faits pour être mélangés de la sorte.
- Vous avez dit tout à l’heure que vos produits étaient testés sérieusement.
Jean installa la pompe aérosol sur le réservoir. Un moteur effectua la mise sous pression. Une première pulvérisation se fit entendre.
- Arrêtez ! Débranchez tout !
Gérard commençait à paniquer. Il protégea son appareil respiratoire à l’aide de sa manche.
- Enlevez tout. C’est dangereux. L’effet... l’effet cocktail. On ignore tout des conséquences.
- Expliquez face caméra, monsieur Vannier.
- Le mélange de substances chimiques peut démultiplier leurs effets toxiques. On ne sait quasiment rien des effets combinés des pesticides. Deux substances réputées non toxiques peuvent le devenir lorsqu’on les mélange.
Un autre « pschitt » se fit entendre.
- Mais pourquoi pulvérisez-vous encore ?
- Etrange, c’est peut être détraqué.
- Arrêtez, arrêtez, votre mélange peut être mortel.
- Vous vous souciez de votre santé ? Pourquoi vous souciez-vous si peu de celle de vos concitoyens ?
Nouvelle projection.
- Oui, c’est dangereux. Le mélange des substances peut être nocif.
Mais, comprenez, on ne peut pas tester toutes les combinaisons en laboratoire.
- Nous aurons au moins essayé une combinaison ce soir : Herbistop, Fonginet, Garvesil.
- Stoppez tout... S’il vous plaît!
Gérard commença à pleurer.
- Des preuves, monsieur Vannier, je veux des preuves que vos produits sont nocifs !
Nouvelle pulvérisation
- Dans mon coffre, dans mon bureau, des rapports d’experts... que j’ai dissimulés.
- Comment puis-je y accéder ?
- Vous demandez à ma secrétaire, elle vous ouvrira mon bureau. Le code du coffre-fort est 612 587. Il y a tout.
- Et le Cipronil ?
- Cancérigène. J’ai les preuves depuis des années. Mais par pitié, arrêtez les pulvérisations.
Gérard fondit en sanglots, le corps allongé sur le sol.
Jean avait les larmes aux yeux. La bataille avait cessé. L’ennemi s’était rendu. Il avait gagné. Il avait enfin les preuves.
Nouvelle pulvérisation
- Libérez-moi...
Jean le regarda, misérable ; cet homme qu’il avait tant haï, qu’il avait tant combattu, à qui il avait souhaité tant de mal. Il implorait sa libération. Il implorait sa miséricorde.
- Non ! De compassion, il n’y aura pas.
- Jean, non !
Une voix s’éleva de la pénombre. Pierre fit son apparition.
- Jean, vous ne pouvez pas. Vous n’êtes pas ce genre d’hommes.
- Mais que savez-vous de moi ? Que savez-vos de mes souffrances ?
- Jean, Dieu vous regarde. Dieu est avec vous.
- Où était-il, Dieu, quand ma fille, de six ans, a déclaré un cancer ? Où était-il quand elle a perdu ses cheveux ? Quand elle a perdu l’appétit ? Quand elle a perdu ses forces jour après jour ? Où était-il quand elle souffrait ? Où était-il quand je l’ai perdue, ma fille ? Quand je pleurais ? Où est-il maintenant, alors que ma femme est rongée par le même mal, seule dans sa chambre d’hôpital ?
- Dieu a donné son fils pour les hommes.
Pschitt
- Moi, je n’ai rien voulu donné, et j’ai perdu ma famille... A cause de cet homme...
- La justice de Dieu et celle des hommes se chargeront de lui.
- La justice des hommes ne fait rien ! Elle rejette mes demandes d’interdiction de produits nocifs. Elle laisse ce criminel en liberté. Elle le laisse s’enrichir pendant que d’autres s’empoisonnent.
- En l’intoxicant, vous ne valez pas mieux que lui. L’empoisonner ne vous ramènera pas votre fille et ne guérira pas votre femme.
Jean fondit en larmes à son tour, en silence.
- En assassinant cet homme, c’est toute l’humanité que vous assassinez.
Jean continuait de pleurer.
- La police va arriver. Débranchez l’aérosol, je témoignerai de vos regrets, je témoignerai en votre faveur.
Jean sécha ses larmes.
- Je peux laisser l’aérosol. Il ne projette rien d’autre que de l’eau et du parfum depuis le début. Quant à cet homme, je ne lui pardonnerai pas. Mais vous avez raison, je veux juste que justice soit faite.
Jean sortit de la maison les mains sur la tête. Le gyrophare de la police éclairait la cour de la maison. L’agent lui passa les menottes et le conduisit à l’intérieur du véhicule.
Pierre était nerveux au moment d’aborder ce premier jour dans sa nouvelle paroisse. Un homme entra dans le confessionnal.
- Bonjour mon père.
Sa voix était grave, caverneuse.
- Bonjour, mon fils, je vous écoute.
- Pardonnez-moi, mon père, parce que je vais pêcher.
- Excusez-moi, avez-vous dit, parce que j’ai pêché, ou parce que je vais pêcher ?
- Parce que je vais pêcher...
- Pardon, mais, je ne peux vous absoudre de pêchés... futurs. Je donnerais alors mon consentement pour ces fautes à venir. Ce que je vous invite à faire, c’est éviter le pêché. Je ne peux, par le sacrement de confession, que vous pardonner vos pêchés... passés et repentis.
- Très bien. Dans ce cas, je reviendrai. Au revoir.
L’homme sortit du confessionnal. Pierre, interloqué, mit quelques secondes avant de se lancer à sa poursuite.
- Attendez !
L’homme, vêtu d’un bonnet et d’un manteau sombre, franchit, sans se retourner, l’épaisse porte de l’église.
Pierre le poursuivit dans la rue. L’homme avait disparu.
Lucienne Germain, septuagénaire, interpella Pierre.
- Vous êtes le nouveau prêtre ?
- Oui, madame.
- Vous êtes bien jeune. Au moins, vous ne serez pas sourd comme le curé précédent. Je viens pour me confesser.
- Entrez, je vous prie.
Pierre continua de scruter les abords de l’église dans le but de retrouver ce mystérieux personnage. En vain.
Samedi
Comme chaque jour, Pierre commença sa journée par une ballade au lever du soleil. Les abords de la citadelle de Sisteron avaient eu sa faveur. Il avait envie de prendre la hauteur.
Il ne cessait de penser à cet homme. Il aurait peut-être pu l’empêcher de commettre un acte néfaste. Sa voix revenait en boucle dans sa tête : « Pardonnez-moi parce que je vais pêcher... ». Quels projets avait cet homme ? La gravité de sa voix trouvait écho dans ses propos et dans son cœur.
- Vous êtes le nouveau curé ?
Pierre fut tiré de ses pensées par un agriculteur en pleine cueillette. Son col romain avait dû le trahir. L’homme, le visage rubicond, les cheveux gris vint à sa rencontre.
- Robert Legrand. Ravi de vous rencontrer. Je suis maire de Sisteron depuis vingt-trois ans. Je comptais venir vous voir mais c’est vous qui venez à moi. Dîtes-moi, vous êtes bien matinal...
- Oui, j’aime profiter des prémices du jour pour admirer la Nature.
Son regard s’attarda quelques instants sur le paysage. Des pommiers, à perte de vue, étaient teintés des couleurs chaudes de l’automne.
- Vous cultivez des Reines des Reinettes ?
- Oui, des bios. Nous sommes une petite dizaine dans la région à posséder des vergers. Nous sommes passés en agriculture biologique il y a quelques années.
- Bonne idée.
- Oui, tous ces produits qu’on pulvérisait, ce n’était pas bon pour la santé. Le bio demande un peu plus de travail, mais je crois que c’est mieux pour tout le monde. D’ailleurs, il faut que j’aille m’occuper de mes arbres. Ravi d’avoir fait votre connaissance. N’hésitez pas à passer à la maison pour que nous puissions faire plus ample connaissance.
La soirée de Pierre fut consacrée à la répétition de son sermon du lendemain.
- Dans l’évangile selon Saint Lu que nous venons...
Il se reprit.
- ...selon Saint Luc que nous venons de lire, Jésus accueille des gens de mauvaise vie, et mange avec eux...
- Stressé ?
Pierre tourna la tête, surpris. Monseigneur Galier, évêque de Digne, était entré sans bruit.
- Parle moins vite, Pierre. Pose ta voix.
- Très bien.
- Tu sais, tu n’as pas à être parfait demain... Ne dit-on pas que les murs fissurés laissent passer la lumière ?
- Je cherche juste à faire de mon mieux.
- Tu sais, c’est normal d’être anxieux. Si j’ai un conseil à te donner: une gorgée de vin blanc avant la messe et tu seras plus détendu.
Pierre sourit.
- Vous restez souper ?
- Volontiers.
Pierre servit le dessert. La télévision était allumée, sans qu’aucun ni prête attention.
- Donc tout va bien jusqu’à maintenant...
- Oui, juste une confession étrange. Un homme voulait que je lui pardonne des pêchés... à venir
- Etrange... Je ne crois pas que les écrits prévoient un tel cas de figure...
Le journal télévisé débuta. Pierre augmenta le volume sonore.
“Pour débuter cette édition, l’étrange disparition de Gérard Vannier, le PDG de la société Fertilizen, géant des engrais et des pesticides. Il était s’était rendu, jeudi, dans sa résidence secondaire d’Embrun, près de Gap, et n’a, depuis, donné aucun signe de vie. Enlèvement ? Fuite ? Accident ? Meurtre ? Le mystère reste, à ce jour, entier...
- Curieuse histoire.
- En effet, et c’est dans la région. Je prierai pour lui, ce soir, pour qu’il soit rapidement retrouvé.
Dimanche.
Les cloches de l’église appelaient les fidèles. Pierre épongea son front ruisselant. C’était le jour J. Sa première messe. Il n’était pas stressé, il était terrorisé. Avec une décontraction feinte, il accueillait les nombreux paroissiens. La pratique du catholicisme déclinait, mais chacun voulait voir le nouveau prêtre, le petit jeune.
A présent installé devant l’autel, face à l’assemblée qui continuait de grandir, il ne put s’empêcher de chercher l’homme à la voix grave. Grand, costaud, étaient ses seuls indices. Bien maigre pour identifier une personne.
- Au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit, s’exclama Pierre d’une voix chevrotante.
Si les premiers instants furent source d’un stress intense, les minutes suivantes furent de plus en plus apaisées. Sa voix se faisait plus sûre, sa posture moins raide. L’Eucharistie fut, pour lui, un moment agréable. Il ne parlait plus à une assemblée, mais à chacun de ses fidèles.
- Le corps du Christ.
- Amen.
En délivrant l’Ostie, il prêtait une oreille attentive à la réponse de chaque homme. Il cherchait cette voix grave qui le hantait depuis maintenant quatre jours. Aucune ne correspondait.
Lundi
Pierre prononça les paroles d’absolution et renvoya Josette en prononçant ses paroles :
- Allez dans la paix du Christ. Priez pour moi et accomplissez votre pénitence.
Josette sortit. Aussitôt, une autre personne entra dans le confessionnal.
- Bonsoir mon père.
Il reconnut immédiatement la voix. Dès les premiers mots, il sut que c’était lui.
- Bonsoir mon fils. Présentez-vous. Depuis combien de temps ne vous êtes-vous pas confessé ?
- Je m’appelle Jean. Je ne me suis pas confessé depuis vingt-deux ans. Je ne croyais plus en Dieu.
- Qu’est ce qui a détourné votre regard du Seigneur ?
- La mort de ma petite fille, à l’âge de six ans.
- Et qu’est ce qui vous ramène aujourd’hui devant Dieu ?
- La maladie de ma femme. Je me dis que Dieu me met à nouveau à l’épreuve, pour que j’agisse enfin.
- Que le Seigneur vous inspire les paroles justes et les sentiments vrais pour confesser avec contrition vos pêchés.
- Mon Père, j’ai pêché par colère. A la suite du décès de ma fille, la rancœur m’a aveuglé. J’ai également pêché par ignorance, par faiblesse. Je n’ai pas cherché à comprendre les causes de sa maladie. Je n’ai pas suffisamment protégé ma famille. Aujourd’hui ma femme souffre également. Je pêche enfin de vouloir du mal à autrui.
- Votre dernière phrase : je pêche... Signifie-t-elle que vous continuez à souhaiter du mal à votre prochain ?
- Oui, mon Père.
- Par la pensée ou par les actes ?
- Les deux, mon Père.
- Je vous invite, notamment sur ce dernier point à faire évoluer votre démarche. Ne vous enfermez pas dans la haine mais cultivez l’amour, la bonté et la compassion.
- Je ne peux plus, mon Père, j’ai trop souffert.
- Dans l’Evangile selon Saint Mathieu, Jésus dit : « Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d'être vraiment les fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.
- Je vais essayer, je ne vous garantis rien.
- Je vous invite à suivre la parole du Seigneur. Pour ce qui est de vos pêchés : Que Dieu notre Père vous montre sa miséricorde; par la mort et la résurrection de son Fils Il a réconcilié le monde avec Lui et Il a envoyé l'Esprit Saint pour la rémission des péchés ; par le ministère de l'Eglise qu'II vous donne le pardon et la paix. Et moi, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, je vous pardonne tous vos péchés.
- Merci
- Allez dans la paix du Christ, priez pour moi et accomplissez votre pénitence.
Jean se retira, se dirigea vers la sortie de l’Eglise. Pierre sortit à son tour. Lucienne se dirigeait vers le confessionnal. Pierre la saisit par les épaules.
- Pas aujourd’hui, madame Germain. Je dois partir... une urgence.
Pierre traversa la nef en courant sous le regard médusé de Lucienne.
Les portes franchies, il scruta les abords de la cathédrale. Au loin, il vit un colosse de près de deux mètres s’enfoncer dans le village et le prit en filature.
Une quinzaine de minutes plus tard, Jean poussa le portail d’un corps de ferme. Essayant de ne pas se faire repérer, Pierre observa le lieu. Le toit n’était pas en bon état, les façades craquelaient. Certaines vitres à l’étage étaient fendues, réparées avec de l’adhésif. Derrière, à flanc de colline, se dressaient des pommiers à perte de vue.
Soudain, Jean sortit, un plateau repas à la main et se dirigea vers une porte menant à la cave. Pierre voulut lui succéder. Mais le suivre supposait entrer par effraction chez autrui. Il ne pouvait se le permettre. Il n’était déjà pas fier d’avoir suivi un inconnu. Il ne voulait pas en plus enfreindre la loi. Qu’y avait-il de mal à prendre son repas au sous-sol ? Il était temps de rentrer. Le froid et la faim le saisissaient. Il avait été assez intrépide pour aujourd’hui.
Vouté à cause de la faible hauteur du plafond, Jean descendit les quelques marches qui le séparaient de la cave, plongée dans le noir. Il actionna l’interrupteur. Apparut un immense caveau en pierres. Au centre de la pièce était installée une prison aux parois transparentes, munie d’un lit, d’un lavabo et de toilettes. A l’intérieur de la cellule, des caméras et des micros. Assis sur le lit, un homme bedonnant, avait l’air hagard. Son costume était froissé. Sa chemise sortait de son pantalon.
Jean glissa le plateau repas à l’intérieur de la cellule de verre par une petite ouverture.
Le détenu prit la parole :
- Qu’est ce que vous me voulez ? Qu’est ce que je vous ai fait ?
Jean resta sans réponse.
- Pourquoi me gardez-vous prisonnier ? C’est une rançon que vous voulez ?
Jean vérifia sur son ordinateur que les caméras et les micros continuaient d’enregistrer en permanence.
- L’argent n’est pas un problème, je peux payer. Et puis, c’est quoi ce produit que vous pulvérisez toutes les heures ?
Jean fit le tour de la cellule. Sans prononcer le moindre mot, il éteignit la lumière et remonta les escaliers.
- Non, n’éteignez pas, je vous en supplie... L’homme, seul dans le noir, se mit à gémir.
Sur le chemin du retour, Pierre continua à penser à Jean, à ses paroles, son malheur. Il voulait en savoir plus. Robert Legrand était son meilleur atout.
Pierre sonna.
- Entrez, monsieur le curé.
Pierre pénétra dans une demeure bourgeoise agencé avec simplicité. Un délicieux fumet emplissait la maison.
- Je prépare une omelette aux champignons. Vous restez manger ?
- Avec plaisir.
Robert parlait fort, avec cet accent chantant du sud de la France. Tout en surveillant la cuisson de son omelette, il s’exclama :
- Qu’est ce qui vous amène ?
- J’aurais voulu des renseignements sur un certain Jean, un homme d’environ deux mètres qui a perdu sa fille.
- Jean Fournier !, le Jean quoi.
- Vous avez l’air de bien le connaître...
- Nous avons usé nos fonds de culotte sur les mêmes bancs d’école.
- Il semble avoir connu beaucoup de malheurs.
- Oh que oui. Sa gamine est morte à six ans, d’une leucémie. Il ne s’en est jamais vraiment remis. Jean était quelqu’un de très pieux. Il allait à l’Eglise tous les dimanches, se confessait chaque semaine. Et puis, d’un coup, plus rien. Il disait que Dieu ne pouvait pas laisser souffrir une si jeune enfant, si innocente.
- Et sa femme ?
- Cancer également. Diagnostiqué il y a cinq mois.
- Quelle est la cause de ces cancers ?
- C’est toujours difficile à dire, mais Jean est persuadé qu’ils sont la conséquence des traitements pesticides qu’il a administrés à ses pommiers pendant des années. Il y a vingt ans, personne ne soupçonnait cette relation entre biocide et cancer. Lorsque Jean en a entendu parler, il est devenu monomaniaque. Il est allé voir des dizaines de spécialistes, des médecins, des chercheurs. Il est allé partout en Europe, aux Etats-Unis pour se renseigner. Il y a dix ans, il a recommencé toutes ses cultures à zéro, en passant intégralement au bio. Il nous a presque forcés à faire de même.
- Je comprends
- Son obsession devint de faire interdire tous les produits nocifs utilisés en agriculture. Il a créé une association, a rencontré des politiques, le ministre de l’agriculture, leur a fourni des dizaines de rapports. Il a multiplié les déplacements à Bruxelles pour faire évoluer les législations européennes.
- Et cette démarche a porté ses fruits ?
- Oui. Trois pesticides cancérigènes ont été interdits par l’Union Européenne... sur les centaines qui existent.
- Pourquoi si peu ?
- L’industrie agricole est appuyée par un puissant lobby. Il freine, amenuise, contrarie chaque décision. Jean en devenait fou.
- Comment ça, fou ?
- Il a été condamné, avec sursis, pour avoir déversé plusieurs tonnes de fumier devant le parlement européen, et pour avoir menacé plusieurs représentants du lobby agricole.
Mardi
Pierre avait eu une journée chargée. Après une visite aux personnes âgées, un déjeuner en compagnie de jeunes prêtres nouvellement ordonnés, Pierre s’était rendu au Secours catholique. Sur le chemin du retour, alors que le jour commençait à décliner, un journal local abandonné sur une table de café attira son attention : « Toujours aucune nouvelle de Gérard Vannier »
Comme chaque soir, Jean déposa un plateau repas à l’intérieur de la cellule. Le prisonnier était debout, appuyé sur la vitre, les cheveux sales, hirsutes. Ses vêtements, portés depuis plusieurs jours, avaient perdu tout leur éclat.
- Pourquoi me voulez-vous du mal ?
- Vous ai-je fait du mal ?
- Ah, Dieu merci, vous parlez !
- Laissez Dieu en dehors de cette histoire.
- Pourquoi me maintenez-vous prisonnier ?
- Pour avoir des explications.
- A quel propos ?
- Pour répondre de vos actes.
- Mais vous vous prenez pour qui ? Un juge ? Un justicier ? Dieu ?
Une pulvérisation se fit entendre dans un coin de la pièce.
- Et c’est quoi, bon sang, ce truc que vous pulvérisez ?
- Du Cipronil
- Du Cip... mais vous m’empoisonnez...
- Je croyais que ce produit était sans danger, que depuis 15 ans, il avait fait ses preuves, sans le moindre problème. Ce sont vos propres termes.
- Oui, enfin, il doit être utilisé en milieu ouvert. Pas dans une pièce fermée.
- Mais puisqu’il est sans danger...
- Oui, mais il faut s’en servir dans les conditions adéquates, sinon...
- Sinon, il provoque le cancer, la maladie de Parkinson...
- Ce ne sont que des allégations. Rien n’a jamais été prouvé.
- Alors vous continuerez à en recevoir une dose chaque demi-heure.
- C’est de la torture ! Vous me détenez abusivement !
- Et vous ? Avez-vous le droit de mettre sur le marché des produits dangereux, mortels ? Des produits qui ont tué ma fille et qui sont en train de tuer ma femme.
- Vous exagérez. Nos produits sont testés sérieusement, sous le contrôle de spécialistes et de médecins indépendants.
- Spécialistes que vous payez !, sur lesquels vous faites pression, pour qu’ils minimisent les dangers liés à vos pesticides, à vos fertilisants. Vous savez ! Vous savez depuis des années que le Cipronil est dangereux, que des dizaines de personnes sont mortes de cancer à cause de cet insecticide.
- Les causes des cancers sont multiples. Vous n’avez aucune preuve.
- Mais vous vous en avez. Vous en avez depuis longtemps. Et vous les cacher.
- Balivernes
- Très bien. Mais vous allez devoir payer pour vos pêchés.
Gérard Vannier sourit.
- Mes pêchés ?
- Oui, les sept pêchés capitaux ! Tout d’abord l’orgueil ; l’orgueil d’avoir voulu construire, seul, une entreprise, de l’avoir dirigé seul pendant trente-cinq ans, d’avoir toujours refusé de l’introduire en bourse, d’avoir refusé toute contestation.
- Est-ce un mal d’être déterminé ?
- L’avarice ! Cette avarice qui vous pousse à licencier trois-cents employés cette année, alors que vos comptes sont bénéficiaires, alors que vous avez, encore cette année, augmenté votre salaire. Mais cette avarice trouve peut être sa cause dans la jalousie ; cette jalousie envers votre concurrent allemand, Paler, plus puissant, mieux organisé. Une jalousie, presque aveugle. Paler se lance dans les OGM, vous créez une section OGM, en dépit des risques environnementaux et de toute logique de développement. Et donc, l’envie ; l’envie de surpasser votre rival d’outre-Rhin. Cette envie qui vous a poussé à tenter de vous associer avec le géant italien Corelli, pour devenir le premier groupe de fertilisants européens, pour surpasser le rival allemand.
- Pardonnez-moi d’avoir de l’ambition !
- La colère, quand la famille Corelli a préféré choisir le projet de l’américain Brill plutôt que le vôtre. Vous avez déversé votre haine dans la presse, parlé de trahison européenne.
- Vous ne connaissez rien au monde des affaires.
- La gourmandise. Le moins pire des pêchés, me direz-vous. Mais une gourmandise qui vous fait atteindre aujourd’hui les cent-vingt kilos. La luxure, enfin. Je vous pensais un mari honnête, un père de famille exemplaire. Quelle ne fut ma surprise jeudi lorsque j’ai vu débarquer cette jeune fille, Julia, à votre chalet d’Embrun.
Le visage de Gérard Vannier se fermait de plus en plus.
- Je dois bien dire qu’elle a contrarié mes plans. Mon enlèvement a dû attendre son départ. Enfin, je me suis posé la question de votre paresse. Vous êtes, je le reconnais, un travailleur acharné. Vous ne comptez pas vos efforts pour votre entreprise. Seulement, la paresse consiste aussi à ne pas avoir envie de faire ce qu'il serait, en principe nécessaire, que l'on fasse, pour soi ou pour les autres, afin de mieux vivre. Et dans ce sens, je ne peux que vous accabler. Votre paresse, rejoignant votre avarice, vous incite à ne pas chercher de meilleure solution à vos produits, pourtant néfastes. Votre budget de recherche pour remplacer le Cipronil, par exemple, est quasiment nul. Vous avez préféré faire jouer vos relations pour le maintenir en vente, plutôt que de l’améliorer ou de le changer. En fait, la santé des gens ne vous intéresse pas. Vous ne vous préoccupez pas de savoir s’ils vont bien vivre ou mieux vivre. Seuls comptent vos profits.
- C’est facile de m’accabler. Seulement, mes fertilisants et mes pesticides permettent aux plantes de mieux pousser. Donc mon entreprise nourrit la population. Comment pensez-vous faire vivre neuf milliards de personnes sans produits phytosanitaires ?
- Mais à quel prix ?
- Ma société embauche, elle fait vivre plus de cinq-mille personnes.
- Mais combien en tue-t-elle ?
- Ce ne sont que des mensonges.
- Ah ! Parlons-en, de mensonges ! Le mensonge n’est pas un pêché capital. Mais qu’il est capital dans votre vie ! Vous mentez à vos acheteurs en leur faisant croire que vos produits sont sains. Vous mentez à vos employés en leur assurant qu’ils peuvent être fiers de leur entreprise. Vous mentez aux consommateurs en leur affirmant que les produits traités ne contiennent pas de substances toxiques. Vous mentez à votre femme, en lui cachant l’existence de votre maîtresse. Vous vous mentez à vous même en vous persuadant que vous œuvrez pour le bien.
Alors qu’il prononçait cette dernière phrase, Jean alla chercher un bidon.
- Ce ne sont que des foutaises, des allégations d’écologistes primaires qui n’ont aucune idée de ce qu’a dû être la lutte pour la sécurité alimentaire après la guerre, qui n’ont aucune notion d’économie. En écoutant les élucubrations de Gérard, Jean descendit des étagères une demi-douzaine de produits phytosanitaires de la marque Fertilizen. En tremblotant, il dévissa le premier bouchon et en vida le contenu dans le bidon.
- Vous n’avez pas idée de ce qu’est gérer une entreprise au jour le jour. Trouver des partenaires, trouver des clients, conquérir des parts de marché.
La main toujours tremblante, Jean dévissa un deuxième flacon, et le versa également dans le bidon.
- Vous savez, le marché unique européen a créé beaucoup d’instabilité. Il faut sans cesse prouver, sans cesse innover, sans cesse promouvoir. Que faites-vous ?
Jean terminait de vider le contenu d’une troisième bouteille.
- Je prépare votre prochaine mixture, celle que je vais pulvériser chaque quart d’heure dans votre cellule en remplacement du Cipronil.
- Mais vous allez me tuer.
Jean agitait le bidon pour brasser le contenu.
- Arrêtez tout de suite !
- Ce ne sont que de bons produits... les vôtres.
- Mais ils ne sont pas faits pour être mélangés de la sorte.
- Vous avez dit tout à l’heure que vos produits étaient testés sérieusement.
Jean installa la pompe aérosol sur le réservoir. Un moteur effectua la mise sous pression. Une première pulvérisation se fit entendre.
- Arrêtez ! Débranchez tout !
Gérard commençait à paniquer. Il protégea son appareil respiratoire à l’aide de sa manche.
- Enlevez tout. C’est dangereux. L’effet... l’effet cocktail. On ignore tout des conséquences.
- Expliquez face caméra, monsieur Vannier.
- Le mélange de substances chimiques peut démultiplier leurs effets toxiques. On ne sait quasiment rien des effets combinés des pesticides. Deux substances réputées non toxiques peuvent le devenir lorsqu’on les mélange.
Un autre « pschitt » se fit entendre.
- Mais pourquoi pulvérisez-vous encore ?
- Etrange, c’est peut être détraqué.
- Arrêtez, arrêtez, votre mélange peut être mortel.
- Vous vous souciez de votre santé ? Pourquoi vous souciez-vous si peu de celle de vos concitoyens ?
Nouvelle projection.
- Oui, c’est dangereux. Le mélange des substances peut être nocif.
Mais, comprenez, on ne peut pas tester toutes les combinaisons en laboratoire.
- Nous aurons au moins essayé une combinaison ce soir : Herbistop, Fonginet, Garvesil.
- Stoppez tout... S’il vous plaît!
Gérard commença à pleurer.
- Des preuves, monsieur Vannier, je veux des preuves que vos produits sont nocifs !
Nouvelle pulvérisation
- Dans mon coffre, dans mon bureau, des rapports d’experts... que j’ai dissimulés.
- Comment puis-je y accéder ?
- Vous demandez à ma secrétaire, elle vous ouvrira mon bureau. Le code du coffre-fort est 612 587. Il y a tout.
- Et le Cipronil ?
- Cancérigène. J’ai les preuves depuis des années. Mais par pitié, arrêtez les pulvérisations.
Gérard fondit en sanglots, le corps allongé sur le sol.
Jean avait les larmes aux yeux. La bataille avait cessé. L’ennemi s’était rendu. Il avait gagné. Il avait enfin les preuves.
Nouvelle pulvérisation
- Libérez-moi...
Jean le regarda, misérable ; cet homme qu’il avait tant haï, qu’il avait tant combattu, à qui il avait souhaité tant de mal. Il implorait sa libération. Il implorait sa miséricorde.
- Non ! De compassion, il n’y aura pas.
- Jean, non !
Une voix s’éleva de la pénombre. Pierre fit son apparition.
- Jean, vous ne pouvez pas. Vous n’êtes pas ce genre d’hommes.
- Mais que savez-vous de moi ? Que savez-vos de mes souffrances ?
- Jean, Dieu vous regarde. Dieu est avec vous.
- Où était-il, Dieu, quand ma fille, de six ans, a déclaré un cancer ? Où était-il quand elle a perdu ses cheveux ? Quand elle a perdu l’appétit ? Quand elle a perdu ses forces jour après jour ? Où était-il quand elle souffrait ? Où était-il quand je l’ai perdue, ma fille ? Quand je pleurais ? Où est-il maintenant, alors que ma femme est rongée par le même mal, seule dans sa chambre d’hôpital ?
- Dieu a donné son fils pour les hommes.
Pschitt
- Moi, je n’ai rien voulu donné, et j’ai perdu ma famille... A cause de cet homme...
- La justice de Dieu et celle des hommes se chargeront de lui.
- La justice des hommes ne fait rien ! Elle rejette mes demandes d’interdiction de produits nocifs. Elle laisse ce criminel en liberté. Elle le laisse s’enrichir pendant que d’autres s’empoisonnent.
- En l’intoxicant, vous ne valez pas mieux que lui. L’empoisonner ne vous ramènera pas votre fille et ne guérira pas votre femme.
Jean fondit en larmes à son tour, en silence.
- En assassinant cet homme, c’est toute l’humanité que vous assassinez.
Jean continuait de pleurer.
- La police va arriver. Débranchez l’aérosol, je témoignerai de vos regrets, je témoignerai en votre faveur.
Jean sécha ses larmes.
- Je peux laisser l’aérosol. Il ne projette rien d’autre que de l’eau et du parfum depuis le début. Quant à cet homme, je ne lui pardonnerai pas. Mais vous avez raison, je veux juste que justice soit faite.
Jean sortit de la maison les mains sur la tête. Le gyrophare de la police éclairait la cour de la maison. L’agent lui passa les menottes et le conduisit à l’intérieur du véhicule.