Après plusieurs mois de chaleur oppressante, le métro n’en finissait pas de souffler son haleine de dragon à l’arrivée de chaque rame. Ma robe légère adhérait à ma peau moite et je ... [+]
Le déjeuner des canotiers
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Finaliste
Jury
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Dans son restaurant au bord de la Seine à Chatou, Alphonse Fournaise transpirait à grosses gouttes près de ses fourneaux. La canicule s'était abattue sur Paris et ses environs, et si la température extérieure était extrême, celle de sa cuisine avoisinait l'enfer. Le four à bois faisait des étincelles et crachait comme un volcan des brandons incandescents. Après tout, quand on s'appelle Fournaise...
En ce dimanche d'été, de jolies dames et de beaux messieurs venaient prendre l'air et s'amuser à la campagne. Pour se rafraîchir, il y avait les baignades dans le fleuve, les promenades en canots et les petits sommes sur la rive à l'ombre des arbres. Derrière les buissons, on entendait des baisers, des rires et des gloussements. Les hommes en sortaient en tenue débraillée et les femmes, les cheveux défaits et le feu aux joues. Les cœurs s'embrasaient, les corps se consumaient, un sang bouillant coulait dans les veines. Pour ceux qui souhaitaient l'intimité d'une sieste pour des étreintes plus torrides, il y avait quelques chambres à leur disposition.
Le père Fournaise observait toute cette jeunesse, les garçons fringants et pleins d'ardeur, les filles charmantes et enjouées. Il se disait qu'ils vivaient sans le savoir les meilleurs moments de leur vie et qu'ils se fabriquaient de bien beaux souvenirs. L'une des plus ravissantes était sans doute Aline qui enfiévrait toute la gent masculine. Le peintre Auguste Renoir ne se lassait pas de la regarder, de la dessiner, de la désirer. Il avait quarante ans, elle vingt-deux, la belle affaire ! Il était dans la force de l'âge et son cœur ardent renfermait toujours des braises rougeoyantes. Les charmes d'Aline étaient les tisons qui l'avaient enflammé. Elle était devenue son modèle, sa muse et sa maîtresse.
À l'heure du déjeuner, on montait à l'étage où des tables étaient dressées sur la terrasse ouverte sur le paysage. Le père Fournaise sortait de son étuve, suffocant et ruisselant de sueur, pour servir des fritures d'anguilles et d'éperlans. La mode était aux canotiers et les hommes portaient des marinières, des pantalons à bretelles et ces élégants chapeaux de paille. Attributs virils, les moustaches et les barbes étaient de mise. Les femmes offraient avec naturel la nudité de leurs épaules et de leur décolleté. Mais il ne fallait pas s'y tromper, c'était elles qui choisissaient leurs amants.
Auguste ne quittait pas Aline des yeux. Sa chevelure blonde, ses joues roses, ses fossettes et sa bouche charnue pouvaient damner un saint. Elle était tellement adorable quand elle cajolait son petit chien ! Et puis avec ses formes pleines de rondeur, c'était un modèle idéal pour un peintre. Son ami Gustave Caillebotte partageait cet avis. Mais Auguste se lamentait. S'il n'avait pas été dans une situation financière aussi déplorable, il l'aurait épousée immédiatement, mais pour l'instant il avait du mal à joindre les deux bouts. Une fois sa pension payée à la Maison Fournaise où il séjournait à demeure, il ne lui restait pas grand-chose, à peine de quoi acheter des fournitures afin de poursuivre le tableau qu'il avait commencé sur place l'année dernière. Aline ne pouvait rester avec lui et devait gagner sa vie en continuant d'exercer son métier de couturière. La fortune a ses revers et il lui fallait être patient. Le vent finirait peut-être par tourner. En attendant, il comptait bien profiter de cette saison brûlante, faite pour l'amour et les plaisirs.
À la fin du repas, un convive sortait un harmonica, un autre enfilait son accordéon et l'assemblée chantait et dansait à s'en étourdir. Le vin coulait à flots, les esprits s'échauffaient un peu, mais les chamailleries finissaient toujours par des rires. Le soir venu, la majeure partie de la compagnie reprenait le chemin de Paris, laissant un grand vide et un fichu désordre.
Accoudé à la terrasse, Alphonse s'accordait un moment de répit face au soleil couchant. Il revoyait les joyeux moments de ce beau dimanche. Quel joli tableau ! Même si des scènes similaires se répétaient chaque semaine, il aurait aimé garder les images de ces instants éphémères. Il fallait le talent d'un peintre pour que cette délicieuse journée devienne Le Déjeuner des canotiers. Auguste avait commencé sa toile ici même l'année dernière et en ce mois d'août 1881, elle était bien avancée. On y voyait Hippolyte et Alphonsine, les enfants de Fournaise, Aline et son petit chien, les comédiennes Jeanne Samary et Ellen Andrée, le peintre Gustave Caillebotte, le poète Jules Laforgue et quelques journalistes et mécènes. Le père Fournaise en était heureux, car, quel que soit le succès de cette œuvre, elle survivrait à ces moments enfuis...
En ce dimanche d'été, de jolies dames et de beaux messieurs venaient prendre l'air et s'amuser à la campagne. Pour se rafraîchir, il y avait les baignades dans le fleuve, les promenades en canots et les petits sommes sur la rive à l'ombre des arbres. Derrière les buissons, on entendait des baisers, des rires et des gloussements. Les hommes en sortaient en tenue débraillée et les femmes, les cheveux défaits et le feu aux joues. Les cœurs s'embrasaient, les corps se consumaient, un sang bouillant coulait dans les veines. Pour ceux qui souhaitaient l'intimité d'une sieste pour des étreintes plus torrides, il y avait quelques chambres à leur disposition.
Le père Fournaise observait toute cette jeunesse, les garçons fringants et pleins d'ardeur, les filles charmantes et enjouées. Il se disait qu'ils vivaient sans le savoir les meilleurs moments de leur vie et qu'ils se fabriquaient de bien beaux souvenirs. L'une des plus ravissantes était sans doute Aline qui enfiévrait toute la gent masculine. Le peintre Auguste Renoir ne se lassait pas de la regarder, de la dessiner, de la désirer. Il avait quarante ans, elle vingt-deux, la belle affaire ! Il était dans la force de l'âge et son cœur ardent renfermait toujours des braises rougeoyantes. Les charmes d'Aline étaient les tisons qui l'avaient enflammé. Elle était devenue son modèle, sa muse et sa maîtresse.
À l'heure du déjeuner, on montait à l'étage où des tables étaient dressées sur la terrasse ouverte sur le paysage. Le père Fournaise sortait de son étuve, suffocant et ruisselant de sueur, pour servir des fritures d'anguilles et d'éperlans. La mode était aux canotiers et les hommes portaient des marinières, des pantalons à bretelles et ces élégants chapeaux de paille. Attributs virils, les moustaches et les barbes étaient de mise. Les femmes offraient avec naturel la nudité de leurs épaules et de leur décolleté. Mais il ne fallait pas s'y tromper, c'était elles qui choisissaient leurs amants.
Auguste ne quittait pas Aline des yeux. Sa chevelure blonde, ses joues roses, ses fossettes et sa bouche charnue pouvaient damner un saint. Elle était tellement adorable quand elle cajolait son petit chien ! Et puis avec ses formes pleines de rondeur, c'était un modèle idéal pour un peintre. Son ami Gustave Caillebotte partageait cet avis. Mais Auguste se lamentait. S'il n'avait pas été dans une situation financière aussi déplorable, il l'aurait épousée immédiatement, mais pour l'instant il avait du mal à joindre les deux bouts. Une fois sa pension payée à la Maison Fournaise où il séjournait à demeure, il ne lui restait pas grand-chose, à peine de quoi acheter des fournitures afin de poursuivre le tableau qu'il avait commencé sur place l'année dernière. Aline ne pouvait rester avec lui et devait gagner sa vie en continuant d'exercer son métier de couturière. La fortune a ses revers et il lui fallait être patient. Le vent finirait peut-être par tourner. En attendant, il comptait bien profiter de cette saison brûlante, faite pour l'amour et les plaisirs.
À la fin du repas, un convive sortait un harmonica, un autre enfilait son accordéon et l'assemblée chantait et dansait à s'en étourdir. Le vin coulait à flots, les esprits s'échauffaient un peu, mais les chamailleries finissaient toujours par des rires. Le soir venu, la majeure partie de la compagnie reprenait le chemin de Paris, laissant un grand vide et un fichu désordre.
Accoudé à la terrasse, Alphonse s'accordait un moment de répit face au soleil couchant. Il revoyait les joyeux moments de ce beau dimanche. Quel joli tableau ! Même si des scènes similaires se répétaient chaque semaine, il aurait aimé garder les images de ces instants éphémères. Il fallait le talent d'un peintre pour que cette délicieuse journée devienne Le Déjeuner des canotiers. Auguste avait commencé sa toile ici même l'année dernière et en ce mois d'août 1881, elle était bien avancée. On y voyait Hippolyte et Alphonsine, les enfants de Fournaise, Aline et son petit chien, les comédiennes Jeanne Samary et Ellen Andrée, le peintre Gustave Caillebotte, le poète Jules Laforgue et quelques journalistes et mécènes. Le père Fournaise en était heureux, car, quel que soit le succès de cette œuvre, elle survivrait à ces moments enfuis...

Pourquoi on a aimé ?
Imaginer la scène, l'histoire derrière le tableau… L'exercice n'est pas nouveau, mais il est ici exécuté avec brio. On plonge facilement au
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Pourquoi on a aimé ?
Imaginer la scène, l'histoire derrière le tableau… L'exercice n'est pas nouveau, mais il est ici exécuté avec brio. On plonge facilement au