« Les poissons rouges naissent libres et égaux à l'étroit dans un bocal, et finissent tous au même endroit. »
Je partageais cette conclusion désormais répandue dans la littérature jeunesse
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À la sortie du village il y avait une embarcation hors d’âge, posée là de façon incongrue, ouverte à toutes les morsures du temps. Jusqu’à maintenant, les plus folles rumeurs circulaient à son sujet, inondant les hameaux de l’île, s’immisçant dans les maisons pour nourrir la légende. Jamais la même version n’était racontée. Tous s’entendaient cependant pour adopter le même comportement : ignorer le navire, passer au large. L’épave gisait à des centaines de mètres du rivage le plus proche, et c’était très bien ainsi. On en parlait en haussant exagérément le ton uniquement pour conjurer le sort. Les fantômes qui la hantaient animaient les soirées d’hiver, charriant la palette complète des émotions, jusqu’au rire franc et massif, parfois. À de rares exceptions près. Pas question pour Eugénie, la doyenne du village, de plaisanter avec ça. Elle fusillait de son regard encore vif le premier audacieux évoquant le bateau tandis que Pablo, le marin pêcheur devenu fou ne semblait jamais aussi lucide qu’en passant devant. Les autres préféraient conter, embellir, forcer les traits. Une façon d’apprivoiser la chose. Pourtant, pas une évocation n’échappait à un malaise perceptible, un frisson sournois. Les récits transpiraient la peur. Un simple pressentiment couplé à une admonestation sans conséquence jusque là.
Seule ma mère semblait totalement indifférente à la réputation que trimbalait l’épave. Après tout, il ne s’était rien passé de sensationnel. Je crois qu’elle en éprouvait même de l’affection. Je la revois dans la cuisine, si belle, en train de pétrir sa pâte pour ses biscuits dont elle me gavait. Des ragots bons pour les piliers de comptoir, se bornait-elle à commenter d’un haussement d’épaules. Elle ne tarda pas à me convaincre. J’ai hérité d’elle ce goût du rationnel. Elle avait de longs cheveux bruns coiffés en nattes aussi serrées que le café de ma grand-mère italienne. Ce sont les seuls souvenirs que j’en garde, dilués depuis ce triste matin de décembre il y a cinq ans. Son départ précipité au premier bateau. Mon père faisait alors partie de ces piliers de comptoir. Je me suis trouvé seul sur cette île encore trop grande pour moi. De nouvelles rumeurs vinrent alimenter la légende, dont une qui n’épargnait pas ma mère, à qui l’on prêtait des dons de sorcière tant elle semblait de mèche avec l’épave. Alors, je cherchai à percer son mystère. Sans jamais violer ses entrailles, je l’approchais en cachette, guettais des heures derrière une haie de mures sauvages. Au fil du temps, j’améliorais mes conditions d’observation, si bien que je finis par connaître le moindre centimètre carré de sa peau écorchée, le détail des fissures lézardant sa coque et des verres ébréchés. Au village, je devins un paria. Combien de fois j’avais été tenté de franchir un pas supplémentaire, d’entrer. Rien ne s’y opposait. Pas une ouverture n’avait survécu, pas une vitre ne tenait encore debout. J’étais tout bonnement tétanisé.
L’événement survint le 28 octobre. Tout juste en poste, je faillis partir à la renverse. Une porte en bois massif avait fait son apparition sur le flanc le plus exposé de l’embarcation. Impossible. Je posai mes jumelles, frottai mes yeux, une fois, deux fois. Rien à faire, la porte se dessinait toujours dans mon champ de vision. Je déglutis. Qui avait bien pu commettre une chose pareille ? Quelle option choisir ? Se précipiter au village quitte à passer pour un peu plus cinglé encore ? Se taire ? Trop agité, je ne revins pas le lendemain. Personne ne parla de cette mystérieuse porte, personne n’avait rien vu. Deux jours plus tard, je regagnai ma cachette l’esprit embué. La porte n’avait pas bougé et la brume qui s’abattait sur l’île me jouait des tours. Ne tenant plus en place, je bravai ma frousse. À moins de dix mètres, le souffle haletant, frigorifié malgré ma parka d’hiver, je butai sur un caillou. À la poignée métallique, pendouillait un écriteau : « A.D. 31/10 » y était gravé. Cette fois, je tournai les talons, dévalai le court talus puis la rampe d’accès à la cité médiévale à la recherche de la première paire d’oreilles disposée à recueillir ma confession. Ce fut Geneviève, la patronne du Clapo'Tea qui freina mon élan au détour de la place du marché. Bientôt, nous remontâmes jusqu’à la bête, escortés par Benoît, un jeune gendarme. Rien. Pas de porte, pas d’écriteau, pas de messages. Volatilisés !
— C’est rien petit, la pluie, le brouillard, tu auras eu une hallucination, me consola Geneviève.
— Tu ferais bien d’oublier toutes ces histoires, asséna Benoît, plus sévèrement.
Soudain un craquement sinistre suivi d’un sifflement épouvantable. J’agrippai la main du gendarme.
— Il se passe quelque chose, j’ai pas rêvé.
— Le vent bonhomme, le vent.
Au second sifflement, l’homme se figea, mais refusa d’accorder plus d’importance à l’épave. Nous nous éloignâmes. Je cogitai toute la journée. Le 31 octobre, c’était demain. Halloween. Encore une fête qui se contrefichait des frontières et avait débarqué au port comme un parasite exotique dans les bagages d’un touriste. Une tradition qui révoltait ma mère. Dès le milieu de journée, je me mêlai aux troupes de mioches grimés. Pas de porte, j’étais allé vérifié, à l’aube. Vers 16 heures, trois d’entre eux déboulèrent affolés. Ils ne trouvaient plus le quatrième larron. Assez vite, alors que les recherches se concentraient autour de la corniche, je fus attiré par la bête. Sa silhouette se détachait le long d’une butte coiffée d’ajoncs, ancrée à jamais sur ce lopin de terre à l’abandon, offert aux attaques incessantes des éléments et des parasites en tout genre. Je crus percevoir un mouvement furtif dans l’obscurité naissante. Puis un éclat lumineux m’aveugla l’espace d’une seconde. Une étoile filante ? La lune ? Je levai bêtement les yeux au ciel. Fuir. Maintenant. Au contraire, j’avançai, guidé par une irrépressible attirance, un besoin impérieux d’en finir avec le mythe. Un nouveau mouvement à hauteur d’homme, un peu plus loin sur la droite. Et une odeur fugace. Ma main droite tremblait, la gauche n’en menait pas large non plus. Au loin, les recherches se poursuivaient. L’inquiétude avait fondu sur la population à la vitesse de la brume côtière. Elle se teintait d’une peur blanche révélée par l’intensité des cris. On appelait Andy. J’aurais dû me mêler aux groupes plutôt que de faire le mariole autour d’une vieille épave. Un bruit sec, celui d’une porte qu’on referme. « Andy ? Me surpris-je à murmurer beaucoup trop bas. Je contournai la bête quand une explosion retentit. Sans m’en rendre compte, j’étais à hauteur de la face la moins visible de la coque. Quelle ne fut pas ma stupeur de tomber nez à nez avec la porte en bois massif, sans écriteau cette fois. Elle était légèrement entrebâillée. Une invitation. Mû par l’inconscience, je donnai un coup violent du talon. Comme dans les films. Elle résista, j’optai pour l’épaule. Le noir total et une sensation étrange. Alors que le vent soufflait en rafales et que le navire était ouvert de tous les côtés, pas un souffle d’air ne parvenait à l’intérieur. Un silence de mort régnait. J’avançai péniblement, à tâtons, quand la lumière se fit brutalement. Le cri d’épouvante emplit la pièce mais ne sembla pas trouver d’échos favorables dehors. De toute façon, la porte s’était refermée. Face à moi un cadavre sanguinolent et dégingandé au-dessus d’un plan de travail impeccable. Andy Delluc. « A.D. 31/10 » Mon hurlement s’était éternisé jusqu’à ce que je me laisse tomber au sol, le long de la porte. C’est là que je sentis l’odeur familière. Ce parfum reconnaissable entre mille. La scène changea à une vitesse hallucinante, comme au théâtre. L’arrière de la pièce m’apparut nettement. Une silhouette féminine qui sifflotait une comptine. Elle s’affairait au-dessus d’une cafetière, avec des gestes doux. Des cheveux bruns tachés de sang. Des nattes serrées.