On allait de porte en porte. Nous, c’est-à-dire Jacky, l’aîné de la bande, un grand de 14 ans costaud comme un jeune taureau, Momo, le cousin à Rachid l’Embrouille, le caïd du C4... [+]
Le Dîner du Kaiser
- Souviens-toi que mon père fut officier dans l’artillerie montée de l’armée austro-hongroise.
Ainsi s’exprima ce jour-là mon propre père. Si je m’en souvenais ! Comment aurais-je pu l’oublier ? A l’annulaire gauche, côté cœur naturellement, en plus de son anneau de mariage en or, il arborait une lourde bague de fer, simplement frappée d’un monogramme cerclé de feuilles de lauriers figurant un E surmonté d’une couronne. Je connaissais l’histoire de ce bijou. Mon grand-père Aladar Stern, Juif de Hongrie héritier d’un vaste domaine forestier et ingénieur de métier, s’engagea à trente ans dès le déclenchement de la Grande Guerre, mû par un patriotisme intransigeant, dans l’armée de la double monarchie. Ses diplômes, ainsi que ses remarquables aptitudes de cavalier, lui permirent, après une brève période de formation, d’être incorporé dans l’arme prestigieuse qu’était l’artillerie montée. Bien que, sous l’assez libérale tutelle du dernier des Habsbourg régnant, les nombreux peuples de religions diverses constituant la mosaïque impériale aient été censés être traitées sur un pied d’égalité, il n’en demeurait pas moins que l’antisémitisme y restait assez vivace, et en particulier dans le corps des officiers, surtout de cavalerie, fief de la noblesse la plus réactionnaire.
Cependant, le fait que sa famille, bien que restée fidèle à la Foi de ses pères, ait été anoblie dès le XIXème siècle pour services rendus à la Couronne, ainsi que ses compétences techniques, sa bravoure et son caractère bien trempé lui valurent d’être rapidement accepté par ses pairs. Se portant systématiquement volontaire pour les missions les plus périlleuses, il n’hésitait pas à s’exposer au feu de l’ennemi à la tête de son unité. En effet, alors que la coutume voulait que les officiers donnassent le commandement d’attaquer à leurs soldats en ordonnant : « En avant » lui ne le faisait qu’en se mettant à leur tête en criant à pleins poumons : « Suivez-moi !» Ce comportement intrépide lui valut deux blessures, plusieurs citations accompagnées de fort décoratives médailles, une promotion au grade de capitaine, ainsi qu’un blâme du général en chef de sa division pour « conduite suicidaire incompatible avec les responsabilités d’un chef d’unité indispensable à la bonne marche des opérations » semonce dont il tira plus encore de fierté que de ses décorations.
Au cours des terribles affrontements qui opposèrent au cours de l’année 1915 son corps d’armée hongrois aux très redoutables troupes serbes, il eut une fois de plus l’occasion de faire preuve à la fois de ses qualités de meneur d’homme et de sa périlleuse témérité. La Grande Guerre, on l’ignore peut-être, fut tout aussi absurdement sanglante sur le front de l’Est que dans les tranchées françaises. Les canons dont il dirigeait le feu se trouvaient sous celui d’une batterie ennemie tellement bien dissimulée à l’abri d’un bois qu’il était impossible d’ajuster le tir avec suffisamment de précision pour la réduire au silence. Abandonnant alors son poste d’observation, il fit mettre en selle tous les cavaliers sous son commandement, et les lançant dans une charge furieuse à travers taillis et bosquets sous le feu d’enfer des mitrailleuses, il les entraîna jusqu’à la batterie ennemie dont, après des pertes insensées et un furieux corps à corps au sabre et au pistolet, ils finirent par se rendre maître. Au lendemain de cette féroce empoignade, après la déroute des Serbes qui durent reculer de plusieurs kilomètres en abandonnant leur matériel dans leur fuite, le maréchal Erich Von Falkenheim commandant en chef les armées du front serbe passa en revue les survivants de cette attaque et les décora sur le front des troupes de la médaille d’or de la bravoure, la plus haute distinction militaire de l’Empire, et quand à mon grand-père il lui offrit en plus, solennellement, une bague fondue dans l’acier d’un des canons enlevés de haute à l’ennemi, frappée du « E » de son prénom surmonté de la couronne impériale. Au fait depuis longtemps de cette anecdote, je soupçonnais mon père de commencer à radoter, le lui rappelai non sans une pointe d’insolence, et m’apprêtai à quitter la table à laquelle nous venions de finir de déjeuner pour rejoindre la bande de vauriens et de boit-sans-soif qui me tenaient lieu d’amis. Il sut trouver les mots pour me retenir.
- Viens t’asseoir au salon, je t’offre le digestif et je te raconte la suite.
Incapable de résister à l’appel de sirène d’un Bas-Armagnac de 1929 dont il serrait une dame-jeanne dans sa cave à liqueur, je m’enfonçais dans mon fauteuil face à lui, non sans qu’il ait fait glouglouter dans de ventrus ballons de cristal deux doigts du précieux nectar. Mon père buvait peu et rarement, mais il avait adopté la devise de Winston Churchill : « Je ne suis pas difficile, je me contente du meilleur. » Après avoir cérémonieusement humé puis fait glisser une petite lampée de l’eau-de-vie alors plus que cinquantenaire, sans doute pour s’éclaircir la voix, il me fit ce récit, que je livre tel que ma mémoire de plus en plus capricieuse me le restitue.
- Après la défaite des Serbes sur ce front, ton grand-père, ainsi que de nombreux officiers ayant contribué à cette victoire, fut officiellement convié à Vienne, au Palais de Schönbrunn, siège du Pouvoir Impérial et principale résidence de l’Empereur François-Joseph. A cette époque, le vieux monarque régnait sur l’Empire depuis 1848, ce qui en faisait le rival de la reine Victoria – décédée en 1901 – en matière de longévité sur le trône. Bien que relativement affaibli, il n’en possédait pas moins une constitution robuste et se comportait en véritable bourreau de travail, présent à son bureau dès potron-minet, non sans avoir englouti un petit déjeuner de terrassier. Son appétit était aussi légendaire que sa luxuriante moustache et ses rouflaquettes blanches descendant jusqu’au col de sa tunique au col brodé. Une réception de gala au Palais Impérial était un événement considérable, surtout s’il s’agissait d’honorer de valeureux soldats de son armée.
- Je suppose que mon grand-père s’est mis sur son trente-et-un pour l’occasion, le coupai-je alors qu’il s’interrompait un instant pour lubrifier sa narration d’un autre gorgeon d’armagnac.
- Il avait naturellement revêtu son plus somptueux uniforme d’apparat, coupé spécialement pour la circonstance par le meilleur tailleur militaire de Budapest, capitale qui passait alors pour l’une des plus élégantes d’Europe ; sur son vaste poitrail – c’était un homme de haute taille et bâti en force – cliquetait toute la panoplie de décorations gagnées au péril de sa vie. Les bottes d’équitation lustrées comme des miroirs, la moustache recourbée au petit fer et cirée – pas d’officier de cavalerie sans moustache – le ceinturon impeccablement ajusté, shako emplumé sur le crâne, et le fourreau étincelant de son grand sabre raclant le dallage de marbre incrusté de jaspe du gigantesque hall d’entrée, il ne déparait certes pas au milieu des rejetons des plus antiques et illustres familles de la double monarchie, lesquels ne s’offusquaient pas de la présence parmi eux du descendant d’un modeste négociant en laine juif venu des pays baltes s’établir en Hongrie à la fin du XVIIIème siècle, dès lors que l’Empereur en personne avait choisi d’honorer sa bravoure.
- Cela me semble surprenant, objectai-je en me resservant discrètement. Son récit, tout passionnant et documenté qu’il fût, me donnait soif.
- En tous cas ils étaient suffisamment bien élevés et respectueux des usages pour n’en rien laisser paraître. L’étiquette impériale en vigueur au Palais, pour une partie héritée de l’austère tradition espagnole et pour l’autre inspirée de celle en vigueur à la Cour de Louis XIV, était aussi stricte que tarabiscotée. Aussi ton grand-père, pour se préparer à cet événement unique dans son existence, et dont rêvaient tous les soldats de son armée, avait-il pris quelques cours de maintien et de protocole auprès d’un ancien chambellan du palais qui arrondissait ainsi sa pension de retraite tout en évitant aux néophytes de gâcher par quelque bévue l’impeccable ordonnancement de la cérémonie, voire d’offenser le monarque, ce qui pouvait relever du crime de lèse-majesté impériale !
Schloss Schönbrunn, comme l’appellent les Viennois, avait été bâti vers la fin du XVIIème siècle en trois ans dans l’esprit du Palais de Versailles, qui tenait lieu de référence pour les plus puissants et munificents souverains d’Europe et même de plus loin. Il ne compte pas moins de 1400 pièces, dont une galerie d’apparat inspirée de la Galerie des Glaces, où se tenaient les réceptions les plus fastueuses. Inutile de te dire que c’est là que se déroula le banquet que François-Joseph offrit aux 300 officiers les plus méritants de son armée. Avant d’y accéder, les invités, à la suite d’un majordome au costume encore plus chamarré que ceux des braves à qui l’on rendait honneur, devaient emprunter un long hall de chaque côté duquel, pour ajouter à la solennité des festivités, alternaient gardes impériaux casqués et laquais porteurs de flambeaux, bien que l’édifice fût déjà équipé de l’éclairage artificiel.
- Ca devait en jeter un max, commentai-je pour permettre à mon père de reprendre son souffle, réflexion dont la familiarité ne manqua pas de le faire sourciller. Cet immigré ayant fui le régime communiste en 1949 était tombé amoureux de sa patrie d’adoption au point de ne s’exprimer que dans le français le plus châtié, rendu plus précieux encore par sa façon très Mitteleuropa de rouler les « r ».
- On peut dire ça comme ça. Quoiqu’il en soit, le spectacle de ces centaines de guerriers plus moustachus et rutilants les uns que les autres ne devait pas manquer de panache. D’ordinaire, les réceptions au palais impérial, depuis les petits soupers entre intimes jusqu’aux magnifiques banquets donnés pour les grands circonstances, étaient mixtes, et se poursuivaient généralement par un grand bal où l’élégance des habits de soirée des messieurs rivalisaient avec les atours et les bijoux de leurs cavalières. N’oublions pas que c’était encore la grande époque des valses de Strauss et des opérettes de Lehar, Suppé et consorts. Cependant, s’agissant d’une cérémonie en l’honneur de valeureux soldats, on n’avait convié ce soir-là que des hommes. De plus, l’Empereur était veuf, depuis l’assassinat en Italie au cours de l’année 1899 de la malheureuse impératrice Elisabeth, entrée dans la légende et l’Histoire du cinéma sous le surnom de Sissi. Une table presque aussi longue que la galerie avait été dressée sur des tréteaux, recouverte d’une seule nappe blanche brodée de l’aigle bicéphale de la maison impériale, dont les plis caressaient le parquet marqueté. Des maîtres d’hôtel en frac menaient chaque convive jusqu’à la place qui lui était réservée, marquée par une étiquette à son nom. Derrière chaque chaise, comme l’exigeait le cérémonial en vigueur dans les maisons princières, se tenait, roide comme piquet, un laquais en livrée « à la française », jaquette bleue à parements d’or, collants blancs et escarpins vernis. L’Empereur, tenant à ne pas mettre de différence entre tous ces héros, avait veillé à ce qu’on ne tienne compte ni de la hiérarchie ni de la naissance dans le plan de table, aussi les avait-on disposés par tirage au sort. Ainsi, ton grand-père, simple capitaine, se retrouva-t-il placé entre un colonel d’infanterie manchot et borgne et le général commandant les hussards de la Garde, dont la moustache blanche rivalisait de luxuriance avec celle de son souverain.
- Je suppose, intervins-je de nouveau pour lui ménager une pause, que l’Empereur trônait seul au haut bout de la table.
- C’était en effet l’usage. Mais en cette occasion, François-Joseph avait tenu à manger entouré de ses officiers, de sorte qu’il avait décidé de prendre place au milieu de la table, face à son chef d’état-major, seule entorse à la règle du hasard imposée. Bien entendu, tous les invités devaient se tenir debout en attendant l’arrivée de leur hôte, leur laquais personnel prêt à leur avancer leur chaise. Ce n’est que lorsque tout ce beau monde fut en place qu’un roulement de tambours et une sonnerie de trompettes retentirent. « Es kommt der Kaiser ! » brailla le Grand Chambellan en frappant le dallage de son bâton doré, tel le brigadier d’une salle de théâtre frappant les trois coups avant le lever de rideau.
- C’est un peu de cela qu’il s’agissait, non ?
- Oui, bien entendu. Le prestige du monarque repose sur une mise en scène impeccable. C’est ainsi qu’on tient ses sujets, en leur en mettant plein la vue. Dès qu’on eut annoncé l’entrée du souverain, tous se figèrent au garde-à-vous en claquant des talons, répondant trois fois de suite d’une seule voix « Es lebt der Kaiser » en jetant leur couvre-chef en l’air selon la tradition. Le Kaiser fit son entrée sans aucune escorte, à l’exception d’un aide de camp prêt à le soutenir. Bien qu’encore fort alerte, il était parfois sujet à des accès de faiblesse, en raison de son âge – il avait déjà près de 85 ans ! Suprême coquetterie, alors que tous les invités avaient revêtu leurs plus magnifiques tenues et croulaient sous les médailles et les rubans, il se présenta en simple vareuse grise d’officier à boutons dorés sans aucun ornement, chaussé comme ses soldats de bottes de cavalerie. Avant de prendre place, il fit le tour de l’assistance pour serrer à chacun la main et le féliciter en citant son nom et son grade, honneur rarissime, puisque l’étiquette exigeait d’habitude qu’on se tienne à trois pas du monarque et qu’on le salue en mettant un genou à terre. Quarante ans après, la voix de ton grand-père tremblait encore d’émotion en évoquant cette poignée de main !
- Je le comprends un peu. Tout le monde n’a pas eu le privilège de serrer la main du dernier des Habsbourg régnant.
- Au fond, François-Joseph était un homme assez simple, qui prisait plus volontiers la compagnie de ses palefreniers et de ses jardiniers que celle des courtisans hypocrites et vaniteux qui hantaient sa demeure. Mais c’est la rançon du pouvoir absolu : il te ligote aussi serré que ceux que tu tiens sous ta coupe. (On voit que mon père, en dépit de la fierté qu’il éprouvait à évoquer ces souvenirs, n’en conservait pas moins sa lucidité et son esprit critique) Dès qu’on en eut fini avec les politesses, le souverain fit signe à chacun de prendre place. Trois cent deux laquais, dans un mouvement d’une précision militaire, reculèrent les trois cents deux chaises pour que chacun pût s’asseoir. Le festin pouvait commencer.
- J’aime à croire qu’il fut savoureux.
- Assurément. Mais tu vas voir, c’est là que l’affaire se corse. A Schönbrunn, on pratiquait le service dit « A la russe » qui avait remplacé le service « A la française » jadis en usage. A la différence de ce dernier où les plats étaient disposés en même temps sur la table ou un guéridon et où les invités se servaient eux-mêmes, dans le service à la russe, des serveurs apportaient cérémonieusement les mets les uns après les autres, et c’était le laquais de chaque convive qui garnissait son assiette. Cette manière de procéder avait l’avantage de dégager bien davantage de place sur la table pour y disposer assiettes, couverts et surtout verrerie. Devant chaque invités s’alignaient cinq verres de taille et de forme différentes, depuis le verre à Porto de l’apéritif – c’est sous l’influence de la cousine Victoria que cette pratique britannique avait conquis l’Europe – jusqu’à la coupe à champagne du dessert, en passant par le verre à vin blanc, celui à bordeaux et la tulipe à bourgogne. Influence britannique ou pas, on buvait surtout français – même si la France, c’était l’ennemi ! – chez les gens de bien, à l’exception du vin blanc, du Tokay, fleuron de la Hongrie, tête numéro deux de la monarchie bicéphale.
- J’imagine que tu ne connais pas les détails du menu. (Et hop, un autre gorgeon d’armagnac. C’est mon père qui tenait le crachoir, mais c’est mon palais qui se desséchait)
- Détrompe-toi. Non seulement ton grand-père racontait cette histoire à la moindre occasion, mais il avait conservé le menu gravé sur beau bristol posé sur le dessous d’assiette en or placé devant chaque invité. Malheureusement, quand nous avons pris la poudre d’escampette de Temesvar pour faire un bras d’honneur aux argousins de Staline, nous ne l’avons pas pris avec nous. Il faut dire que nous avions d’autres priorités !
- Tu me racontes ?
- J’y viens. L’Empereur était fort amateur de potages, mais s’agissant d’un dîner de gala, on commença par les entrées. Caviar d’Iran avec blinis accompagné d’un Tokay sec – pas de vodka : la Russie c’était aussi l’ennemi – suivi de saumons en croûte en sauce au même vin. Puis l’on servit des pigeons rôtis accompagnés de petits pois à la Française – le mets favori de Louis XIV – avec du Château-Lafite pour faire glisser, et enfin la pièce principale, du gibier provenant des chasses impériales, selles de chevreuil Grand Veneur pour lesquelles on fit glouglouter dans les verre un Romanée-Conti vénérable, avant de passer à la pièce montée et les mignardises sucrées, pour lesquelles on fit sauter les bouchons d’une cohorte de jéroboams de Veuve Cliquot, à l’époque le champagne favori des connaisseurs les plus exigeants.
- Pas de fromage ?
- François-Joseph ne les appréciait guère, sauf au petit déjeuner, et de toutes façons, ce n’était pas l’usage dans les dîners protocolaires.
- En tous cas cela fait pas mal de plats.
- Détrompe-toi encore. Certains soupers de gala ne comptaient pas moins de trente ou quarante mets différents. Relis le dictionnaire de cuisine de Dumas, tu verras. Mais d’une, l’Empereur, fort occupé, n’aimait guère passer trop de temps à table et de deux, il s’agissait d’un repas de soldats placé sous le signe de la frugalité.
- Une frugalité toute relative, quand même. Ton père a dû se régaler.
- Certes. Mais c’est là que ça devient amusant. On garnissait chaque assiette abondamment, mais il y avait un hic.
- Lequel ?
- Eh bien voilà : l’étiquette exigeait que, dès que l’Empereur avait englouti sa portion, le domestique placé derrière chaque convive lui retirât sur le champ son assiette, qu’il l’ait vidée ou non, pour passer au service suivant. Or, François-Joseph, en plus d’être un ogre, faisait table rase de la sienne au pas de charge. De la sorte, les malheureux invités qu’on n’avait pas mis au parfum de cette coutume ou incapables de manger aussi rapidement en étaient réduits à la portion congrue.
- Aïe. Du coup, Grand-papa a fait ceinture ! Sale nouvelle, et qui mérite une autre larmichette de ce nectar, lui proposé-je un verre, qu’il accepta d’une dénégation peu convaincue.
- Eh bien figure-toi que non. Lorsqu’il se dirigeait au milieu de la file des invités vers la grande galerie, un commandant des hussards hongrois, vareuse à brandebourg, dolman au col de fourrure négligemment jeté sur une épaule et encore plus moustachu que les autres, lui claqua joyeusement l’épaule. « Aladàr, mon vieux, tu es des nôtres ! Alors te voilà un héros ? Ca ne m’étonne pas. Même au collège, tu cherchais toujours à te faire remarquer. » Sàndor, un camarade de jeunesse, issu de la petite noblesse hongroise libérale. Ils avaient passé leurs diplômes en même temps, ton grand-père celui d’ingénieur, lui celui de lettres. Il avait même gagné une certaine notoriété en tant que qu’écrivain et poète d’avant-garde. Grand-père Aladàr avait des goûts littéraires plus conventionnels mais retrouver son ami parmi eux le soulageait. Il ne connaissait personne et, homme plutôt réservé, il n’osait nouer une conversation. Après les embrassades et effusions d’usage, Sàndor, qui connaissait les habitudes du monarque, l’a discrètement déniaisé quant à la marche des opérations. Je te préviens, tu as intérêt à te manier de nettoyer ton assiette et vider ton verre, sinon tu vas te nourrir de courants d’air. Le vieux bouffe plus vite que son ombre, et on te pique la gamelle sous le pif dès qu’il a fini. Bien qu’un tantinet contrarié par le ton familier employé par son ami envers l’Empereur – ton grand-père était inébranlablement monarchiste – il ne l’en remercia pas moins avec chaleur pour cette précieuse indiscrétion.
- Du coup, il a pu prendre des contre-mesures.
- En effet. Le bon officier doit savoir anticiper, c’est même à cela qu’on le reconnaît. Et pour cela il lui faut des informations. Le renseignement, cheville ouvrière de la victoire. Bref, à peine face à son assiette, il se rua sur elle comme s’il s’agissait d’une batterie serbe. De même qu’il vidait son verre d’un trait, pour qu’on le lui emplisse de nouveau, comme l’exigeait le service.
- Mais était-il capable de tenir la cadence de François-Joseph ?
- Sans difficulté. Mon père ne commençait jamais sa journée sans avoir englouti en cinq minutes une assiette de viandes froides, d’oignons et de concombres aigre-doux, une boule de pain – cuit chez nous – des œufs brouillés, un petit pot de confiture ou de miel, et une grande cafetière de moka bien sucré. Il n’eut donc aucun mal à suivre le rythme, et dut même se tenir la bride à chaque service pour ne pas finir la course avant son souverain. Cela aurait pu défriser l’Auguste Moustache. Voilà comment ton grand-père se tira avec les honneurs du chausse-trappe que représentait un repas à la table de François-Joseph 1er !
- Ca s’arrose, non ? profité-je de l’occasion pour en remettre une petite tournée.
- Je ne sais pas si c’est raisonnable, mais ça ne l’est pas moins que de chevaucher à un train d’enfer vers le feu de l’ennemi. Verse encore, Isidore. (mon père ne détestait pas se montrer facétieux, à l’occasion) Mais le fin mot de l’histoire, c’est Frieda, la gouvernante poméranienne qui prit soin de notre éducation, à ta tante Véra et moi, nous enseignant dans le même temps l’allemand et les bonnes manières, avec toute la proverbiale mansuétude prussienne. On ne badinait pas plus avec les bonnes manières chez nous que sur le protocole à la table de l’Empereur !
- Et quel fut ce dernier mot ? me consumé-je de curiosité.
- Eh bien la première fois qu’elle entendit conter ce récit, elle eut ces mots : « Juste avant de rentrer à votre service, Monsieur, j’ai travaillé pour celui d’un financier cousu d’or, habitant une maison magnifique, et qui recevait souvent et avec faste. Seulement, tout cousu d’or qu’il était, le vieux grigou, il était plus radin qu’un pou, et ses invités, s’ils étaient servis avec tout le tralala, repartaient ventre vide et gosier sec. « Alles war Gold und Silber, aber nichts im Teller ! » (Tout était or et argent, mais dans l’assiette, néant !) Prosit, mon fils.
Et à cela il n’y avait rien à ajouter. Prosit, papa.
- Souviens-toi que mon père fut officier dans l’artillerie montée de l’armée austro-hongroise.
Ainsi s’exprima ce jour-là mon propre père. Si je m’en souvenais ! Comment aurais-je pu l’oublier ? A l’annulaire gauche, côté cœur naturellement, en plus de son anneau de mariage en or, il arborait une lourde bague de fer, simplement frappée d’un monogramme cerclé de feuilles de lauriers figurant un E surmonté d’une couronne. Je connaissais l’histoire de ce bijou. Mon grand-père Aladar Stern, Juif de Hongrie héritier d’un vaste domaine forestier et ingénieur de métier, s’engagea à trente ans dès le déclenchement de la Grande Guerre, mû par un patriotisme intransigeant, dans l’armée de la double monarchie. Ses diplômes, ainsi que ses remarquables aptitudes de cavalier, lui permirent, après une brève période de formation, d’être incorporé dans l’arme prestigieuse qu’était l’artillerie montée. Bien que, sous l’assez libérale tutelle du dernier des Habsbourg régnant, les nombreux peuples de religions diverses constituant la mosaïque impériale aient été censés être traitées sur un pied d’égalité, il n’en demeurait pas moins que l’antisémitisme y restait assez vivace, et en particulier dans le corps des officiers, surtout de cavalerie, fief de la noblesse la plus réactionnaire.
Cependant, le fait que sa famille, bien que restée fidèle à la Foi de ses pères, ait été anoblie dès le XIXème siècle pour services rendus à la Couronne, ainsi que ses compétences techniques, sa bravoure et son caractère bien trempé lui valurent d’être rapidement accepté par ses pairs. Se portant systématiquement volontaire pour les missions les plus périlleuses, il n’hésitait pas à s’exposer au feu de l’ennemi à la tête de son unité. En effet, alors que la coutume voulait que les officiers donnassent le commandement d’attaquer à leurs soldats en ordonnant : « En avant » lui ne le faisait qu’en se mettant à leur tête en criant à pleins poumons : « Suivez-moi !» Ce comportement intrépide lui valut deux blessures, plusieurs citations accompagnées de fort décoratives médailles, une promotion au grade de capitaine, ainsi qu’un blâme du général en chef de sa division pour « conduite suicidaire incompatible avec les responsabilités d’un chef d’unité indispensable à la bonne marche des opérations » semonce dont il tira plus encore de fierté que de ses décorations.
Au cours des terribles affrontements qui opposèrent au cours de l’année 1915 son corps d’armée hongrois aux très redoutables troupes serbes, il eut une fois de plus l’occasion de faire preuve à la fois de ses qualités de meneur d’homme et de sa périlleuse témérité. La Grande Guerre, on l’ignore peut-être, fut tout aussi absurdement sanglante sur le front de l’Est que dans les tranchées françaises. Les canons dont il dirigeait le feu se trouvaient sous celui d’une batterie ennemie tellement bien dissimulée à l’abri d’un bois qu’il était impossible d’ajuster le tir avec suffisamment de précision pour la réduire au silence. Abandonnant alors son poste d’observation, il fit mettre en selle tous les cavaliers sous son commandement, et les lançant dans une charge furieuse à travers taillis et bosquets sous le feu d’enfer des mitrailleuses, il les entraîna jusqu’à la batterie ennemie dont, après des pertes insensées et un furieux corps à corps au sabre et au pistolet, ils finirent par se rendre maître. Au lendemain de cette féroce empoignade, après la déroute des Serbes qui durent reculer de plusieurs kilomètres en abandonnant leur matériel dans leur fuite, le maréchal Erich Von Falkenheim commandant en chef les armées du front serbe passa en revue les survivants de cette attaque et les décora sur le front des troupes de la médaille d’or de la bravoure, la plus haute distinction militaire de l’Empire, et quand à mon grand-père il lui offrit en plus, solennellement, une bague fondue dans l’acier d’un des canons enlevés de haute à l’ennemi, frappée du « E » de son prénom surmonté de la couronne impériale. Au fait depuis longtemps de cette anecdote, je soupçonnais mon père de commencer à radoter, le lui rappelai non sans une pointe d’insolence, et m’apprêtai à quitter la table à laquelle nous venions de finir de déjeuner pour rejoindre la bande de vauriens et de boit-sans-soif qui me tenaient lieu d’amis. Il sut trouver les mots pour me retenir.
- Viens t’asseoir au salon, je t’offre le digestif et je te raconte la suite.
Incapable de résister à l’appel de sirène d’un Bas-Armagnac de 1929 dont il serrait une dame-jeanne dans sa cave à liqueur, je m’enfonçais dans mon fauteuil face à lui, non sans qu’il ait fait glouglouter dans de ventrus ballons de cristal deux doigts du précieux nectar. Mon père buvait peu et rarement, mais il avait adopté la devise de Winston Churchill : « Je ne suis pas difficile, je me contente du meilleur. » Après avoir cérémonieusement humé puis fait glisser une petite lampée de l’eau-de-vie alors plus que cinquantenaire, sans doute pour s’éclaircir la voix, il me fit ce récit, que je livre tel que ma mémoire de plus en plus capricieuse me le restitue.
- Après la défaite des Serbes sur ce front, ton grand-père, ainsi que de nombreux officiers ayant contribué à cette victoire, fut officiellement convié à Vienne, au Palais de Schönbrunn, siège du Pouvoir Impérial et principale résidence de l’Empereur François-Joseph. A cette époque, le vieux monarque régnait sur l’Empire depuis 1848, ce qui en faisait le rival de la reine Victoria – décédée en 1901 – en matière de longévité sur le trône. Bien que relativement affaibli, il n’en possédait pas moins une constitution robuste et se comportait en véritable bourreau de travail, présent à son bureau dès potron-minet, non sans avoir englouti un petit déjeuner de terrassier. Son appétit était aussi légendaire que sa luxuriante moustache et ses rouflaquettes blanches descendant jusqu’au col de sa tunique au col brodé. Une réception de gala au Palais Impérial était un événement considérable, surtout s’il s’agissait d’honorer de valeureux soldats de son armée.
- Je suppose que mon grand-père s’est mis sur son trente-et-un pour l’occasion, le coupai-je alors qu’il s’interrompait un instant pour lubrifier sa narration d’un autre gorgeon d’armagnac.
- Il avait naturellement revêtu son plus somptueux uniforme d’apparat, coupé spécialement pour la circonstance par le meilleur tailleur militaire de Budapest, capitale qui passait alors pour l’une des plus élégantes d’Europe ; sur son vaste poitrail – c’était un homme de haute taille et bâti en force – cliquetait toute la panoplie de décorations gagnées au péril de sa vie. Les bottes d’équitation lustrées comme des miroirs, la moustache recourbée au petit fer et cirée – pas d’officier de cavalerie sans moustache – le ceinturon impeccablement ajusté, shako emplumé sur le crâne, et le fourreau étincelant de son grand sabre raclant le dallage de marbre incrusté de jaspe du gigantesque hall d’entrée, il ne déparait certes pas au milieu des rejetons des plus antiques et illustres familles de la double monarchie, lesquels ne s’offusquaient pas de la présence parmi eux du descendant d’un modeste négociant en laine juif venu des pays baltes s’établir en Hongrie à la fin du XVIIIème siècle, dès lors que l’Empereur en personne avait choisi d’honorer sa bravoure.
- Cela me semble surprenant, objectai-je en me resservant discrètement. Son récit, tout passionnant et documenté qu’il fût, me donnait soif.
- En tous cas ils étaient suffisamment bien élevés et respectueux des usages pour n’en rien laisser paraître. L’étiquette impériale en vigueur au Palais, pour une partie héritée de l’austère tradition espagnole et pour l’autre inspirée de celle en vigueur à la Cour de Louis XIV, était aussi stricte que tarabiscotée. Aussi ton grand-père, pour se préparer à cet événement unique dans son existence, et dont rêvaient tous les soldats de son armée, avait-il pris quelques cours de maintien et de protocole auprès d’un ancien chambellan du palais qui arrondissait ainsi sa pension de retraite tout en évitant aux néophytes de gâcher par quelque bévue l’impeccable ordonnancement de la cérémonie, voire d’offenser le monarque, ce qui pouvait relever du crime de lèse-majesté impériale !
Schloss Schönbrunn, comme l’appellent les Viennois, avait été bâti vers la fin du XVIIème siècle en trois ans dans l’esprit du Palais de Versailles, qui tenait lieu de référence pour les plus puissants et munificents souverains d’Europe et même de plus loin. Il ne compte pas moins de 1400 pièces, dont une galerie d’apparat inspirée de la Galerie des Glaces, où se tenaient les réceptions les plus fastueuses. Inutile de te dire que c’est là que se déroula le banquet que François-Joseph offrit aux 300 officiers les plus méritants de son armée. Avant d’y accéder, les invités, à la suite d’un majordome au costume encore plus chamarré que ceux des braves à qui l’on rendait honneur, devaient emprunter un long hall de chaque côté duquel, pour ajouter à la solennité des festivités, alternaient gardes impériaux casqués et laquais porteurs de flambeaux, bien que l’édifice fût déjà équipé de l’éclairage artificiel.
- Ca devait en jeter un max, commentai-je pour permettre à mon père de reprendre son souffle, réflexion dont la familiarité ne manqua pas de le faire sourciller. Cet immigré ayant fui le régime communiste en 1949 était tombé amoureux de sa patrie d’adoption au point de ne s’exprimer que dans le français le plus châtié, rendu plus précieux encore par sa façon très Mitteleuropa de rouler les « r ».
- On peut dire ça comme ça. Quoiqu’il en soit, le spectacle de ces centaines de guerriers plus moustachus et rutilants les uns que les autres ne devait pas manquer de panache. D’ordinaire, les réceptions au palais impérial, depuis les petits soupers entre intimes jusqu’aux magnifiques banquets donnés pour les grands circonstances, étaient mixtes, et se poursuivaient généralement par un grand bal où l’élégance des habits de soirée des messieurs rivalisaient avec les atours et les bijoux de leurs cavalières. N’oublions pas que c’était encore la grande époque des valses de Strauss et des opérettes de Lehar, Suppé et consorts. Cependant, s’agissant d’une cérémonie en l’honneur de valeureux soldats, on n’avait convié ce soir-là que des hommes. De plus, l’Empereur était veuf, depuis l’assassinat en Italie au cours de l’année 1899 de la malheureuse impératrice Elisabeth, entrée dans la légende et l’Histoire du cinéma sous le surnom de Sissi. Une table presque aussi longue que la galerie avait été dressée sur des tréteaux, recouverte d’une seule nappe blanche brodée de l’aigle bicéphale de la maison impériale, dont les plis caressaient le parquet marqueté. Des maîtres d’hôtel en frac menaient chaque convive jusqu’à la place qui lui était réservée, marquée par une étiquette à son nom. Derrière chaque chaise, comme l’exigeait le cérémonial en vigueur dans les maisons princières, se tenait, roide comme piquet, un laquais en livrée « à la française », jaquette bleue à parements d’or, collants blancs et escarpins vernis. L’Empereur, tenant à ne pas mettre de différence entre tous ces héros, avait veillé à ce qu’on ne tienne compte ni de la hiérarchie ni de la naissance dans le plan de table, aussi les avait-on disposés par tirage au sort. Ainsi, ton grand-père, simple capitaine, se retrouva-t-il placé entre un colonel d’infanterie manchot et borgne et le général commandant les hussards de la Garde, dont la moustache blanche rivalisait de luxuriance avec celle de son souverain.
- Je suppose, intervins-je de nouveau pour lui ménager une pause, que l’Empereur trônait seul au haut bout de la table.
- C’était en effet l’usage. Mais en cette occasion, François-Joseph avait tenu à manger entouré de ses officiers, de sorte qu’il avait décidé de prendre place au milieu de la table, face à son chef d’état-major, seule entorse à la règle du hasard imposée. Bien entendu, tous les invités devaient se tenir debout en attendant l’arrivée de leur hôte, leur laquais personnel prêt à leur avancer leur chaise. Ce n’est que lorsque tout ce beau monde fut en place qu’un roulement de tambours et une sonnerie de trompettes retentirent. « Es kommt der Kaiser ! » brailla le Grand Chambellan en frappant le dallage de son bâton doré, tel le brigadier d’une salle de théâtre frappant les trois coups avant le lever de rideau.
- C’est un peu de cela qu’il s’agissait, non ?
- Oui, bien entendu. Le prestige du monarque repose sur une mise en scène impeccable. C’est ainsi qu’on tient ses sujets, en leur en mettant plein la vue. Dès qu’on eut annoncé l’entrée du souverain, tous se figèrent au garde-à-vous en claquant des talons, répondant trois fois de suite d’une seule voix « Es lebt der Kaiser » en jetant leur couvre-chef en l’air selon la tradition. Le Kaiser fit son entrée sans aucune escorte, à l’exception d’un aide de camp prêt à le soutenir. Bien qu’encore fort alerte, il était parfois sujet à des accès de faiblesse, en raison de son âge – il avait déjà près de 85 ans ! Suprême coquetterie, alors que tous les invités avaient revêtu leurs plus magnifiques tenues et croulaient sous les médailles et les rubans, il se présenta en simple vareuse grise d’officier à boutons dorés sans aucun ornement, chaussé comme ses soldats de bottes de cavalerie. Avant de prendre place, il fit le tour de l’assistance pour serrer à chacun la main et le féliciter en citant son nom et son grade, honneur rarissime, puisque l’étiquette exigeait d’habitude qu’on se tienne à trois pas du monarque et qu’on le salue en mettant un genou à terre. Quarante ans après, la voix de ton grand-père tremblait encore d’émotion en évoquant cette poignée de main !
- Je le comprends un peu. Tout le monde n’a pas eu le privilège de serrer la main du dernier des Habsbourg régnant.
- Au fond, François-Joseph était un homme assez simple, qui prisait plus volontiers la compagnie de ses palefreniers et de ses jardiniers que celle des courtisans hypocrites et vaniteux qui hantaient sa demeure. Mais c’est la rançon du pouvoir absolu : il te ligote aussi serré que ceux que tu tiens sous ta coupe. (On voit que mon père, en dépit de la fierté qu’il éprouvait à évoquer ces souvenirs, n’en conservait pas moins sa lucidité et son esprit critique) Dès qu’on en eut fini avec les politesses, le souverain fit signe à chacun de prendre place. Trois cent deux laquais, dans un mouvement d’une précision militaire, reculèrent les trois cents deux chaises pour que chacun pût s’asseoir. Le festin pouvait commencer.
- J’aime à croire qu’il fut savoureux.
- Assurément. Mais tu vas voir, c’est là que l’affaire se corse. A Schönbrunn, on pratiquait le service dit « A la russe » qui avait remplacé le service « A la française » jadis en usage. A la différence de ce dernier où les plats étaient disposés en même temps sur la table ou un guéridon et où les invités se servaient eux-mêmes, dans le service à la russe, des serveurs apportaient cérémonieusement les mets les uns après les autres, et c’était le laquais de chaque convive qui garnissait son assiette. Cette manière de procéder avait l’avantage de dégager bien davantage de place sur la table pour y disposer assiettes, couverts et surtout verrerie. Devant chaque invités s’alignaient cinq verres de taille et de forme différentes, depuis le verre à Porto de l’apéritif – c’est sous l’influence de la cousine Victoria que cette pratique britannique avait conquis l’Europe – jusqu’à la coupe à champagne du dessert, en passant par le verre à vin blanc, celui à bordeaux et la tulipe à bourgogne. Influence britannique ou pas, on buvait surtout français – même si la France, c’était l’ennemi ! – chez les gens de bien, à l’exception du vin blanc, du Tokay, fleuron de la Hongrie, tête numéro deux de la monarchie bicéphale.
- J’imagine que tu ne connais pas les détails du menu. (Et hop, un autre gorgeon d’armagnac. C’est mon père qui tenait le crachoir, mais c’est mon palais qui se desséchait)
- Détrompe-toi. Non seulement ton grand-père racontait cette histoire à la moindre occasion, mais il avait conservé le menu gravé sur beau bristol posé sur le dessous d’assiette en or placé devant chaque invité. Malheureusement, quand nous avons pris la poudre d’escampette de Temesvar pour faire un bras d’honneur aux argousins de Staline, nous ne l’avons pas pris avec nous. Il faut dire que nous avions d’autres priorités !
- Tu me racontes ?
- J’y viens. L’Empereur était fort amateur de potages, mais s’agissant d’un dîner de gala, on commença par les entrées. Caviar d’Iran avec blinis accompagné d’un Tokay sec – pas de vodka : la Russie c’était aussi l’ennemi – suivi de saumons en croûte en sauce au même vin. Puis l’on servit des pigeons rôtis accompagnés de petits pois à la Française – le mets favori de Louis XIV – avec du Château-Lafite pour faire glisser, et enfin la pièce principale, du gibier provenant des chasses impériales, selles de chevreuil Grand Veneur pour lesquelles on fit glouglouter dans les verre un Romanée-Conti vénérable, avant de passer à la pièce montée et les mignardises sucrées, pour lesquelles on fit sauter les bouchons d’une cohorte de jéroboams de Veuve Cliquot, à l’époque le champagne favori des connaisseurs les plus exigeants.
- Pas de fromage ?
- François-Joseph ne les appréciait guère, sauf au petit déjeuner, et de toutes façons, ce n’était pas l’usage dans les dîners protocolaires.
- En tous cas cela fait pas mal de plats.
- Détrompe-toi encore. Certains soupers de gala ne comptaient pas moins de trente ou quarante mets différents. Relis le dictionnaire de cuisine de Dumas, tu verras. Mais d’une, l’Empereur, fort occupé, n’aimait guère passer trop de temps à table et de deux, il s’agissait d’un repas de soldats placé sous le signe de la frugalité.
- Une frugalité toute relative, quand même. Ton père a dû se régaler.
- Certes. Mais c’est là que ça devient amusant. On garnissait chaque assiette abondamment, mais il y avait un hic.
- Lequel ?
- Eh bien voilà : l’étiquette exigeait que, dès que l’Empereur avait englouti sa portion, le domestique placé derrière chaque convive lui retirât sur le champ son assiette, qu’il l’ait vidée ou non, pour passer au service suivant. Or, François-Joseph, en plus d’être un ogre, faisait table rase de la sienne au pas de charge. De la sorte, les malheureux invités qu’on n’avait pas mis au parfum de cette coutume ou incapables de manger aussi rapidement en étaient réduits à la portion congrue.
- Aïe. Du coup, Grand-papa a fait ceinture ! Sale nouvelle, et qui mérite une autre larmichette de ce nectar, lui proposé-je un verre, qu’il accepta d’une dénégation peu convaincue.
- Eh bien figure-toi que non. Lorsqu’il se dirigeait au milieu de la file des invités vers la grande galerie, un commandant des hussards hongrois, vareuse à brandebourg, dolman au col de fourrure négligemment jeté sur une épaule et encore plus moustachu que les autres, lui claqua joyeusement l’épaule. « Aladàr, mon vieux, tu es des nôtres ! Alors te voilà un héros ? Ca ne m’étonne pas. Même au collège, tu cherchais toujours à te faire remarquer. » Sàndor, un camarade de jeunesse, issu de la petite noblesse hongroise libérale. Ils avaient passé leurs diplômes en même temps, ton grand-père celui d’ingénieur, lui celui de lettres. Il avait même gagné une certaine notoriété en tant que qu’écrivain et poète d’avant-garde. Grand-père Aladàr avait des goûts littéraires plus conventionnels mais retrouver son ami parmi eux le soulageait. Il ne connaissait personne et, homme plutôt réservé, il n’osait nouer une conversation. Après les embrassades et effusions d’usage, Sàndor, qui connaissait les habitudes du monarque, l’a discrètement déniaisé quant à la marche des opérations. Je te préviens, tu as intérêt à te manier de nettoyer ton assiette et vider ton verre, sinon tu vas te nourrir de courants d’air. Le vieux bouffe plus vite que son ombre, et on te pique la gamelle sous le pif dès qu’il a fini. Bien qu’un tantinet contrarié par le ton familier employé par son ami envers l’Empereur – ton grand-père était inébranlablement monarchiste – il ne l’en remercia pas moins avec chaleur pour cette précieuse indiscrétion.
- Du coup, il a pu prendre des contre-mesures.
- En effet. Le bon officier doit savoir anticiper, c’est même à cela qu’on le reconnaît. Et pour cela il lui faut des informations. Le renseignement, cheville ouvrière de la victoire. Bref, à peine face à son assiette, il se rua sur elle comme s’il s’agissait d’une batterie serbe. De même qu’il vidait son verre d’un trait, pour qu’on le lui emplisse de nouveau, comme l’exigeait le service.
- Mais était-il capable de tenir la cadence de François-Joseph ?
- Sans difficulté. Mon père ne commençait jamais sa journée sans avoir englouti en cinq minutes une assiette de viandes froides, d’oignons et de concombres aigre-doux, une boule de pain – cuit chez nous – des œufs brouillés, un petit pot de confiture ou de miel, et une grande cafetière de moka bien sucré. Il n’eut donc aucun mal à suivre le rythme, et dut même se tenir la bride à chaque service pour ne pas finir la course avant son souverain. Cela aurait pu défriser l’Auguste Moustache. Voilà comment ton grand-père se tira avec les honneurs du chausse-trappe que représentait un repas à la table de François-Joseph 1er !
- Ca s’arrose, non ? profité-je de l’occasion pour en remettre une petite tournée.
- Je ne sais pas si c’est raisonnable, mais ça ne l’est pas moins que de chevaucher à un train d’enfer vers le feu de l’ennemi. Verse encore, Isidore. (mon père ne détestait pas se montrer facétieux, à l’occasion) Mais le fin mot de l’histoire, c’est Frieda, la gouvernante poméranienne qui prit soin de notre éducation, à ta tante Véra et moi, nous enseignant dans le même temps l’allemand et les bonnes manières, avec toute la proverbiale mansuétude prussienne. On ne badinait pas plus avec les bonnes manières chez nous que sur le protocole à la table de l’Empereur !
- Et quel fut ce dernier mot ? me consumé-je de curiosité.
- Eh bien la première fois qu’elle entendit conter ce récit, elle eut ces mots : « Juste avant de rentrer à votre service, Monsieur, j’ai travaillé pour celui d’un financier cousu d’or, habitant une maison magnifique, et qui recevait souvent et avec faste. Seulement, tout cousu d’or qu’il était, le vieux grigou, il était plus radin qu’un pou, et ses invités, s’ils étaient servis avec tout le tralala, repartaient ventre vide et gosier sec. « Alles war Gold und Silber, aber nichts im Teller ! » (Tout était or et argent, mais dans l’assiette, néant !) Prosit, mon fils.
Et à cela il n’y avait rien à ajouter. Prosit, papa.
Ne te fais aucun souci pour mon appétit. Il est à la mesure de ma soif et de plus, je ne suis pas mauvais non plus avec des casseroles en main. Na zdrovié !