Il n'avait l'air de rien, l'Maurice. Discret, insipide, incolore, presque invisible.
Traversant le village, les mains derrière le dos, la tête vissée entre les épaules, le dos rond penché en
... [+]
Je m'en souviens comme si c'était hier. Ce vendredi après-midi-là nous roulions vers Rochefort maman, moi et mes deux petites sœurs, Louise et Ombeline. Contrairement à mon habitude je ne disais pas un mot. Je râlais ! Maman m'avait forcé à accompagner mes sœurs pour passer le long weekend de mai chez Gran'ma car elle et papa avaient décidé de faire "un trip" en amoureux sur la côte d'opale et nous étions « casées » chez Gran'ma pendant trois jours. Aucun argument n'avait dissuadé ma chère mère. Pourtant j'avais tout essayé : pleurer, argumenter, crier, hurler même. Rien n'y fit.
Tout mon plan s'écroulait. J'avais prévu d'avoir une sérieuse discussion avec mon amie Emma et cela se pouvait faire qu'en face à face. Elle m'avait trahie et ridiculisée sur Snapchat en s'appropriant ma dernière trouvaille et avait récolté un maximum de « like ».
Je devais absolument lui extorquer une rectification ou ourdir mon plan de représailles. Et voilà que je me retrouvais à devoir aller butiner à la campagne. Maman ne comprenait pas que ce n'était plus de mon âge. J'allais certainement m'ennuyer et Gran'ma ne me laisserait pas chatter sur mon « smartphone ». Ma situation était tout simplement dramatique ! Mon seul espoir était que Gran'ma ait pour une fois pitié de moi devant ma mine déconfite et ne me confisque pas mon téléphone comme elle faisait d'habitude. Mes chances étaient minces car elle appelait cela « l'objet du diable ». Pfff comme la vie était dure !
Gran'ma nous accueillit comme à son habitude les bras grands ouverts et sans doute avertie par Maman, elle s'approcha de moi et me serra contre sa forte poitrine en me disant : « ça va aller, tu verras ce ne sera pas le bagne comme tu le crois ici ».
Alors que les adultes papotaient quelques instants à propos de je-ne-sais-quelles histoires de famille, je persistais dans ma bouderie. S'installa néanmoins assez vite un sentiment de bien-être que l'on ressent quand on arrive dans un lieu familier. Mes sens furent d'abord sollicités par les arômes de la soupe qui mijotait, l'odeur de bois brulé de la cheminée, ensuite par la musique du jardin. Je sortis et déambulai avec nonchalance dans le jardin. Les chants des oiseaux piaillaient à gorge déployée, tout heureux de voir le printemps jaillir dans toutes ses formes, couleurs et odeurs. Le jardin de Gran'ma était divisé en trois parties : une pelouse ombragée et encerclée par deux grands saules, quelques pommiers, un hêtre grandiose et un érable du Canada. Plus loin Gran' ma avait créé une roseraie le long de la petite muraille qui ceinturait la propriété. Dans ce qu'elle appelait son deuxième jardin dit "Eden" se trouvait son potager, ses bacs à herbes et épices, sa petite serre en verre et fer forgé et enfin des lignes de plantations de framboisiers, muriers et autres groseillers.
Sur une hauteur plus au sud, trônait un joli petit étang entouré de roseaux, ombragé sur un coin par un cerisier du japon et enfin équipé d'un ponton d'où était amarré une vieille barque toute pourrie, que personne n'osait plus utiliser mais qui complétait le charme du lieu. Pour clôturer le tout, un verger d'arbres fruitiers et une grande prairie longiligne montait vers la forêt.
Dans le premier jardin, à cette saison, le gazon était parsemé d'un tapis de marguerite ou de pisse-en-lits, çà et là des « Dames de novembre » se pavanaient sans craindre la tondeuse car Gran' ma avait ordonné à son petit voisin, qui venait lui donner un coup de main, d'éviter ces petites dames : elles étaient trop jolies ! Le résultat était une coupe de printemps très inégale donnant une impression d'un charmant désordre. Dans les parterres, les jonquilles commençaient à baisser la tête et se faner après avoir annoncé la venue du printemps. Les tulipes avaient pris le relais et explosaient insolemment de couleurs vives. Tout comme les jonquilles, les forsythias se clairsemaient et passaient lentement du jaune vif au vert un peu anodin. Leur moment de gloire et de lumière était aussi passé.
Les arbres n'étaient pas en reste : pommiers et poiriers montraient leurs centaines de petites fleurs blanches et roses, la récolte serait probablement bonne cette année ; les bourgeons des autres grands arbres avaient éclos mais leur feuillage était encore clairsemé. Tout ce petit monde se pâmait sous un soleil qui commençait tout doucement à nous réchauffer.
Une fois maman partie sans que j'aie vraiment consenti à lui pardonner, Gran'ma nous emmena toutes les trois au bord de l'étang - malheureusement non sans avoir réclamé mon téléphone portable- pour repérer les grosses bajoues des grenouilles mâles qui gonflaient pour chanter leur amour et attirer les belles des marécages.
Au bord de la mare, comme chaque année, les roseaux pointaient leur nez pour bientôt former une muraille verte autour de l'étang. Quelques nénuphars enfin, étaient déjà remontés à la surface de l'eau et on pouvait apercevoir les premières libellules faire trampoline sur l'eau pendant que les cinq grosses carpes de Gran'ma faisaient inlassablement le tour de l'ile centrale d'un rythme égal. Comme à leur habitude, Monsieur et Madame les Oies Bernaches s'étaient installés sur cette même île et couvaient leur nid à tour de rôle.
Même si je retrouvais avec plaisir ce lieu charmant et familier, je restai abattue par l'idée de ne pouvoir rester en lien avec le monde et de ne pas pouvoir régler mes comptes avec Emma. La seule chose qui pouvait vraiment me dérider était la visite des ruches.
Gran' ma qui avait des yeux de lynx l'avait déjà compris. Depuis une année elle m'avait patiemment enseigné les rudiments de la parfaite apicultrice et à chacune de mes visites nous allions voir comment se portaient ces petites abeilles affairées et courageuses. J'étais impressionnée par leur abnégation, leur capacité de toujours retrouver leur chemin et enfin leur rôle crucial pour la pollinisation des fleurs et plantes. Ainsi, Grand'ma renvoya mes petites pestes de sœurs vers l'Oncle Jean sous le prétexte de cuisiner des pâtisseries pour le goûter et c'est à deux que nous nous dirigeâmes vers les ruches munies des chapeaux et vestes de protection ainsi que de l'enfumoir. Pour y arriver il fallait d'abord traverser la grande prairie sur laquelle broutaient paisiblement une quinzaine de moutons. Comme ils avaient l'habitude de voir Grand'ma tous les jours, ils levèrent à peine la tête de leur fauchage systématique de cette belle herbe grasse du printemps. Les plus jeunes agneaux sautillaient de joie, tout guillerets d'être enfin sortis de leur étable après un long hiver.
Sur le chemin Gran'ma me demanda doucement d'expliquer la cause de mes tracas. Incapable de lui résister, je lui racontai la gorge serrée et les larmes au bord des yeux mes mésaventures avec Emma. J'étais si malheureuse.
Gran'ma réfléchit quelques secondes et je vis un regard malicieux se peindre sur son visage. « J'ai une idée, nous allons lui répondre à cette péronnelle qui ose trahir ma petite fille. Tu vas voir ce que tu vas voir ! Nom d'une sorcière ! ». Elle m'expliqua son plan, demanda l'assistance de Louise et en une demi-heure c'était bouclé. Quelle grand-mère moderne ! Je la regardai avec admiration. Elle était trop top !
En attendant de voir le résultat de notre petite entreprise, nous retournâmes vers la maison et les bonnes pâtisseries de l'oncle Jean.
Une heure plus tard mon post sur Instagram et ma vidéo d'apicultrice faisait déjà plus de cent vues et de « likes ». J'avais reçu près de cinquante messages d'admiration, de reconnaissance de ma compétence d'apicultrice. J'avais même reçu un « bravo » d'un vrai apiculteur ! J'étais la reine et Emma devait être morte de jalousie. Finalement venir ici avait été une bonne idée. Merci Gran'ma ! Merci les abeilles ! Merci le printemps !
Tout mon plan s'écroulait. J'avais prévu d'avoir une sérieuse discussion avec mon amie Emma et cela se pouvait faire qu'en face à face. Elle m'avait trahie et ridiculisée sur Snapchat en s'appropriant ma dernière trouvaille et avait récolté un maximum de « like ».
Je devais absolument lui extorquer une rectification ou ourdir mon plan de représailles. Et voilà que je me retrouvais à devoir aller butiner à la campagne. Maman ne comprenait pas que ce n'était plus de mon âge. J'allais certainement m'ennuyer et Gran'ma ne me laisserait pas chatter sur mon « smartphone ». Ma situation était tout simplement dramatique ! Mon seul espoir était que Gran'ma ait pour une fois pitié de moi devant ma mine déconfite et ne me confisque pas mon téléphone comme elle faisait d'habitude. Mes chances étaient minces car elle appelait cela « l'objet du diable ». Pfff comme la vie était dure !
Gran'ma nous accueillit comme à son habitude les bras grands ouverts et sans doute avertie par Maman, elle s'approcha de moi et me serra contre sa forte poitrine en me disant : « ça va aller, tu verras ce ne sera pas le bagne comme tu le crois ici ».
Alors que les adultes papotaient quelques instants à propos de je-ne-sais-quelles histoires de famille, je persistais dans ma bouderie. S'installa néanmoins assez vite un sentiment de bien-être que l'on ressent quand on arrive dans un lieu familier. Mes sens furent d'abord sollicités par les arômes de la soupe qui mijotait, l'odeur de bois brulé de la cheminée, ensuite par la musique du jardin. Je sortis et déambulai avec nonchalance dans le jardin. Les chants des oiseaux piaillaient à gorge déployée, tout heureux de voir le printemps jaillir dans toutes ses formes, couleurs et odeurs. Le jardin de Gran'ma était divisé en trois parties : une pelouse ombragée et encerclée par deux grands saules, quelques pommiers, un hêtre grandiose et un érable du Canada. Plus loin Gran' ma avait créé une roseraie le long de la petite muraille qui ceinturait la propriété. Dans ce qu'elle appelait son deuxième jardin dit "Eden" se trouvait son potager, ses bacs à herbes et épices, sa petite serre en verre et fer forgé et enfin des lignes de plantations de framboisiers, muriers et autres groseillers.
Sur une hauteur plus au sud, trônait un joli petit étang entouré de roseaux, ombragé sur un coin par un cerisier du japon et enfin équipé d'un ponton d'où était amarré une vieille barque toute pourrie, que personne n'osait plus utiliser mais qui complétait le charme du lieu. Pour clôturer le tout, un verger d'arbres fruitiers et une grande prairie longiligne montait vers la forêt.
Dans le premier jardin, à cette saison, le gazon était parsemé d'un tapis de marguerite ou de pisse-en-lits, çà et là des « Dames de novembre » se pavanaient sans craindre la tondeuse car Gran' ma avait ordonné à son petit voisin, qui venait lui donner un coup de main, d'éviter ces petites dames : elles étaient trop jolies ! Le résultat était une coupe de printemps très inégale donnant une impression d'un charmant désordre. Dans les parterres, les jonquilles commençaient à baisser la tête et se faner après avoir annoncé la venue du printemps. Les tulipes avaient pris le relais et explosaient insolemment de couleurs vives. Tout comme les jonquilles, les forsythias se clairsemaient et passaient lentement du jaune vif au vert un peu anodin. Leur moment de gloire et de lumière était aussi passé.
Les arbres n'étaient pas en reste : pommiers et poiriers montraient leurs centaines de petites fleurs blanches et roses, la récolte serait probablement bonne cette année ; les bourgeons des autres grands arbres avaient éclos mais leur feuillage était encore clairsemé. Tout ce petit monde se pâmait sous un soleil qui commençait tout doucement à nous réchauffer.
Une fois maman partie sans que j'aie vraiment consenti à lui pardonner, Gran'ma nous emmena toutes les trois au bord de l'étang - malheureusement non sans avoir réclamé mon téléphone portable- pour repérer les grosses bajoues des grenouilles mâles qui gonflaient pour chanter leur amour et attirer les belles des marécages.
Au bord de la mare, comme chaque année, les roseaux pointaient leur nez pour bientôt former une muraille verte autour de l'étang. Quelques nénuphars enfin, étaient déjà remontés à la surface de l'eau et on pouvait apercevoir les premières libellules faire trampoline sur l'eau pendant que les cinq grosses carpes de Gran'ma faisaient inlassablement le tour de l'ile centrale d'un rythme égal. Comme à leur habitude, Monsieur et Madame les Oies Bernaches s'étaient installés sur cette même île et couvaient leur nid à tour de rôle.
Même si je retrouvais avec plaisir ce lieu charmant et familier, je restai abattue par l'idée de ne pouvoir rester en lien avec le monde et de ne pas pouvoir régler mes comptes avec Emma. La seule chose qui pouvait vraiment me dérider était la visite des ruches.
Gran' ma qui avait des yeux de lynx l'avait déjà compris. Depuis une année elle m'avait patiemment enseigné les rudiments de la parfaite apicultrice et à chacune de mes visites nous allions voir comment se portaient ces petites abeilles affairées et courageuses. J'étais impressionnée par leur abnégation, leur capacité de toujours retrouver leur chemin et enfin leur rôle crucial pour la pollinisation des fleurs et plantes. Ainsi, Grand'ma renvoya mes petites pestes de sœurs vers l'Oncle Jean sous le prétexte de cuisiner des pâtisseries pour le goûter et c'est à deux que nous nous dirigeâmes vers les ruches munies des chapeaux et vestes de protection ainsi que de l'enfumoir. Pour y arriver il fallait d'abord traverser la grande prairie sur laquelle broutaient paisiblement une quinzaine de moutons. Comme ils avaient l'habitude de voir Grand'ma tous les jours, ils levèrent à peine la tête de leur fauchage systématique de cette belle herbe grasse du printemps. Les plus jeunes agneaux sautillaient de joie, tout guillerets d'être enfin sortis de leur étable après un long hiver.
Sur le chemin Gran'ma me demanda doucement d'expliquer la cause de mes tracas. Incapable de lui résister, je lui racontai la gorge serrée et les larmes au bord des yeux mes mésaventures avec Emma. J'étais si malheureuse.
Gran'ma réfléchit quelques secondes et je vis un regard malicieux se peindre sur son visage. « J'ai une idée, nous allons lui répondre à cette péronnelle qui ose trahir ma petite fille. Tu vas voir ce que tu vas voir ! Nom d'une sorcière ! ». Elle m'expliqua son plan, demanda l'assistance de Louise et en une demi-heure c'était bouclé. Quelle grand-mère moderne ! Je la regardai avec admiration. Elle était trop top !
En attendant de voir le résultat de notre petite entreprise, nous retournâmes vers la maison et les bonnes pâtisseries de l'oncle Jean.
Une heure plus tard mon post sur Instagram et ma vidéo d'apicultrice faisait déjà plus de cent vues et de « likes ». J'avais reçu près de cinquante messages d'admiration, de reconnaissance de ma compétence d'apicultrice. J'avais même reçu un « bravo » d'un vrai apiculteur ! J'étais la reine et Emma devait être morte de jalousie. Finalement venir ici avait été une bonne idée. Merci Gran'ma ! Merci les abeilles ! Merci le printemps !
Il suffit de rien pour créer de la magie , juste un regard différent posé sur ce qui nous entoure ! Bravo , Sigrid.