Au carrefour de la Motte, il avait calé. Malgré plusieurs tentatives, la Renault 8 avait refusé de démarrer. Pourtant, il avait fait le plein la veille. Il parvint à la pousser sur le... [+]
- Myriam Créations bonjour !... Ah bonjour Madame Barbier ! Un rendez-vous ? Mais pas de problème... pour vous il y a toujours de la place. On dit jeudi à 11 heures ? Parfait !... C’est ça à bientôt !
Myriam la patronne du salon raccrocha le téléphone en même temps que son sourire. Myriam de son vrai nom Lucette Ponsard, mais Myriam ça faisait mieux pour un salon et puis « Créations » ça sonnait bien pour ce quartier un peu huppé.
- Sandrine, n’oubliez pas Madame Lorenzo sous son casque ! Elodie, allez me chercher des serviettes... décidément les filles si j’étais pas là !
- Myriam Créations bonjour ! un rendez-vous ? quittez pas j’vais voir ! Qui vous coiffe d’habitude ? Sandrine ? C’est juste pour un brushing ? On a fait la teinture la dernière fois ?... mmhh...vendredi 15 heures ? C’est noté ! Merci à bientôt
L’homme poussa la porte du salon et se campa devant la caisse. Pour Myriam un homme avec une cravate et un attaché-case, ça sentait le représentant. Elle savait les flairer, Myriam. Elle allait l’expédier vite fait bien fait ! « On n’a pas idée de venir proposer sa camelote juste avant les fêtes ! »
C’est pourquoi ? lança-t-elle sèchement
- Pour une coupe, c’est possible ? demanda l’homme
Myriam qui n’avait pas sa pareille pour retrouver le sourire dès qu’une visite devenait synonyme de recette, se fit aussitôt plus aimable.
- Nous sommes bien bousculés mais nous allons arranger ça. Elodie où vous en êtes ?
- J’finis d’poser les bigoudis à Madame Berland !
- Parfait après vous vous occuperez du monsieur... puis se tournant vers ce dernier, dans un p’tit quart d’heure on s’occupe de vous !
L’homme n’attendit même pas la fin de la phrase « en attendant installez-vous ! » et se dirigea vers les sièges inoccupés dans le fond du salon
- Vanessa, vestiaire !
La petite shampouineuse tendit un cintre à l’homme qui disposa sa veste et son lourd blouson de cuir dessus
- Vanessa, chouinegomme ! combien de fois faudra-t-il que je vous le dise ?
La jeune fille haussa les yeux au ciel sans se rendre compte que sa patronne l’observait dans le miroir
- Et pas de remarque s’il vous plaît !
Vanessa Constantilescu était la dernière apprentie que Myriam avait embauchée. Elle pensait avoir fait une bonne œuvre en acceptant cette gamine qui était la fille d’une cliente.
« Pensez donc, le père les a abandonnées quand la petite avait à peine un an ! »
Myriam qui ne se privait guère de le rappeler aux autres clientes, jouissait ainsi d’une solide réputation de Sœur Emmanuelle.
Pendant ce temps l’homme s’était installé. La quarantaine, dégarni il ne semblait pas très causant. Il souleva machinalement le paquet de revues : Paris-Match, Voici, Gala, quelques revues de coiffure... rien de passionnant. Il abandonna aussitôt ses projets de lecture.
Pendant ce temps la ruche continuait de bourdonner. L’homme observait la scène d’un air détaché. Les « Myriam Créations » et les remarques péremptoires de la patronne semblaient le laisser de marbre. Il semblait plus intéressé par la silhouette pubère de l’apprentie.
« Encore un de ces vieux cochons qui s’intéressent aux gamines ! » pensa Myriam à qui rien n’échappait
- Et vous Madame Lorenzo vous faîtes quoi pour le réveillon ?
- Oh, on fait ça chez mes parents avec ma sœur, comme les autres années !
- Vous avez raison, en famille c’est bien !
- On aurait bien aimé faire un réveillon dansant mais tout était pris
- Un réveillon c’est pas mal aussi. On l’a fait y a trois ans avec mon mari mais j’trouve que c’est cher pour ce que c’est !...
Madame Lorenzo s’apprêtait à énumérer les arguments en faveur du réveillon dansant mais Myriam la coupa net !
- Vanessa, occupez-vous de Monsieur !
La petite shampouineuse afficha un sourire un brin nunuche et pria le client de « passer au bac »
Celui-ci gagna la rangée de sièges équipés de bacs à shampooing en plastique.
- Ça va, vous êtes bien installé ?
- Mmmhh ! fut sa seule réponse
- Vous pouvez vous avancer un peu s’il vous plaît que je vous mette une serviette
D’un geste maladroit la jeune fille glissa le rebord de la serviette entre la nuque et le col de son client, lui arrachant une grimace qui n’échappa pas à sa patronne
- Excusez- la Monsieur, elle débute fit elle d’un air condescendant !
L’homme se contenta d’un vague rictus balayant la futilité de l’évènement.
- N’étranglez pas nos clients, enfin Vanessa !
- Ça va pour la température ?
En même temps l’homme sentit l’eau tiède glisser sur sa tête. La main de la shampouineuse mouilla délicatement ses cheveux. L’homme sembla se détendre un peu et ferma les yeux, confiant sa chevelure aux bons soins de la gamine.
Les vitrines du salon étaient couvertes de buée. On pouvait y lire les messages que Myriam avait mis tout un dimanche à étaler. Les « Joyeux Noël » et les « Bonne année » se bousculaient avec les branches de houx et les Pères Noël.
Les clientes trouvaient ça « super ».
« J’ai été prix de dessin en troisième ! » leur avait précisé Myriam
Après avoir rincé et re-shampouiné son client, Vanessa passa au rinçage final. Elle prit soin de chasser les dernières traces savonneuses des oreilles puis essuya les cheveux. Pas trop, pour faciliter la coupe.
- Vous pouvez vous asseoir là-bas ! dit-elle en désignant le coin du salon réservé aux messieurs. Maintenant Elodie va s’occuper de vous !...
L’homme ne broncha pas. Les yeux mi-clos, il semblait dormir ;
- Monsieur, c’est terminé vous pouvez vous lever ! répéta Vanessa en étouffant un petit rire
Sa patronne comprit la scène dans le miroir. Elle se retourna
- Il dort ? susurra-t-elle en direction de son apprentie
Vanessa fit « oui ! » de la tête en mettant sa main devant sa bouche pour ne pas éclater de rire. Elle tapota la main qui était posée sur l’accoudoir mais celle-ci glissa sans provoquer de réaction chez le client.
- Madame, il ne bouge plus, il est mort ! hurla-t-elle paniquée
Son cri fit sursauter toutes les clientes et réveilla en sursaut celles qui s’endormaient sous leur casque.
- Ne dîtes pas de bêtises, voyons, c’est juste un petit malaise... Monsieur, vous m’entendez ? Répondez-moi ? demanda Myriam qui s’était souvenue d’avoir vu ça dans une série policière.
Devant l’absence de réaction elle entreprit de lui prendre le pouls, mais incapable de le localiser avec précision elle finit par conclure
- Il n’a pas l’air bien, il faudrait appeler les pompiers !... Elodie ?
- C’est quel numéro Madame ?
- Le 18, fit une cliente et n’oubliez pas de leur donner l’adresse du salon !
Elodie composa le numéro fébrilement
- Allo, les pompiers, bonjour, c’est le salon Myriam Créations ici ! Vous pouvez venir on a un client qui a pris un malaise ! S’il est conscient ? Non, non y bouge plus, y répond pas non plus ! Non il est pas tombé, il a la tête dans le bac à shampooing !...
- Oh quelle gourde ! s’exclama la patronne. Dîtes leur qu’ils se dépêchent
- Y faut faire vite ! ajouta Elodie pensant que les pompiers n’attendaient que son signal pour envoyer un véhicule. On est au 33 rue Constant !... Y z’arrivent ! conclut-elle triomphante
- Vous devriez dégrafer sa cravate ! conseilla une cliente
- On devrait peut-être l’allonger par terre ajouta une autre
Myriam desserra le nœud de cravate et libéra avec peine le dernier bouton de sa chemise. Le client était livide.
- Il faudrait prévenir sa famille ! Vanessa, regardez dans ses poches s’il a des papiers
L’apprentie fouilla une à une les poches de sa veste et du lourd blouson de cuir mais ne trouva qu’un billet de vingt euros et quelques pièces.
- Il avait une valise ! s’écria Myriam. Elle est où sa valise ?
- Je l’ai mise dans le placard, elle gênait le passage ! s’excusa Elodie
- Et bien amenez la, on va voir ce qu’il y a dedans !
Elodie rapporta l’attaché case et laissa à sa patronne le soin de l’ouvrir. A leur grand étonnement il ne contenait que le journal et un plan de la ville mais aucun papier, aucune carte de visite, aucun indice permettant d’identifier l’homme et de prévenir sa famille.
- Mais comment on va prévenir si on sait même pas qui c’est ? s’exclama Myriam qui, pour la première fois, semblait avouer son impuissance. Quelqu’un l’a déjà vu dans le quartier ?
Plusieurs se levèrent, et tout en se tenant à bonne distance, dévisagèrent l’inconnu.
- C’est pas quelqu’un d’ici ! dit l’une
- Non vraiment, sa tête ne me dit rien, reprit une autre
La sirène des pompiers se fit entendre. Leur véhicule s’arrêta devant le salon. Quatre jeunes pompiers descendirent équipés de leur radio et d’une bouteille d’oxygène. Leur carrure rassura Myriam et ses clientes. Des secouristes aussi impressionnants allaient sûrement sauver le malheureux.
Une autre sirène s’approchait et un véhicule du SAMU s’arrêta derrière celui des pompiers. Une femme médecin, stéthoscope autour du cou pénétra dans le salon, suivie de deux infirmiers portant de lourdes valises. Les pompiers allongèrent le client sur le sol et lui posèrent un masque sur le visage. Le sifflement de la bouteille d’oxygène annonça le début des opérations.
Le médecin après avoir pris son pouls et écouté le cœur fit une moue dubitative qui laissait planer un doute quant aux chances de ranimer le client.
Myriam, pressentant les difficultés qui s’annonçaient et l’image qu’allait donner une telle intervention à son commerce demanda à ses employées de finir leur travail. A contrecœur, elle conseilla même aux clientes qui arrivaient pour leur rendez-vous de repasser plus tard « sinon on va pas y arriver avec tout ce remue ménage ! »
Avec délicatesse, les pompiers déplacèrent le client dans l’arrière boutique. Plus personne ne disait mot attendant avec anxiété le diagnostic des secouristes. Une voiture banalisée de la police s’arrêta devant le salon, joignant la lumière bleue de son gyrophare à celui des deux précédents véhicules. Deux inspecteurs pénétrèrent exhibant aussitôt leurs cartes de police. Calepin en main, ils pressèrent Myriam de questions : « Connaissait-elle ce client ? L’avait-elle déjà aperçu dans le quartier ? » L’air agacé, Myriam répondit que non, demanda pourquoi les pompiers n’emmenaient pas son client à « l’hosto », que pour un commerce ça faisait pas bon effet d’avoir la police et les pompiers dans le magasin. Les policiers habitués à ce genre de remarques ne relevèrent pas, se contentant de poser les questions d’usage.
Après une demi-heure de massage cardiaque et de défibrillateur, les secouristes se rendirent à l’évidence et constatèrent le décès du malheureux. « Il est à vous ! » lança le médecin du SAMU aux policiers. « Ça va être coton de savoir qui c’est ! Avec le bol qu’on a ces temps, si ça se trouve il est même pas fiché, ce con ! »
Le policier se souvint qu’il n’était pas dans son commissariat : « Pardon, Mesdames ! ». Les pompiers étendirent l’inconnu sur une civière et le recouvrirent d’un drap avant de le conduire à l’hôpital.
Les inspecteurs, prirent congé de la patronne :
- Restez à notre disposition, on aura peut être besoin de vous !
- Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus ! rétorqua Myriam en reconduisant les inspecteurs vers la sortie
Elle aurait voulu en rajouter sur les conséquences de cette affaire sur son salon mais se ravisa aussitôt en se disant que « moins les flics resteraient, mieux ça vaudrait ! »
- Et ben vous parlez d’une histoire ! On avait bien besoin de ça !
Personne ne releva. Les employées expédièrent les dernières clientes.
Trois jours plus tard, Lucette Ponsard venait tout juste de se remettre de cette affaire et l’activité du salon n’avait pas ralenti bien au contraire.
Elle se disait que finalement la mort de ce malheureux avait été une aubaine. D’anciennes clientes qui lui avaient fait quelques infidélités avaient même pris rendez-vous avec le secret espoir d’en savoir plus sur l’inconnu. Elle laissait la radio branchée en permanence sur la station FM locale. Un jeune journaliste était venu l’interroger la veille et elle attendait son passage à la radio. Des clientes lui avaient dit qu’on avait parlé plusieurs fois de son salon aux informations
- On ne m’empêchera pas de penser que ce type n’était pas net ! Confiait-elle à ces clientes. Enfin, quand on se balade sans papiers sur soi c’est qu’on n’a pas la conscience tranquille
- Il en voulait peut-être à votre caisse ? avait suggéré madame Lorenzo qui était repassé pour se faire « donner un coup de peigne »
- C’est ce que je me suis dit mais il aurait eu une arme sur lui...
- Vous avez raison et puis pourquoi se faire laver les cheveux ? A propos et votre petite Vanessa ?
- Celle-là j’aimerais bien savoir ce qu’elle fabrique. Deux jours que j’ai pas de nouvelles...
- Cette affaire a dû la remuer
- Je veux bien que ça l’ait remuée mais elle aurait pu m’appeler. Me lâcher la veille des fêtes. Ces gamines ça profite de la moindre occasion pour pas bosser. De mon temps on risquait pas de faire ça à sa patronne
- M’en parlez pas, à la boulangerie mon mari a les mêmes problèmes avec ses apprentis et quand il leur fait une remarque, ils lui répondent. Avec ce qu’on fait pour eux.
- Bonjour Madame Cartalas, installez-vous. Je finis madame Lorenzo et je m’occupe de vous...
Le jingle de la station locale annonça le début du journal. Myriam, le peigne en l’air intima le silence à tout le monde
- Baissez-moi ce casque Elodie, il fait un boucan d’enfer !
Tout le monde était suspendu à la voix du journaliste qui égrenait les nouvelles internationales puis nationales. On passa ensuite à la rubrique « préparons les fêtes ! » avec l’interview d’un grand traiteur local qui rappela que les consommateurs aimaient toujours autant le foie gras et les queues de langoustes mais que la dinde était en perte de vitesse. Un pâtissier déclara que la bûche glacée avait remplacé la bûche traditionnelle à la crème au beurre, parfum chocolat ou moka.
- Pourtant j’aimais bien la bûche au moka ! lança tout fort une cliente.
Le regard que lui lança la patronne la rappela immédiatement au silence qu’exigeait l’écoute du bulletin d’informations.
«... et maintenant passons aux nouvelles locales avec cette dramatique affaire de l’inconnu du salon... »
Lucette se redressa d’un coup comme une diva qui va entrer en scène. « Ça va être à moi ! » pensa-t-elle
«... Chacun se souvient de ce fait divers. Un inconnu est décédé dans le salon Myriam Créations, au début de la semaine. Rappel des faits avec Madame Ponsard, la gérante du petit salon. Une interview de Laurent Brochard.
- Petit salon, petit salon, faut quand même pas exagérer, se courrouça la patronne.
L’interview dura moins de quinze secondes, se résumant à deux ou trois phrases banales de Myriam qui avouait qu’elle n’avait jamais vu cet homme et qu’elle se demandait pourquoi il était venu mourir dans son salon.
Le journaliste poursuivit en rappelant les difficultés d’une telle enquête.
- Mais c’est pas possible ! Ils ont tout coupé... quand je pense que ce journaliste m’a fait perdre au moins une demi-heure. Tout ça pour garder trois phrases !
«... Voyons maintenant où en sont les recherches avec une interview du Commissaire Ledru. Un reportage de Sophie Lharmonnier »
Cette fois-ci l’interview dura beaucoup plus longtemps. Le Commissaire était fier de pouvoir annoncer que l’individu avait été identifié. Ses services n’avaient pas eu de difficultés car l’homme était fiché. Le journaliste passa ensuite la parole à un de ses confrères spécialement chargé du dossier
«... nous retrouvons maintenant Bertrand de la Porte en direct du cimetière où se déroulent les obsèques de celui qu’on surnomme l’inconnu du salon Marie Créations ! »
- Myriam, pas Marie ! Mais quel imbécile ! Tapa du pied Myriam, de plus en plus furieuse contre la station.
«... Bertrand, vous nous entendez ? »
« Et bien oui Grégoire, je vous entends très bien. Comme vous l’avez dit, l’inconnu n’en est plus un et les services de police l’ont finalement identifié. Il s’agit, ou plutôt, il s’agissait d’un immigré roumain connu des services de renseignement dans le cadre d’une affaire d’espionnage industriel. Nous sommes actuellement près du petit cimetière où il reposera désormais. Par souci de discrétion la famille n’a pas souhaité que nous divulguions le lieu de sa dernière demeure. Dimitri Constantilescu puisque c’est son nom, vient d’être inhumé en présence de son ex-compagne et de sa fille Vanessa qui, ironie du sort travaillait dans le salon. C’est seulement il y a deux jours qu’elle a appris que celui à qui elle venait de laver les cheveux était son père biologique. Il les avait abandonnées sa mère et elle, alors qu’elle n’était qu’un bébé. Une affaire bien triste mais qui se termine presque comme un conte de Noël avec un adieu en forme de pardon de la part de ces deux femmes éplorées. Voilà, c’était Bertrand de la Porte en direct d’un petit cimetière des environs de Lyon ! A vous Grégoire ! »
« Merci Bertrand. Nous recevrons prochainement Vanessa et sa Maman pour évoquer plus en détails la vie tumultueuse de cet homme que nous appellerons longtemps encore l’inconnu du salon ! Maintenant voyons ce que nous réserve la météo pour les fêtes avec Marie-Laure ! »
Myriam la patronne du salon raccrocha le téléphone en même temps que son sourire. Myriam de son vrai nom Lucette Ponsard, mais Myriam ça faisait mieux pour un salon et puis « Créations » ça sonnait bien pour ce quartier un peu huppé.
- Sandrine, n’oubliez pas Madame Lorenzo sous son casque ! Elodie, allez me chercher des serviettes... décidément les filles si j’étais pas là !
- Myriam Créations bonjour ! un rendez-vous ? quittez pas j’vais voir ! Qui vous coiffe d’habitude ? Sandrine ? C’est juste pour un brushing ? On a fait la teinture la dernière fois ?... mmhh...vendredi 15 heures ? C’est noté ! Merci à bientôt
L’homme poussa la porte du salon et se campa devant la caisse. Pour Myriam un homme avec une cravate et un attaché-case, ça sentait le représentant. Elle savait les flairer, Myriam. Elle allait l’expédier vite fait bien fait ! « On n’a pas idée de venir proposer sa camelote juste avant les fêtes ! »
C’est pourquoi ? lança-t-elle sèchement
- Pour une coupe, c’est possible ? demanda l’homme
Myriam qui n’avait pas sa pareille pour retrouver le sourire dès qu’une visite devenait synonyme de recette, se fit aussitôt plus aimable.
- Nous sommes bien bousculés mais nous allons arranger ça. Elodie où vous en êtes ?
- J’finis d’poser les bigoudis à Madame Berland !
- Parfait après vous vous occuperez du monsieur... puis se tournant vers ce dernier, dans un p’tit quart d’heure on s’occupe de vous !
L’homme n’attendit même pas la fin de la phrase « en attendant installez-vous ! » et se dirigea vers les sièges inoccupés dans le fond du salon
- Vanessa, vestiaire !
La petite shampouineuse tendit un cintre à l’homme qui disposa sa veste et son lourd blouson de cuir dessus
- Vanessa, chouinegomme ! combien de fois faudra-t-il que je vous le dise ?
La jeune fille haussa les yeux au ciel sans se rendre compte que sa patronne l’observait dans le miroir
- Et pas de remarque s’il vous plaît !
Vanessa Constantilescu était la dernière apprentie que Myriam avait embauchée. Elle pensait avoir fait une bonne œuvre en acceptant cette gamine qui était la fille d’une cliente.
« Pensez donc, le père les a abandonnées quand la petite avait à peine un an ! »
Myriam qui ne se privait guère de le rappeler aux autres clientes, jouissait ainsi d’une solide réputation de Sœur Emmanuelle.
Pendant ce temps l’homme s’était installé. La quarantaine, dégarni il ne semblait pas très causant. Il souleva machinalement le paquet de revues : Paris-Match, Voici, Gala, quelques revues de coiffure... rien de passionnant. Il abandonna aussitôt ses projets de lecture.
Pendant ce temps la ruche continuait de bourdonner. L’homme observait la scène d’un air détaché. Les « Myriam Créations » et les remarques péremptoires de la patronne semblaient le laisser de marbre. Il semblait plus intéressé par la silhouette pubère de l’apprentie.
« Encore un de ces vieux cochons qui s’intéressent aux gamines ! » pensa Myriam à qui rien n’échappait
- Et vous Madame Lorenzo vous faîtes quoi pour le réveillon ?
- Oh, on fait ça chez mes parents avec ma sœur, comme les autres années !
- Vous avez raison, en famille c’est bien !
- On aurait bien aimé faire un réveillon dansant mais tout était pris
- Un réveillon c’est pas mal aussi. On l’a fait y a trois ans avec mon mari mais j’trouve que c’est cher pour ce que c’est !...
Madame Lorenzo s’apprêtait à énumérer les arguments en faveur du réveillon dansant mais Myriam la coupa net !
- Vanessa, occupez-vous de Monsieur !
La petite shampouineuse afficha un sourire un brin nunuche et pria le client de « passer au bac »
Celui-ci gagna la rangée de sièges équipés de bacs à shampooing en plastique.
- Ça va, vous êtes bien installé ?
- Mmmhh ! fut sa seule réponse
- Vous pouvez vous avancer un peu s’il vous plaît que je vous mette une serviette
D’un geste maladroit la jeune fille glissa le rebord de la serviette entre la nuque et le col de son client, lui arrachant une grimace qui n’échappa pas à sa patronne
- Excusez- la Monsieur, elle débute fit elle d’un air condescendant !
L’homme se contenta d’un vague rictus balayant la futilité de l’évènement.
- N’étranglez pas nos clients, enfin Vanessa !
- Ça va pour la température ?
En même temps l’homme sentit l’eau tiède glisser sur sa tête. La main de la shampouineuse mouilla délicatement ses cheveux. L’homme sembla se détendre un peu et ferma les yeux, confiant sa chevelure aux bons soins de la gamine.
Les vitrines du salon étaient couvertes de buée. On pouvait y lire les messages que Myriam avait mis tout un dimanche à étaler. Les « Joyeux Noël » et les « Bonne année » se bousculaient avec les branches de houx et les Pères Noël.
Les clientes trouvaient ça « super ».
« J’ai été prix de dessin en troisième ! » leur avait précisé Myriam
Après avoir rincé et re-shampouiné son client, Vanessa passa au rinçage final. Elle prit soin de chasser les dernières traces savonneuses des oreilles puis essuya les cheveux. Pas trop, pour faciliter la coupe.
- Vous pouvez vous asseoir là-bas ! dit-elle en désignant le coin du salon réservé aux messieurs. Maintenant Elodie va s’occuper de vous !...
L’homme ne broncha pas. Les yeux mi-clos, il semblait dormir ;
- Monsieur, c’est terminé vous pouvez vous lever ! répéta Vanessa en étouffant un petit rire
Sa patronne comprit la scène dans le miroir. Elle se retourna
- Il dort ? susurra-t-elle en direction de son apprentie
Vanessa fit « oui ! » de la tête en mettant sa main devant sa bouche pour ne pas éclater de rire. Elle tapota la main qui était posée sur l’accoudoir mais celle-ci glissa sans provoquer de réaction chez le client.
- Madame, il ne bouge plus, il est mort ! hurla-t-elle paniquée
Son cri fit sursauter toutes les clientes et réveilla en sursaut celles qui s’endormaient sous leur casque.
- Ne dîtes pas de bêtises, voyons, c’est juste un petit malaise... Monsieur, vous m’entendez ? Répondez-moi ? demanda Myriam qui s’était souvenue d’avoir vu ça dans une série policière.
Devant l’absence de réaction elle entreprit de lui prendre le pouls, mais incapable de le localiser avec précision elle finit par conclure
- Il n’a pas l’air bien, il faudrait appeler les pompiers !... Elodie ?
- C’est quel numéro Madame ?
- Le 18, fit une cliente et n’oubliez pas de leur donner l’adresse du salon !
Elodie composa le numéro fébrilement
- Allo, les pompiers, bonjour, c’est le salon Myriam Créations ici ! Vous pouvez venir on a un client qui a pris un malaise ! S’il est conscient ? Non, non y bouge plus, y répond pas non plus ! Non il est pas tombé, il a la tête dans le bac à shampooing !...
- Oh quelle gourde ! s’exclama la patronne. Dîtes leur qu’ils se dépêchent
- Y faut faire vite ! ajouta Elodie pensant que les pompiers n’attendaient que son signal pour envoyer un véhicule. On est au 33 rue Constant !... Y z’arrivent ! conclut-elle triomphante
- Vous devriez dégrafer sa cravate ! conseilla une cliente
- On devrait peut-être l’allonger par terre ajouta une autre
Myriam desserra le nœud de cravate et libéra avec peine le dernier bouton de sa chemise. Le client était livide.
- Il faudrait prévenir sa famille ! Vanessa, regardez dans ses poches s’il a des papiers
L’apprentie fouilla une à une les poches de sa veste et du lourd blouson de cuir mais ne trouva qu’un billet de vingt euros et quelques pièces.
- Il avait une valise ! s’écria Myriam. Elle est où sa valise ?
- Je l’ai mise dans le placard, elle gênait le passage ! s’excusa Elodie
- Et bien amenez la, on va voir ce qu’il y a dedans !
Elodie rapporta l’attaché case et laissa à sa patronne le soin de l’ouvrir. A leur grand étonnement il ne contenait que le journal et un plan de la ville mais aucun papier, aucune carte de visite, aucun indice permettant d’identifier l’homme et de prévenir sa famille.
- Mais comment on va prévenir si on sait même pas qui c’est ? s’exclama Myriam qui, pour la première fois, semblait avouer son impuissance. Quelqu’un l’a déjà vu dans le quartier ?
Plusieurs se levèrent, et tout en se tenant à bonne distance, dévisagèrent l’inconnu.
- C’est pas quelqu’un d’ici ! dit l’une
- Non vraiment, sa tête ne me dit rien, reprit une autre
La sirène des pompiers se fit entendre. Leur véhicule s’arrêta devant le salon. Quatre jeunes pompiers descendirent équipés de leur radio et d’une bouteille d’oxygène. Leur carrure rassura Myriam et ses clientes. Des secouristes aussi impressionnants allaient sûrement sauver le malheureux.
Une autre sirène s’approchait et un véhicule du SAMU s’arrêta derrière celui des pompiers. Une femme médecin, stéthoscope autour du cou pénétra dans le salon, suivie de deux infirmiers portant de lourdes valises. Les pompiers allongèrent le client sur le sol et lui posèrent un masque sur le visage. Le sifflement de la bouteille d’oxygène annonça le début des opérations.
Le médecin après avoir pris son pouls et écouté le cœur fit une moue dubitative qui laissait planer un doute quant aux chances de ranimer le client.
Myriam, pressentant les difficultés qui s’annonçaient et l’image qu’allait donner une telle intervention à son commerce demanda à ses employées de finir leur travail. A contrecœur, elle conseilla même aux clientes qui arrivaient pour leur rendez-vous de repasser plus tard « sinon on va pas y arriver avec tout ce remue ménage ! »
Avec délicatesse, les pompiers déplacèrent le client dans l’arrière boutique. Plus personne ne disait mot attendant avec anxiété le diagnostic des secouristes. Une voiture banalisée de la police s’arrêta devant le salon, joignant la lumière bleue de son gyrophare à celui des deux précédents véhicules. Deux inspecteurs pénétrèrent exhibant aussitôt leurs cartes de police. Calepin en main, ils pressèrent Myriam de questions : « Connaissait-elle ce client ? L’avait-elle déjà aperçu dans le quartier ? » L’air agacé, Myriam répondit que non, demanda pourquoi les pompiers n’emmenaient pas son client à « l’hosto », que pour un commerce ça faisait pas bon effet d’avoir la police et les pompiers dans le magasin. Les policiers habitués à ce genre de remarques ne relevèrent pas, se contentant de poser les questions d’usage.
Après une demi-heure de massage cardiaque et de défibrillateur, les secouristes se rendirent à l’évidence et constatèrent le décès du malheureux. « Il est à vous ! » lança le médecin du SAMU aux policiers. « Ça va être coton de savoir qui c’est ! Avec le bol qu’on a ces temps, si ça se trouve il est même pas fiché, ce con ! »
Le policier se souvint qu’il n’était pas dans son commissariat : « Pardon, Mesdames ! ». Les pompiers étendirent l’inconnu sur une civière et le recouvrirent d’un drap avant de le conduire à l’hôpital.
Les inspecteurs, prirent congé de la patronne :
- Restez à notre disposition, on aura peut être besoin de vous !
- Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus ! rétorqua Myriam en reconduisant les inspecteurs vers la sortie
Elle aurait voulu en rajouter sur les conséquences de cette affaire sur son salon mais se ravisa aussitôt en se disant que « moins les flics resteraient, mieux ça vaudrait ! »
- Et ben vous parlez d’une histoire ! On avait bien besoin de ça !
Personne ne releva. Les employées expédièrent les dernières clientes.
Trois jours plus tard, Lucette Ponsard venait tout juste de se remettre de cette affaire et l’activité du salon n’avait pas ralenti bien au contraire.
Elle se disait que finalement la mort de ce malheureux avait été une aubaine. D’anciennes clientes qui lui avaient fait quelques infidélités avaient même pris rendez-vous avec le secret espoir d’en savoir plus sur l’inconnu. Elle laissait la radio branchée en permanence sur la station FM locale. Un jeune journaliste était venu l’interroger la veille et elle attendait son passage à la radio. Des clientes lui avaient dit qu’on avait parlé plusieurs fois de son salon aux informations
- On ne m’empêchera pas de penser que ce type n’était pas net ! Confiait-elle à ces clientes. Enfin, quand on se balade sans papiers sur soi c’est qu’on n’a pas la conscience tranquille
- Il en voulait peut-être à votre caisse ? avait suggéré madame Lorenzo qui était repassé pour se faire « donner un coup de peigne »
- C’est ce que je me suis dit mais il aurait eu une arme sur lui...
- Vous avez raison et puis pourquoi se faire laver les cheveux ? A propos et votre petite Vanessa ?
- Celle-là j’aimerais bien savoir ce qu’elle fabrique. Deux jours que j’ai pas de nouvelles...
- Cette affaire a dû la remuer
- Je veux bien que ça l’ait remuée mais elle aurait pu m’appeler. Me lâcher la veille des fêtes. Ces gamines ça profite de la moindre occasion pour pas bosser. De mon temps on risquait pas de faire ça à sa patronne
- M’en parlez pas, à la boulangerie mon mari a les mêmes problèmes avec ses apprentis et quand il leur fait une remarque, ils lui répondent. Avec ce qu’on fait pour eux.
- Bonjour Madame Cartalas, installez-vous. Je finis madame Lorenzo et je m’occupe de vous...
Le jingle de la station locale annonça le début du journal. Myriam, le peigne en l’air intima le silence à tout le monde
- Baissez-moi ce casque Elodie, il fait un boucan d’enfer !
Tout le monde était suspendu à la voix du journaliste qui égrenait les nouvelles internationales puis nationales. On passa ensuite à la rubrique « préparons les fêtes ! » avec l’interview d’un grand traiteur local qui rappela que les consommateurs aimaient toujours autant le foie gras et les queues de langoustes mais que la dinde était en perte de vitesse. Un pâtissier déclara que la bûche glacée avait remplacé la bûche traditionnelle à la crème au beurre, parfum chocolat ou moka.
- Pourtant j’aimais bien la bûche au moka ! lança tout fort une cliente.
Le regard que lui lança la patronne la rappela immédiatement au silence qu’exigeait l’écoute du bulletin d’informations.
«... et maintenant passons aux nouvelles locales avec cette dramatique affaire de l’inconnu du salon... »
Lucette se redressa d’un coup comme une diva qui va entrer en scène. « Ça va être à moi ! » pensa-t-elle
«... Chacun se souvient de ce fait divers. Un inconnu est décédé dans le salon Myriam Créations, au début de la semaine. Rappel des faits avec Madame Ponsard, la gérante du petit salon. Une interview de Laurent Brochard.
- Petit salon, petit salon, faut quand même pas exagérer, se courrouça la patronne.
L’interview dura moins de quinze secondes, se résumant à deux ou trois phrases banales de Myriam qui avouait qu’elle n’avait jamais vu cet homme et qu’elle se demandait pourquoi il était venu mourir dans son salon.
Le journaliste poursuivit en rappelant les difficultés d’une telle enquête.
- Mais c’est pas possible ! Ils ont tout coupé... quand je pense que ce journaliste m’a fait perdre au moins une demi-heure. Tout ça pour garder trois phrases !
«... Voyons maintenant où en sont les recherches avec une interview du Commissaire Ledru. Un reportage de Sophie Lharmonnier »
Cette fois-ci l’interview dura beaucoup plus longtemps. Le Commissaire était fier de pouvoir annoncer que l’individu avait été identifié. Ses services n’avaient pas eu de difficultés car l’homme était fiché. Le journaliste passa ensuite la parole à un de ses confrères spécialement chargé du dossier
«... nous retrouvons maintenant Bertrand de la Porte en direct du cimetière où se déroulent les obsèques de celui qu’on surnomme l’inconnu du salon Marie Créations ! »
- Myriam, pas Marie ! Mais quel imbécile ! Tapa du pied Myriam, de plus en plus furieuse contre la station.
«... Bertrand, vous nous entendez ? »
« Et bien oui Grégoire, je vous entends très bien. Comme vous l’avez dit, l’inconnu n’en est plus un et les services de police l’ont finalement identifié. Il s’agit, ou plutôt, il s’agissait d’un immigré roumain connu des services de renseignement dans le cadre d’une affaire d’espionnage industriel. Nous sommes actuellement près du petit cimetière où il reposera désormais. Par souci de discrétion la famille n’a pas souhaité que nous divulguions le lieu de sa dernière demeure. Dimitri Constantilescu puisque c’est son nom, vient d’être inhumé en présence de son ex-compagne et de sa fille Vanessa qui, ironie du sort travaillait dans le salon. C’est seulement il y a deux jours qu’elle a appris que celui à qui elle venait de laver les cheveux était son père biologique. Il les avait abandonnées sa mère et elle, alors qu’elle n’était qu’un bébé. Une affaire bien triste mais qui se termine presque comme un conte de Noël avec un adieu en forme de pardon de la part de ces deux femmes éplorées. Voilà, c’était Bertrand de la Porte en direct d’un petit cimetière des environs de Lyon ! A vous Grégoire ! »
« Merci Bertrand. Nous recevrons prochainement Vanessa et sa Maman pour évoquer plus en détails la vie tumultueuse de cet homme que nous appellerons longtemps encore l’inconnu du salon ! Maintenant voyons ce que nous réserve la météo pour les fêtes avec Marie-Laure ! »