
La vilaine petite histoire et la musique à l'air dormant
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« La musique, c’est du bruit qui pense. »
Victor Hugo
C’est l’histoire d’une Histoire. Une petite Histoire que personne ne voulait raconter.
Bon, c’est vrai qu’elle n’était pas terrible, cette Histoire.
Elle commençait pourtant bien, pleine de promesses, de mots curieux qui donnent envie d’ouvrir la porte pour voir ce qu’il y a derrière. Et là, oh déception ! L’Histoire tournait en rond, se répétait, mâchonnait à l’infini sa petite idée de départ, pour finir bêtement en queue de poisson (ce qui au bout d’une sirène donne un air très chic, mais au bout d’une histoire, bof bof).
Elle n’était ni drôle à pleurer ni triste à mourir, ne contenait ni suspense formidable ni grande leçon de vie.
Je n’aime pas dire du mal des histoires, mais celle là, franchement, elle n’avait rien pour plaire.
D’où venait-elle ? Elle-même l’ignorait. Peut-être qu’un pauvre type, dans un moment de solitude et d’ennui, avait laissé filer du bord de ses lèvres quelques mots qui avaient besoin de prendre l’air. Un autre qui passait par là les avait entendus, répétés à une autre qui avait écouté distraitement, puis raconté à son tour, et l’Histoire avait ainsi suivi son petit bonhomme de chemin, de tête en tête, de bouche à oreille, juste le temps de se sentir vivante, avant de finir abandonné de tous au coin d’une rue.
(Il faut quand même dire une chose au sujet de cette Histoire, j’aurais du commencer par là, ça l’aurait peut-être rendue plus attachante, allez, il n’est jamais trop tard, réparons l’injustice : quand on la narrait à quelqu’un, celui-ci, même s’il ne la trouvait pas terrible, s’en souvenait jusque dans les moindres détails, allez savoir pourquoi. C’est la raison pour laquelle notre Histoire, bien que jamais écrite, bien que fort mal en point, était malgré tout restée exactement la même que la première fois qu’on l’avait racontée).
Pas si loin de là (mais pas tout près non plus, tout dépend du véhicule et du temps qu’on a devant soi) vivait aussi un petit Air de musique. Quand je dis « vivait », c’est une façon de parler, parce qu’un air de musique, ça vit surtout quand quelqu’un le fait sonner sur sa flûte, sa harpe ou ses cordes vocales. Mais de cet Air-là, personne non plus n’en avait voulu. Il n’était pourtant pas si mauvais, lui, mais voilà, pas de quoi non plus en faire une symphonie ou un hymne national. Juste une grappe de notes joliment arrangée, quoiqu’un peu répétitive (tiens, comme l’Histoire). En l’écoutant, on n’imaginait pas spécialement l’Arrivée du Printemps ou la Mort du Héros, ou un de ces trucs en Majuscules qui traversent les siècles. Juste des ré, des fa dièse, des sol, et basta.
Alors le petit Air, ni fredonné, ni sifflé, ni gratté sur des cordes, plein de honte et chargé d’un affreux sentiment d’infériorité, était allé se cacher dans les profondeurs d’une caverne (à l’acoustique parfaite, ceci dit). Il s’était endormi là, pouf, et on n’avait plus entendu parler de lui.
Mais revenons à notre Histoire, je veux dire l’Histoire dont j’essaie tant bien que mal de vous conter l’histoire (patience, on en est presque à la moitié, ça va devenir intéressant).
Notre Histoire, donc, ce matin-là, s’était arrachée de son coin de rue où de toute manière personne ne la remarquait, et s’était mis en route, de son pas traînant d’histoire monotone.
Elle avait décidé que ça suffisait comme ça : il était temps pour elle de rejoindre le Gouffre des Histoires Perdues.
(Peut-être que vous ne connaissez pas cet endroit ; on y trouve pourtant tout ce que vous avez appris et oublié dans votre vie : les petits bouts de contes inventés vite fait par votre papa ou votre maman pour vous aider à vous endormir avant que commence le film du dimanche soir, les mots furtifs qui vous ont traversé un matin d’été où vous avez vu un rouge-gorge se poser sur le rebord de votre fenêtre, un bout de conversation intime avec un inconnu dans le métro, ce genre de paroles en l’air qui pourraient devenir des histoires fabuleuses et puis bon, pfuitt, qui s’envolent avant qu’on ait pu les attraper).
Voilà où elle se rendait, notre pauvre Histoire, pour finir ses jours entre une blague dont on ne se rappelle jamais la fin et le journal intime d’un adolescent illettré. Pour mélanger ses mots insignifiants à d’autres mots insignifiants, jusqu’à devenir un petite goutte dans la grande soupe fade des histoires oubliées, où l’on ne reconnaît le goût d’aucun ingrédient à force d’en ajouter.
Et bon, bien sûr, sur le chemin du Gouffre des Histoires Perdues, il y avait, devinez quoi ? La caverne ou dormait le petit Air de musique oublié (pourquoi, sinon, vous aurais-je parlé de lui ? Suivez un peu, je n’ai pas envie que mon histoire à moi finisse comme celle dont je vous raconte l’histoire ).
La petite Histoire avait marché des jours durant, et une histoire, il ne faut pas croire, c’est comme vous et moi, ça a besoin de se reposer de temps en temps. Cette caverne là haut, à flanc de falaise, lui semblait constituer une dernière demeure tout à fait convenable avant de sombrer définitivement dans l’oubli.
La voila donc assise à l’entrée de la caverne, à l’abri de la pluie glaciale qui commence à tomber (je rajoute ça juste pour faire un peu plus triste, si ça se trouve c’était une belle soirée d’été mais ça ne m’arrange pas, il faut que ça soit un peu désespérant à cet endroit-là, sinon on sera moins content si par hasard mon histoire finit bien). Elle essaie de se raconter une dernière fois, mais n’a pas beaucoup de mots pour le faire, seulement ceux qu’on a bien voulu lui laisser, ceux qui n’étaient pas déjà pris pour les grandes et glorieuses épopées comme celle d’Ulysse par exemple.
Elle pense tout haut, et les mots s’échappent d’elle comme la vapeur d’une soupape, en petits jets réguliers.
Et ça réveille l’Air de musique, là bas, tout au fond de la caverne.
Et pour la première fois depuis des années, quelqu’un entend l’Histoire.
Celle-ci, fort occupée à mettre ses mots en ordre, ne remarque d’abord rien. Toute son attention se concentre sur les « si », les « mais », les « alors » qui s’éparpillent autour d’elle sans trop savoir où aller. Et puis, petit à petit, il lui semble que ça s’organise. Des phrases qui jusque là semblaient ne rien avoir à dire prennent corps, s’allègent, s’écoulent à présent comme un ruisseau de printemps.
L’Histoire remarque alors ce qui a changé : sous son récit, discrètement, une musique s’est glissée, qui vient enrober délicatement chacun de ses mots. Paroles et notes s’entremêlent, pour ne faire plus qu’une seule et même chose, une chose très belle, pleine d’une vie nouvelle.
L’histoire tourne la tête, et voit enfin, au fond de la caverne, la musique qui déroule son Air sur ses phrases, et l’Air prend de la force et de l’assurance, et la caverne toute entière résonne de cette chose que personne n’avait encore entendue.
Une jeune fille passe en contrebas de la caverne. S’arrête pour écouter.
Retient.
Fredonne déjà.
Et soudain n’a qu’une envie : partager ce qui vient de la traverser avec l’homme qu’elle aime.
Elle court déjà vers lui, porte en elle comme un enfant ce presque rien qui contient presque tout. Elle ignore ce que c’est, n’a pas de mot pour le nommer. Pas grave, d’autres le feront à sa place, et donneront à ce presque rien le joli nom de « chanson ».
Victor Hugo
C’est l’histoire d’une Histoire. Une petite Histoire que personne ne voulait raconter.
Bon, c’est vrai qu’elle n’était pas terrible, cette Histoire.
Elle commençait pourtant bien, pleine de promesses, de mots curieux qui donnent envie d’ouvrir la porte pour voir ce qu’il y a derrière. Et là, oh déception ! L’Histoire tournait en rond, se répétait, mâchonnait à l’infini sa petite idée de départ, pour finir bêtement en queue de poisson (ce qui au bout d’une sirène donne un air très chic, mais au bout d’une histoire, bof bof).
Elle n’était ni drôle à pleurer ni triste à mourir, ne contenait ni suspense formidable ni grande leçon de vie.
Je n’aime pas dire du mal des histoires, mais celle là, franchement, elle n’avait rien pour plaire.
D’où venait-elle ? Elle-même l’ignorait. Peut-être qu’un pauvre type, dans un moment de solitude et d’ennui, avait laissé filer du bord de ses lèvres quelques mots qui avaient besoin de prendre l’air. Un autre qui passait par là les avait entendus, répétés à une autre qui avait écouté distraitement, puis raconté à son tour, et l’Histoire avait ainsi suivi son petit bonhomme de chemin, de tête en tête, de bouche à oreille, juste le temps de se sentir vivante, avant de finir abandonné de tous au coin d’une rue.
(Il faut quand même dire une chose au sujet de cette Histoire, j’aurais du commencer par là, ça l’aurait peut-être rendue plus attachante, allez, il n’est jamais trop tard, réparons l’injustice : quand on la narrait à quelqu’un, celui-ci, même s’il ne la trouvait pas terrible, s’en souvenait jusque dans les moindres détails, allez savoir pourquoi. C’est la raison pour laquelle notre Histoire, bien que jamais écrite, bien que fort mal en point, était malgré tout restée exactement la même que la première fois qu’on l’avait racontée).
Pas si loin de là (mais pas tout près non plus, tout dépend du véhicule et du temps qu’on a devant soi) vivait aussi un petit Air de musique. Quand je dis « vivait », c’est une façon de parler, parce qu’un air de musique, ça vit surtout quand quelqu’un le fait sonner sur sa flûte, sa harpe ou ses cordes vocales. Mais de cet Air-là, personne non plus n’en avait voulu. Il n’était pourtant pas si mauvais, lui, mais voilà, pas de quoi non plus en faire une symphonie ou un hymne national. Juste une grappe de notes joliment arrangée, quoiqu’un peu répétitive (tiens, comme l’Histoire). En l’écoutant, on n’imaginait pas spécialement l’Arrivée du Printemps ou la Mort du Héros, ou un de ces trucs en Majuscules qui traversent les siècles. Juste des ré, des fa dièse, des sol, et basta.
Alors le petit Air, ni fredonné, ni sifflé, ni gratté sur des cordes, plein de honte et chargé d’un affreux sentiment d’infériorité, était allé se cacher dans les profondeurs d’une caverne (à l’acoustique parfaite, ceci dit). Il s’était endormi là, pouf, et on n’avait plus entendu parler de lui.
Mais revenons à notre Histoire, je veux dire l’Histoire dont j’essaie tant bien que mal de vous conter l’histoire (patience, on en est presque à la moitié, ça va devenir intéressant).
Notre Histoire, donc, ce matin-là, s’était arrachée de son coin de rue où de toute manière personne ne la remarquait, et s’était mis en route, de son pas traînant d’histoire monotone.
Elle avait décidé que ça suffisait comme ça : il était temps pour elle de rejoindre le Gouffre des Histoires Perdues.
(Peut-être que vous ne connaissez pas cet endroit ; on y trouve pourtant tout ce que vous avez appris et oublié dans votre vie : les petits bouts de contes inventés vite fait par votre papa ou votre maman pour vous aider à vous endormir avant que commence le film du dimanche soir, les mots furtifs qui vous ont traversé un matin d’été où vous avez vu un rouge-gorge se poser sur le rebord de votre fenêtre, un bout de conversation intime avec un inconnu dans le métro, ce genre de paroles en l’air qui pourraient devenir des histoires fabuleuses et puis bon, pfuitt, qui s’envolent avant qu’on ait pu les attraper).
Voilà où elle se rendait, notre pauvre Histoire, pour finir ses jours entre une blague dont on ne se rappelle jamais la fin et le journal intime d’un adolescent illettré. Pour mélanger ses mots insignifiants à d’autres mots insignifiants, jusqu’à devenir un petite goutte dans la grande soupe fade des histoires oubliées, où l’on ne reconnaît le goût d’aucun ingrédient à force d’en ajouter.
Et bon, bien sûr, sur le chemin du Gouffre des Histoires Perdues, il y avait, devinez quoi ? La caverne ou dormait le petit Air de musique oublié (pourquoi, sinon, vous aurais-je parlé de lui ? Suivez un peu, je n’ai pas envie que mon histoire à moi finisse comme celle dont je vous raconte l’histoire ).
La petite Histoire avait marché des jours durant, et une histoire, il ne faut pas croire, c’est comme vous et moi, ça a besoin de se reposer de temps en temps. Cette caverne là haut, à flanc de falaise, lui semblait constituer une dernière demeure tout à fait convenable avant de sombrer définitivement dans l’oubli.
La voila donc assise à l’entrée de la caverne, à l’abri de la pluie glaciale qui commence à tomber (je rajoute ça juste pour faire un peu plus triste, si ça se trouve c’était une belle soirée d’été mais ça ne m’arrange pas, il faut que ça soit un peu désespérant à cet endroit-là, sinon on sera moins content si par hasard mon histoire finit bien). Elle essaie de se raconter une dernière fois, mais n’a pas beaucoup de mots pour le faire, seulement ceux qu’on a bien voulu lui laisser, ceux qui n’étaient pas déjà pris pour les grandes et glorieuses épopées comme celle d’Ulysse par exemple.
Elle pense tout haut, et les mots s’échappent d’elle comme la vapeur d’une soupape, en petits jets réguliers.
Et ça réveille l’Air de musique, là bas, tout au fond de la caverne.
Et pour la première fois depuis des années, quelqu’un entend l’Histoire.
Celle-ci, fort occupée à mettre ses mots en ordre, ne remarque d’abord rien. Toute son attention se concentre sur les « si », les « mais », les « alors » qui s’éparpillent autour d’elle sans trop savoir où aller. Et puis, petit à petit, il lui semble que ça s’organise. Des phrases qui jusque là semblaient ne rien avoir à dire prennent corps, s’allègent, s’écoulent à présent comme un ruisseau de printemps.
L’Histoire remarque alors ce qui a changé : sous son récit, discrètement, une musique s’est glissée, qui vient enrober délicatement chacun de ses mots. Paroles et notes s’entremêlent, pour ne faire plus qu’une seule et même chose, une chose très belle, pleine d’une vie nouvelle.
L’histoire tourne la tête, et voit enfin, au fond de la caverne, la musique qui déroule son Air sur ses phrases, et l’Air prend de la force et de l’assurance, et la caverne toute entière résonne de cette chose que personne n’avait encore entendue.
Une jeune fille passe en contrebas de la caverne. S’arrête pour écouter.
Retient.
Fredonne déjà.
Et soudain n’a qu’une envie : partager ce qui vient de la traverser avec l’homme qu’elle aime.
Elle court déjà vers lui, porte en elle comme un enfant ce presque rien qui contient presque tout. Elle ignore ce que c’est, n’a pas de mot pour le nommer. Pas grave, d’autres le feront à sa place, et donneront à ce presque rien le joli nom de « chanson ».