Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. C'est difficile à dire dans une obscurité aussi pénétrante que celle de la chambre.
Comme chaque matin, cette même
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Sur les hauteurs du plateau, le désert siffle son éternelle plainte, précipitant sur mon visage la griffure du sable rouge. Je remets en place le tissu qui m'enserre la tête et seuls mes yeux émergent, plissés pour mieux scruter l'origine du vent et l'horizon vaporeux. Dans le chant du Wadi Rum, une autre rumeur, arythmique et sourde, vient contrebalancer la monotonie éolienne. Une dernière caravane s'achemine vers la ville bariolée. Elle arrivera sans doute bien après les festivités du solstice.
Déjà le ciel se pare à l'Ouest de ses nuances aurifères tandis que l'Est s'assombrit, révélant la lumière de Mars, tout juste parue. J'invoque la bienveillance d'Al-Uzza car l'aride saison débute en Nabatène. Alors que je prête à nouveau l'oreille aux rumeurs du désert, la cloche de l'officine retentit.
- Guérisseur, une urgence.
Je descends les trois volées de marches taillées à-même la pierre et accède à une cour intérieure que des siècles ont formée. Je traverse le jardin médicinal qu'elle abrite et entre dans la petite échoppe.
- Nous avons trouvé ce grec sur notre route, à vingt kilomètres de l'entrée du Siq. Il était étendu sur la roche. Nous l'avons fait boire mais il est au plus mal.
Je leur retourne leur politesse et observe mon nouveau patient. Teint brûlé, cheveux courts et bouclés, allure musclée, le jeune homme délirant que les caravaniers soutiennent marmonne d'inintelligibles paroles.
- Ce n'est pas tout. Ses épaules sont lacérées. Nous les avons protégées des rayons du soleil, mais elles doivent être soignées.
- Installez-le sur le lit, sur le flanc droit. Je vous remercie pour lui. Maintenant, laissez-moi travailler.
Dans un chœur de politesse, ils se retirent.
J'entreprends d'inspecter la plaie du blessé qui balafre ses épaules musclées et descend sous sa tunique. Sans plus de concertation, je défais délicatement les pans de tissu, veillant à ne pas abraser la chair déjà à vif. Là, s'y révèlent plusieurs entailles dont la profondeur faible et constante m'évoque la morsure d'un fouet. Je laisse à découvert son dos et fais le tour du lit afin d'observer d'éventuelles marques à l'avant. Au moment où je saisis sa tunique, une main immobilise mon poignet avec une incroyable fermeté. Je croise alors le regard de celui que je pensais assommé par la douleur et y lis un éveil inattendu. Dans ma propre langue, je tente de le rassurer, mais l'étranger hoche la tête avec la frénésie. Comme je sens sa poigne faiblir, je force pour libérer son torse. Je sursaute presque.
Sous ma main, éclatant de blancheur, un sein.
D'un geste nerveux, elle dissimule la preuve de son genre. L'expression de ses yeux n'est plus la même, soudainement implorante et empreinte d'une peur sans pareille. Je me relève alors et vais chercher le nécessaire pour la soigner. Revenant au chevet de ma patiente, je la préviens d'une main sur l'épaule que je m'apprête à commencer mes soins et appose le plus doucement possible un linge bouillant à l'intérieur de chacune des plaies du dos. Etonnamment, elle n'expire aucune plainte, aucun soupir. Je poursuis alors avec l'application d'un baume cicatrisant. Puis je contourne une fois de plus le lit pour lui faire face et pointe du doigt la diagonale suintante qui commence au-dessus de son sein droit et plonge sous la laine.
- Sois sans crainte, lui dis-je tout en posant une main sur ma bouche en guise de serment. Je ne dirai rien.
J'y gagne puisqu'elle lâche le tissu que le désert a coloré d'ocre. Lentement, je découvre sa poitrine et son ventre nue. Je répète le processus, stérilisant et applique la pommade avec encore plus de douceur.
Sans que je sache pourquoi, mon geste est fébrile et mes joues s'échauffent à chaque fois que mes doigts caressent sa peau duveteuse. Le travail une fois fini, je lève des yeux inquisiteurs et réalise qu'elle braque sur moi un regard bleu-vert d'une intensité déroutante. Ses lèvres soufflent des paroles inconnues et dans cette proximité fortuite, je me surprends à y poser mes yeux un peu trop longtemps.
Reprenant mes esprits, je me redresse, remets en place sa tunique et m'en vais lui chercher de l'eau. Quand je reviens une outre à la main, je la trouve endormie.
*
Dans l'ombre du jardin, je m'affaire à la préparation d'un nouvel onguent. Le soleil brille haut dans le ciel sans pour autant atteindre le fond de la cour profondément encastrée. Derrière moi, des pas se font entendre. Je me retourne pour voir arriver l'étrangère d'une démarche incertaine. Elle est restée assoupie près de trois jours. Un sourire s'esquisse sur son visage au moment où elle m'aperçoit. Au moment où elle fait un pas dans la cour, son geste s'interrompt tandis qu'elle parcourt d'un regard ébahi l'enclave de verdure. Même si cet endroit n'a rien de plus que les autres jardins de la ville, je comprends son émerveillement. Ici, les eaux captées depuis les hauteurs du plateau sont amenées le long des parois où elles ruissellement lentement pour finir leur course au niveau des différentes terrasses. La pierre que les millénaires de pluie avaient déjà érodée a été creusée par mes ancêtres afin de créer une multitude de conteneurs qu'ils ont comblés de terre. S'y trouvent variétés de fleurs et de plantes. Il n'est pas une parcelle de terre vide de couleur, pas un pan de mur dénué de mousse humide.
L'étrangère a l'air bien plus en forme. Soulagée de la voir sur pied, je lui tends une main, qu'elle saisit non sans hésitation, et la guide vers un bosquet d'Achillée Millefeuille, une plante aux longues tiges se terminant par de petites canopées de fleurs blanches. Je pointe à tour de rôle la plante et ses plaies pour lui faire entendre qu'il s'agit-là du remède dont elle a bénéficié. Son regard s'illumine, teinté de reconnaissance et je ne peux m'empêcher de la penser ravissante. Soudain, je me prends à remercier intérieurement Al-Uzza de m'avoir mise sur la route de cette étrangère.
Malgré son état, je lui offre de gravir les marches pour aller admirer la vue depuis les hauteurs. Intéressée, elle accepte. La montée s'avère légèrement éprouvante pour elle, mais nous atteignons finalement la dalle balayée par les vents. La gifle est immédiatement cuisante mais la vue en vaut la peine et je vois à son sourire franc que mon invitée grecque n'y est pas indifférente. Ses courtes boucles sont chahutées par les bourrasques et révèlent une mâchoire anguleuse et un regard triste. Mes yeux descendent un peu plus bas, sur sa poitrine, où la balafre émerge discrètement. Je l'interroge sur ses blessures, son secret et sa présence ici. Pour seule réponse, l'étrangère fouille le revers de sa tunique et en décroche une broche : un soleil à seize branches, l'emblème des armées grecques du Royaume Déchiré. Une femme militaire ? On m'avait pourtant dit que chez les grecs, les femmes libres n'existaient pas.
Le mystère qui l'entoure demeure complet, il faudra que je me contente de cette maigre explication.
A nouveau, son regard se porte vers le désert. Du doigt, elle pointe l'horizon. Au Nord-Est, une masse troublée par la chaleur vacille. A mon tour, je plisse les yeux. Contrairement à ce que j'avais pensé quelques jours plus tôt, la voix des sables n'avait pas porté les pas d'une caravane mais ceux d'une armée de cavaliers. Tandis que sa mâchoire se crispe, je vois cette même peur teinter son regard.
*
Les dernières lueurs orangées ont disparu derrière la crête des montagnes, et du haut du plateau, je ne vois du ciel plus qu'une palette qui s'étend du bleu sombre au noir. Comme chaque soir lorsque la lumière du soleil cesse de brûler les rétines, je scrute l'horizon et prête mon oreille au vent, à l'écoute d'un souffle qui pourrait augurer le retour de l'étrangère.
Mais comme chaque soir, les derniers relents de chaleur lèchent les pierres avant de disparaître, mangés par la nuit froide et muette.
Déjà le ciel se pare à l'Ouest de ses nuances aurifères tandis que l'Est s'assombrit, révélant la lumière de Mars, tout juste parue. J'invoque la bienveillance d'Al-Uzza car l'aride saison débute en Nabatène. Alors que je prête à nouveau l'oreille aux rumeurs du désert, la cloche de l'officine retentit.
- Guérisseur, une urgence.
Je descends les trois volées de marches taillées à-même la pierre et accède à une cour intérieure que des siècles ont formée. Je traverse le jardin médicinal qu'elle abrite et entre dans la petite échoppe.
- Nous avons trouvé ce grec sur notre route, à vingt kilomètres de l'entrée du Siq. Il était étendu sur la roche. Nous l'avons fait boire mais il est au plus mal.
Je leur retourne leur politesse et observe mon nouveau patient. Teint brûlé, cheveux courts et bouclés, allure musclée, le jeune homme délirant que les caravaniers soutiennent marmonne d'inintelligibles paroles.
- Ce n'est pas tout. Ses épaules sont lacérées. Nous les avons protégées des rayons du soleil, mais elles doivent être soignées.
- Installez-le sur le lit, sur le flanc droit. Je vous remercie pour lui. Maintenant, laissez-moi travailler.
Dans un chœur de politesse, ils se retirent.
J'entreprends d'inspecter la plaie du blessé qui balafre ses épaules musclées et descend sous sa tunique. Sans plus de concertation, je défais délicatement les pans de tissu, veillant à ne pas abraser la chair déjà à vif. Là, s'y révèlent plusieurs entailles dont la profondeur faible et constante m'évoque la morsure d'un fouet. Je laisse à découvert son dos et fais le tour du lit afin d'observer d'éventuelles marques à l'avant. Au moment où je saisis sa tunique, une main immobilise mon poignet avec une incroyable fermeté. Je croise alors le regard de celui que je pensais assommé par la douleur et y lis un éveil inattendu. Dans ma propre langue, je tente de le rassurer, mais l'étranger hoche la tête avec la frénésie. Comme je sens sa poigne faiblir, je force pour libérer son torse. Je sursaute presque.
Sous ma main, éclatant de blancheur, un sein.
D'un geste nerveux, elle dissimule la preuve de son genre. L'expression de ses yeux n'est plus la même, soudainement implorante et empreinte d'une peur sans pareille. Je me relève alors et vais chercher le nécessaire pour la soigner. Revenant au chevet de ma patiente, je la préviens d'une main sur l'épaule que je m'apprête à commencer mes soins et appose le plus doucement possible un linge bouillant à l'intérieur de chacune des plaies du dos. Etonnamment, elle n'expire aucune plainte, aucun soupir. Je poursuis alors avec l'application d'un baume cicatrisant. Puis je contourne une fois de plus le lit pour lui faire face et pointe du doigt la diagonale suintante qui commence au-dessus de son sein droit et plonge sous la laine.
- Sois sans crainte, lui dis-je tout en posant une main sur ma bouche en guise de serment. Je ne dirai rien.
J'y gagne puisqu'elle lâche le tissu que le désert a coloré d'ocre. Lentement, je découvre sa poitrine et son ventre nue. Je répète le processus, stérilisant et applique la pommade avec encore plus de douceur.
Sans que je sache pourquoi, mon geste est fébrile et mes joues s'échauffent à chaque fois que mes doigts caressent sa peau duveteuse. Le travail une fois fini, je lève des yeux inquisiteurs et réalise qu'elle braque sur moi un regard bleu-vert d'une intensité déroutante. Ses lèvres soufflent des paroles inconnues et dans cette proximité fortuite, je me surprends à y poser mes yeux un peu trop longtemps.
Reprenant mes esprits, je me redresse, remets en place sa tunique et m'en vais lui chercher de l'eau. Quand je reviens une outre à la main, je la trouve endormie.
*
Dans l'ombre du jardin, je m'affaire à la préparation d'un nouvel onguent. Le soleil brille haut dans le ciel sans pour autant atteindre le fond de la cour profondément encastrée. Derrière moi, des pas se font entendre. Je me retourne pour voir arriver l'étrangère d'une démarche incertaine. Elle est restée assoupie près de trois jours. Un sourire s'esquisse sur son visage au moment où elle m'aperçoit. Au moment où elle fait un pas dans la cour, son geste s'interrompt tandis qu'elle parcourt d'un regard ébahi l'enclave de verdure. Même si cet endroit n'a rien de plus que les autres jardins de la ville, je comprends son émerveillement. Ici, les eaux captées depuis les hauteurs du plateau sont amenées le long des parois où elles ruissellement lentement pour finir leur course au niveau des différentes terrasses. La pierre que les millénaires de pluie avaient déjà érodée a été creusée par mes ancêtres afin de créer une multitude de conteneurs qu'ils ont comblés de terre. S'y trouvent variétés de fleurs et de plantes. Il n'est pas une parcelle de terre vide de couleur, pas un pan de mur dénué de mousse humide.
L'étrangère a l'air bien plus en forme. Soulagée de la voir sur pied, je lui tends une main, qu'elle saisit non sans hésitation, et la guide vers un bosquet d'Achillée Millefeuille, une plante aux longues tiges se terminant par de petites canopées de fleurs blanches. Je pointe à tour de rôle la plante et ses plaies pour lui faire entendre qu'il s'agit-là du remède dont elle a bénéficié. Son regard s'illumine, teinté de reconnaissance et je ne peux m'empêcher de la penser ravissante. Soudain, je me prends à remercier intérieurement Al-Uzza de m'avoir mise sur la route de cette étrangère.
Malgré son état, je lui offre de gravir les marches pour aller admirer la vue depuis les hauteurs. Intéressée, elle accepte. La montée s'avère légèrement éprouvante pour elle, mais nous atteignons finalement la dalle balayée par les vents. La gifle est immédiatement cuisante mais la vue en vaut la peine et je vois à son sourire franc que mon invitée grecque n'y est pas indifférente. Ses courtes boucles sont chahutées par les bourrasques et révèlent une mâchoire anguleuse et un regard triste. Mes yeux descendent un peu plus bas, sur sa poitrine, où la balafre émerge discrètement. Je l'interroge sur ses blessures, son secret et sa présence ici. Pour seule réponse, l'étrangère fouille le revers de sa tunique et en décroche une broche : un soleil à seize branches, l'emblème des armées grecques du Royaume Déchiré. Une femme militaire ? On m'avait pourtant dit que chez les grecs, les femmes libres n'existaient pas.
Le mystère qui l'entoure demeure complet, il faudra que je me contente de cette maigre explication.
A nouveau, son regard se porte vers le désert. Du doigt, elle pointe l'horizon. Au Nord-Est, une masse troublée par la chaleur vacille. A mon tour, je plisse les yeux. Contrairement à ce que j'avais pensé quelques jours plus tôt, la voix des sables n'avait pas porté les pas d'une caravane mais ceux d'une armée de cavaliers. Tandis que sa mâchoire se crispe, je vois cette même peur teinter son regard.
*
Les dernières lueurs orangées ont disparu derrière la crête des montagnes, et du haut du plateau, je ne vois du ciel plus qu'une palette qui s'étend du bleu sombre au noir. Comme chaque soir lorsque la lumière du soleil cesse de brûler les rétines, je scrute l'horizon et prête mon oreille au vent, à l'écoute d'un souffle qui pourrait augurer le retour de l'étrangère.
Mais comme chaque soir, les derniers relents de chaleur lèchent les pierres avant de disparaître, mangés par la nuit froide et muette.
Mais il n'est jamais trop tard pour bien faire.
Un jardin du sud qui soigne et apaise
Vous avez fort bien su raconter... ce Grec (a priori), si séduisant, plus exactement si troublant. La voix des sables annoncera-t-elle, tôt ou tard, son retour... J'aimerais beaucoup car, de la sorte, suite il y aurait.
Pour tout vous dire, j'ai adoré cette invitation au voyage. Voyage teinté d'aventure, de douceur, mais pas seulement, et d'un brin de mystère.
Toutes mes étoiles*****sur ce jardin ô combien lointain.
La douceur apportée aux gestes et aux regardes des personnages rendent le récit très humain. Ici la vie ne grouille pas, mais existe pour faire vivre. Et la rareté de ces plantes rendent le contexte d’autant plus précieux, et beau.
Je m’interroge sur le royaume déchiré : est-ce ce que l’on parle là des descendants d’Alexandre le Grand et des trois généraux ennemis ?
Dans tous les cas, un grand bravo pour mêler tension et douceur au sein du désert, ennemi de tous et allié de quelques uns.
Mes salutations,
Amusant que cela te ramène à tes lectures de Dunes puisque le désert du Wadi Rum a accueilli l'équipe du tournage de Dune 2022 ;).
Le royaume déchiré est bien celui des diadoques du IIème siècle, la scène a lieu en -312 av JC, quand Antigone Le Borgne aurait, selon des sources peu sûres et peu confirmées, tenté d'envahir la cité de Petra.
Enfin bref, j'ai voulu rendre sa gloire aux jardins paradisiaques des Nabatéens, génies hydrauliciens ! Mais avec le format, je n'ai pas pu décrire la ville toute entière !
En tous cas merci pour ton retour, cela fait vraiment plaisir !
Je suis heureux d’avoir entrevu la période historique - période passionnante s’il en est. Merci pour la précision de la date en tout cas.
Rendre gloire à de si grands jardins et si belles cités en si peu de mots est en effet un poil compliqué. Peut être sur un grand prix ? 😉