De mémoire d'habitants, on n'avait jamais vu autant de journalistes dans la petite mairie rose de Saint-Tropez. Il faut dire qu'on allait enfin comprendre. Comprendre un mystère qui anime la ... [+]
Son sommeil fut interrompu par une odeur de saucisson à l’ail qui avait envahi le compartiment du train. Cet événement, causé par le casse croûte d'un voyageur visiblement peu gêné, vint troubler la monotonie d'un voyage commencé deux semaines plus tôt. Dehors défilaient à vive allure les paysages sinueux des Balkans. Jenny Marshall essaya de prendre son mal en patience, en pensant que là où elle comptait descendre elle ne serait pas importunée par une quelconque odeur d’ail. Elle rendait en effet visite au “Baron Blažić, vampire de profession, Bélogradtchik, Bulgarie” tel qu’on pouvait le lire sur sa carte de visite.
Jenny Marshall naquit aux Etats-Unis dans une petite ferme de l’Oregon. Son existence fut très tôt marquée par une curiosité que la plupart des scientifiques n’ont jamais vraiment su expliquer. Ce qu’elle pensait ou souhaitait étaient révélés instantanément par la silhouette de son ombre, sorte de projecteur mural de sa conscience et de ses actions à venir. Le phénomène fut découvert un soir par hasard par sa grand mère. Jenny faisait alors péniblement ses devoirs d’école à la lueur d’une bougie. Son ombre, quant à elle, dessinait sur le mur une petite fille jouant avec son ours favori. C’était une représentation fidèle du désir d’évasion qui habitait l’enfant au même moment. Dès son plus jeune âge elle essaya tant bien que mal de s'accommoder de cette différence. Mais il n’est pas facile de vivre en société lorsque tout ce que vous pensez ou comptez faire est sans cesse dévoilé aux yeux de tous. On lisait en elle comme dans un livre ouvert. Elle ne connaissait ni les secrets ni, ironie du sort, les parts d’ombres qui pimentent une vie. Pire que tout cette curiosité qui aurait pu la rendre au départ attachante et unique ne fit que peu à peu l’isoler.
Par un concours de circonstances, John MacGuire, un homme d’affaire fortuné amateur de haut de forme, donna à la jeune Jenny une chance de travailler. Il avait eu écho par la presse locale de son étrange cas et senti le bon filon commercial. Parfois éthique et affaires ne font pas bon ménage. Le nouveau business florissant de MacGuire en était pour ainsi dire un assez bon exemple. Il gérait en effet depuis peu un freak show, ce genre de cirque ambulant où l’on présentait aux badauds des individus possédant des particularités physiques exceptionnelles ou effrayantes. Pour le numéro de Jenny, John MacGuire aguichait la foule curieuse avec un slogan déjà bien ficelé de bon communicant: “Braquons le projecteur et il n’y aura pas l’ombre d’un doute”. Dans le numéro de la jeune femme le public s’amusait en effet à lui poser des questions et son ombre répondait. Toute la prouesse avec une ombre qui parle pour vous se résumait à ne pas délivrer le fond de sa pensée face à la légèreté de certaines questions. Évidemment se retrouver à l’affiche entre des géants, des quasimodos en tout genre ou des femmes combinant monosourcil et moustache était assez éloigné de la carrière de danseuse dont rêvait depuis toujours Jenny. Elle savait que le public n’avait d'yeux que pour son ombre et était la grande oubliée du show. Elle trouvait bien souvent du réconfort auprès de son ami Charly. On surnommait ce dernier par un mauvais jeu de mots Affreuxdite, ce qui en disait long sur les malformations de naissance dont avait hérité son visage. Il avait l’habitude de s’adonner à ce qu’on pourrait appeler un positivisme du laideron pour s’accepter. Quand il s’emportait dans des envolées lyriques, il répétait souvent à Jenny “il vaut mieux pouvoir être mis dans la lumière que ne pas pouvoir y être du tout”. Mais pour Jenny les belles pensées ne suffisaient plus. Elle ne semblait exister aux yeux des autres que par cette différence. Elle vivait pour ainsi dire dans l’ombre de son ombre. Le lecteur ne le sait probablement pas mais pour résoudre les problèmes d’ombre il n’y a pas trente six solutions. A vrai dire Jenny n’en connaissait que deux: vendre son âme au diable ou devenir un vampire. Par chance Jenny côtoyait une collègue albinos et hémophile qui, à ses dires, avait été courtisée dans le passé par un vampire réputé. Il avait eu la bonne idée de lui laisser sa carte de visite. C’est ainsi que Jenny se retrouva à voyager pendant deux semaines par bateau et train jusqu’en Bulgarie, où vivait le fameux Baron Blažić.
Épuisée mais excitée à sa descente du train, elle ne put s’empêcher de se rendre directement au château du Baron. C’était une grande et vieille bâtisse qui correspondait bien à l’image qu’on peut se faire d’un suceur de sang. Malheureusement la grille de l’entrée était fermée. Jenny pensa que le Baron vivait la nuit comme tout bon vampire qui se respecte. Elle décida donc de visiter en attendant le marché animé de la ville situé en contrebas. En flânant elle remarqua un personnage au comportement étrange. Lorsque celui-ci s’éloigna elle ne put s’empêcher de l’interpeller:
— Vous êtes le baron Blažić, n’est-ce pas?
— Je ne vois pas de qui vous parlez. Maintenant excusez moi mais je suis pressé...
— Désolée mais je connais peu de personnes qui sortent aussi couvertes en plein jour et qui évitent méticuleusement tous les stands d'aulx. On m’a vanté vos mérites. J’ai besoin de vous.
— Je suis navré j’ai cessé mon activité, histoire d’apprécier ma courte vieillesse...
— Mais vous êtes immortel?
— Oui et bien ce n’est jamais trop long...
— Je souhaiterais juste devenir l’une des vôtres. Je veux perdre mon ombre...
Blažić sembla surpris.
— Savez vous Mademoiselle pourquoi nous, les vampires, n’avons ni reflets ni ombres? Parce-que nous n’avons pas d’âmes. C’est ce que vous voulez? Perdre votre âme?
La jeune femme répondit spontanément tandis que son ombre traduisait déjà son impatience.
— Vous savez mon patron a une ombre et pas d’âme, l‘inverse est donc possible. En attendant vous semblez surtout être l’ombre de vous même cher Monsieur...
L’espace d’un instant Blažić fut interpellé par cette réponse osée qui aurait bien plu à Charly.
— Vous êtes tenace. J’apprécie. Passez donc dîner ce soir à mon château, nous en rediscuterons...
Le dîner se déroulait dans une grande pièce froide éclairée par un large lustre à chandelles. Une immense table séparait les deux convives installés à chaque extrémité. Jenny essaya de raconter la frustration et le manque de reconnaissance que son ombre avait enfoui en elle. Elle voulait elle aussi pouvoir avoir des secrets et surprendre. Le comte écoutait passivement tout en regardant cette ombre particulière qui soulignait le fond de la pensée de son invitée. Il était vampire mais pas vraiment psychologue. Lorsque Jenny lui avoua qu’elle rêvait d’être danseuse, il lui proposa de lui accorder une valse pour lui changer les idées. Jenny accepta en espérant que ce divertissement soudain attiserait les crocs du Baron. S’ensuit un spectacle surréaliste. A la lueur des bougies on ne distinguait qu’une seule ombre dansante sur les murs. Il se trouvait aussi que Blažić était un piètre danseur, ce qui obligeait Jenny à anticiper dans sa tête le faux tempo qu’il imposait. La combinaison des deux phénomènes créait une sorte d’harmonie de mouvements entre Jenny et son ombre. Ce fut une révélation. Elle abandonna dans la foulée et sans explications le château et son hôte.
Quelques mois plus tard à Paris, capitale du cabaret, on proposait à l’affiche un spectacle qui faisait grand bruit. On pouvait voir sur scène un duo de danse extraordinaire. Ce duo n’était autre qu’une demoiselle et son ombre. Ainsi Jenny parvint pour son plus grand bonheur, et celui du public, à créer l'inattendu et le surprenant en combinant sa pensée et son corps, ce qui donnait l’illusion d’une chorégraphie bien huilée. Au premier rang de la première on avait d’ailleurs pu distinguer deux silhouettes bien particulières: un haut de forme et un corps déformé. Ce dernier souriait, heureux de ressentir ce qu’il avait toujours secrètement pensé au fond de lui: il n’y a jamais vraiment d’ombre sans un peu de lumière.