Jour après jour, elle attend depuis quelques mois la réponse postale d’un dernier éditeur après une longue série de réponses en forme de camouflet. Malgré tout elle s’obstine et elle guette ... [+]
La voiture filait dans la nuit. Le pied au plancher, il conduisait très vite, à l’extrême limite du danger.
Depuis que tout avait éclaté dans leur tête, depuis le demi-tour sur la route, ils ne se parlaient plus terrés dans leur horreur partagée, hostiles l’un à l’autre, sidérés autant qu’incrédules.
Cette route à l’envers avait déjà le goût indicible du malheur.
La campagne qui entoure l’autoroute est déserte et silencieuse, elle a peur. Les yeux d’un chien du fin fond de son enfance envahissent sa mémoire.
Elle est petite, très petite, elle a l’âge des premières images que l’on garde. Elle fixe les yeux d’un chien qui se noie et qui la regarde, elle a très peur. Les yeux du chien qui se noie la fascinent et la terrorisent. Elle reste figée sur la berge de la rivière pendant d’interminables secondes, le corps en miettes. Les eaux sont tumultueuses et boueuses, le courant est fort, le chien s’accroche à ses yeux et elle est si petite.
Elle n’a jamais su s’il s’était vraiment noyé quand elle est sortie de cette image. Les grandes personnes lui ont dit que les chiens savaient nager. Mais elle n’a rien fait pour le sauver, elle a eu peur, elle est partie et elle ne se souvient plus après.
Sauf le goût de la première lâcheté, celle de la peur ordinaire, le geste empêché, le trou des eaux en furie où on a peur de tomber, le sentiment d’urgence et juste la fuite en avant quand enfin le corps se met à bouger.
Pas un son, pas un cri, pas un aboiement dans sa mémoire, juste des yeux qui la fixent mais qu’elle avait oubliés.
Il conduit avec rage, buté et silencieux. Elle n’ose plus regarder l’heure, le temps qui défile sur le cadran devient insupportable. Il n’a plus parlé depuis son demi-tour rageur sur la route et depuis que dans un cri, il a rejeté la faute sur elle. Comme au péage quand ils discutaient et que leur voiture avait heurté le pare-choc du véhicule de devant. Il s’en était pris à elle en train de parler mais c’était pourtant lui qui tenait le volant...
Elle le regarde pour se voir, se voir dans un ordre au goût médiocre. Le goût de la révolte est chez elle une grâce intermittente et amputée. Ils avaient vieilli ensemble si longtemps. Elle n’a pour seul courage que sa lucidité.
Son orgueil à lui, démesuré, même la naissance de David ne l’avait pas ébranlé. Il avait continué à faire comme si... comme si David ne s’occupait pas que d’agiter des feuilles ou ses mains devant ses yeux, ses yeux qui ne voient plus que le bruissement d’une feuille ou la vibration d’une main. David à corps perdu. Ils lui avaient donné un nom biblique mais il ne sait pas le dire, il ne sait rien, David l’enfant-vide.
Pourtant elle se souvient de l’éblouissement de sa naissance, de son enchantement, de son bébé si bien ajusté à ses rêves, de l’odeur de sa peau veloutée. Une intense jubilation. Elle comptait et recomptait ses doigts de pied, émerveillée qu’il n’en manque pas un, étonnée de l’indifférence des proches devant un tel exploit. Cette première maternité l’avait comblée.
Puis les yeux sans regard, puis le doute, puis l’inquiétude, puis les premières questions retenues... la déchirure : David l’enfant-roi est un roi aveugle, un prince des ténèbres. Douleurs violentes mais elle ne savait pas encore qu’il y avait pire que le noir. Il y avait le vide.
Elle en étouffait de ce vide certains jours au point de se remplir de sucreries pour y survivre, jusqu’à la honte de soi. Manger c’était caler cet énorme bouchon d’angoisse qui ourlait ses entrailles. Les médecins avaient déployé leurs diagnostics mais personne n’avait parlé vrai. « Cécité compliquée » disaient-ils avec d’autres gros mots d’hommes de science.
Alors elle était resté sourde et grosse, très grosse. Pour calmer cette énorme bête d’angoisse qui dévorait ses entrailles. Elle se moquait bien de son image quand la bête la rongeait. Et son mari avait continué à faire comme si. Et les yeux de David avaient peu à peu pris l’expression du chien aux yeux noyés. Mais c’était cette route à l’envers qui tout d’un coup les lui restituait : intacts, inoubliables, indicibles.
Leur départ vers la mer quelques heures auparavant se situait maintenant à des galaxies de cette route dans la nuit. Elle avait peur d’arriver et lui aussi. Ils ne se parlaient toujours pas mais se sentaient soudés par le même effroi. Elle avait fait les bagages dans l’euphorie des vacances. Lison sautait d’excitation, David gardait son sérieux immuable, son béton à perpétuité mais c’étaient les rires de Lison qu’elle avait écoutés. Une pause dans son souci de lui. De temps en temps la jeunesse la regagnait.
David avait une beauté émouvante, une beauté cassée. Elle ne se lassait pas de le regarder. Ni d’y penser car elle l’avait tout le temps dans la tête. David ne semblait pas le savoir tout occupé qu’il était par le bruissement de sa feuille infiniment balancée devant les yeux. Il ne savait pas non plus qu’il avait des fossettes rieuses, lui qui ne souriait jamais. Elle se demandait souvent pourquoi il n’était pas là à ce point là. Les ténèbres de son isolement étaient les seules redoutables parce que innommables. Il était dans une noire tour d’ivoire et la naissance de Lison n’y avait rien changé. Sauf qu’elle aimait son frère comme il était. En entier. Et absolument.
Elle avait arrêté son travail pour s’en occuper. Pour forcer ce béton. Pour obtenir même une miette de regard. Pour rien. Et elle avait continué à attendre et à manger. Et son monde avait rétréci sans lui manquer. Elle ne manquait plus de rien et assurait son ménage en place d’existence. Elle se dévouait à l’immobilité de son fils et à la vitalité de Lison. Elle faisait pour le mieux avec application.
Tout était facile avec Lison et pourtant ses parents lui avaient souvent fait défaut tout occupés qu’ils étaient à s’engouffrer dans l’absence de David chacun à leur façon, le père à côté, la mère dedans. Lison ne suffisait plus à la mère pour sortir du malheur. Mais elle avait pu calmer l’excès du malheur maternel, celui qui se voit comme le nez au milieu de la figure, celui qui fait peau de chagrin. Lison avait été un adorable bébé mais elle-même était devenue étrangère à la jubilation maternelle.
Elle se souvient d’une très ancienne nuit de chaleur où David n’avait pas arrêté de pleurer. Il traversait dans sa petite enfance des périodes de détresse absolue et mystérieuse. On aurait dit que tout le persécutait et il persécutait les autres par des cris stridents qui étaient pour elle comme des coups de poignards. Cette nuit là, excédée, épuisée, usée, elle l’avait fessée avec volupté et brutalité. Le lendemain les choses avaient repris leur place ordinaire et familière et elle avait retrouvé son souci de lui.
Deux heures s’étaient écoulées depuis leur passage sur cette route de nuit et elle ne reconnaissait rien du paysage, il y avait eu comme un trou noir dans sa tête. Le trafic était peu intense et il conduisait toujours aussi vite. Ils étaient tous les deux sidérés, comme en état d’absence et absents l’un à l’autre.
Ils allaient devoir affronter les indignations des autres, être catalogués, être jugés. Le bon sens des « bien-disants » irait se caler contre leur flagrant délit. Une aubaine, un fait-divers, un méfait.
Mais un chemin s’était ouvert dans sa mémoire jusqu’à la tour d’ivoire de David, son fils aux yeux noyés. Ses larmes se mirent enfin à couler.
Quand ils arrivèrent enfin au restoroute où ils s’étaient arrêtés quelques heures avant pour le dîner, Lison dormait toujours sur la banquette arrière mais la place d’à côté était vide. Lison était partie endormie dans les bras de son père de cette cafétéria. Une fois les portières ouvertes et Lison couchée dans la voiture, ils avaient repris la route. Sans David. Un enfant oublié sur une autoroute, une nuit de juillet dans un trafic estival de vacances.
David n’était plus là, personne ne l’avait vu, personne ne se souvenait de ce petit garçon qui ne voyait pas et ne parlait pas. Un paquet de chagrin oublié.
Les recherches se mirent vite en place, les hommes se lançaient dans l’action, ils allaient être efficaces, un enfant aveugle ne pouvait pas aller très loin.
Lison s’était accrochée aux bras de sa mère, cette mère lâcheuse qui oublie ses petits sur un bord de route. Elle faisait le siège du corps maternel sans poser de questions.
Mais dans la nuit du dehors quelque chose se passait. Elle entendit le cri avant de le comprendre. Elle resta figée sur la banquette, le corps en miettes, empêchée de hurler, empêchée de bouger. Elle ne voulait plus rien savoir, qu’on se taise, que le cri cesse, qu’on ne la regarde plus, qu’on la laisse.
Elle avait compris le cri de la nuit avant qu’il ne se répète. Et maintenant c’était elle qui hurlait.
Depuis que tout avait éclaté dans leur tête, depuis le demi-tour sur la route, ils ne se parlaient plus terrés dans leur horreur partagée, hostiles l’un à l’autre, sidérés autant qu’incrédules.
Cette route à l’envers avait déjà le goût indicible du malheur.
La campagne qui entoure l’autoroute est déserte et silencieuse, elle a peur. Les yeux d’un chien du fin fond de son enfance envahissent sa mémoire.
Elle est petite, très petite, elle a l’âge des premières images que l’on garde. Elle fixe les yeux d’un chien qui se noie et qui la regarde, elle a très peur. Les yeux du chien qui se noie la fascinent et la terrorisent. Elle reste figée sur la berge de la rivière pendant d’interminables secondes, le corps en miettes. Les eaux sont tumultueuses et boueuses, le courant est fort, le chien s’accroche à ses yeux et elle est si petite.
Elle n’a jamais su s’il s’était vraiment noyé quand elle est sortie de cette image. Les grandes personnes lui ont dit que les chiens savaient nager. Mais elle n’a rien fait pour le sauver, elle a eu peur, elle est partie et elle ne se souvient plus après.
Sauf le goût de la première lâcheté, celle de la peur ordinaire, le geste empêché, le trou des eaux en furie où on a peur de tomber, le sentiment d’urgence et juste la fuite en avant quand enfin le corps se met à bouger.
Pas un son, pas un cri, pas un aboiement dans sa mémoire, juste des yeux qui la fixent mais qu’elle avait oubliés.
Il conduit avec rage, buté et silencieux. Elle n’ose plus regarder l’heure, le temps qui défile sur le cadran devient insupportable. Il n’a plus parlé depuis son demi-tour rageur sur la route et depuis que dans un cri, il a rejeté la faute sur elle. Comme au péage quand ils discutaient et que leur voiture avait heurté le pare-choc du véhicule de devant. Il s’en était pris à elle en train de parler mais c’était pourtant lui qui tenait le volant...
Elle le regarde pour se voir, se voir dans un ordre au goût médiocre. Le goût de la révolte est chez elle une grâce intermittente et amputée. Ils avaient vieilli ensemble si longtemps. Elle n’a pour seul courage que sa lucidité.
Son orgueil à lui, démesuré, même la naissance de David ne l’avait pas ébranlé. Il avait continué à faire comme si... comme si David ne s’occupait pas que d’agiter des feuilles ou ses mains devant ses yeux, ses yeux qui ne voient plus que le bruissement d’une feuille ou la vibration d’une main. David à corps perdu. Ils lui avaient donné un nom biblique mais il ne sait pas le dire, il ne sait rien, David l’enfant-vide.
Pourtant elle se souvient de l’éblouissement de sa naissance, de son enchantement, de son bébé si bien ajusté à ses rêves, de l’odeur de sa peau veloutée. Une intense jubilation. Elle comptait et recomptait ses doigts de pied, émerveillée qu’il n’en manque pas un, étonnée de l’indifférence des proches devant un tel exploit. Cette première maternité l’avait comblée.
Puis les yeux sans regard, puis le doute, puis l’inquiétude, puis les premières questions retenues... la déchirure : David l’enfant-roi est un roi aveugle, un prince des ténèbres. Douleurs violentes mais elle ne savait pas encore qu’il y avait pire que le noir. Il y avait le vide.
Elle en étouffait de ce vide certains jours au point de se remplir de sucreries pour y survivre, jusqu’à la honte de soi. Manger c’était caler cet énorme bouchon d’angoisse qui ourlait ses entrailles. Les médecins avaient déployé leurs diagnostics mais personne n’avait parlé vrai. « Cécité compliquée » disaient-ils avec d’autres gros mots d’hommes de science.
Alors elle était resté sourde et grosse, très grosse. Pour calmer cette énorme bête d’angoisse qui dévorait ses entrailles. Elle se moquait bien de son image quand la bête la rongeait. Et son mari avait continué à faire comme si. Et les yeux de David avaient peu à peu pris l’expression du chien aux yeux noyés. Mais c’était cette route à l’envers qui tout d’un coup les lui restituait : intacts, inoubliables, indicibles.
Leur départ vers la mer quelques heures auparavant se situait maintenant à des galaxies de cette route dans la nuit. Elle avait peur d’arriver et lui aussi. Ils ne se parlaient toujours pas mais se sentaient soudés par le même effroi. Elle avait fait les bagages dans l’euphorie des vacances. Lison sautait d’excitation, David gardait son sérieux immuable, son béton à perpétuité mais c’étaient les rires de Lison qu’elle avait écoutés. Une pause dans son souci de lui. De temps en temps la jeunesse la regagnait.
David avait une beauté émouvante, une beauté cassée. Elle ne se lassait pas de le regarder. Ni d’y penser car elle l’avait tout le temps dans la tête. David ne semblait pas le savoir tout occupé qu’il était par le bruissement de sa feuille infiniment balancée devant les yeux. Il ne savait pas non plus qu’il avait des fossettes rieuses, lui qui ne souriait jamais. Elle se demandait souvent pourquoi il n’était pas là à ce point là. Les ténèbres de son isolement étaient les seules redoutables parce que innommables. Il était dans une noire tour d’ivoire et la naissance de Lison n’y avait rien changé. Sauf qu’elle aimait son frère comme il était. En entier. Et absolument.
Elle avait arrêté son travail pour s’en occuper. Pour forcer ce béton. Pour obtenir même une miette de regard. Pour rien. Et elle avait continué à attendre et à manger. Et son monde avait rétréci sans lui manquer. Elle ne manquait plus de rien et assurait son ménage en place d’existence. Elle se dévouait à l’immobilité de son fils et à la vitalité de Lison. Elle faisait pour le mieux avec application.
Tout était facile avec Lison et pourtant ses parents lui avaient souvent fait défaut tout occupés qu’ils étaient à s’engouffrer dans l’absence de David chacun à leur façon, le père à côté, la mère dedans. Lison ne suffisait plus à la mère pour sortir du malheur. Mais elle avait pu calmer l’excès du malheur maternel, celui qui se voit comme le nez au milieu de la figure, celui qui fait peau de chagrin. Lison avait été un adorable bébé mais elle-même était devenue étrangère à la jubilation maternelle.
Elle se souvient d’une très ancienne nuit de chaleur où David n’avait pas arrêté de pleurer. Il traversait dans sa petite enfance des périodes de détresse absolue et mystérieuse. On aurait dit que tout le persécutait et il persécutait les autres par des cris stridents qui étaient pour elle comme des coups de poignards. Cette nuit là, excédée, épuisée, usée, elle l’avait fessée avec volupté et brutalité. Le lendemain les choses avaient repris leur place ordinaire et familière et elle avait retrouvé son souci de lui.
Deux heures s’étaient écoulées depuis leur passage sur cette route de nuit et elle ne reconnaissait rien du paysage, il y avait eu comme un trou noir dans sa tête. Le trafic était peu intense et il conduisait toujours aussi vite. Ils étaient tous les deux sidérés, comme en état d’absence et absents l’un à l’autre.
Ils allaient devoir affronter les indignations des autres, être catalogués, être jugés. Le bon sens des « bien-disants » irait se caler contre leur flagrant délit. Une aubaine, un fait-divers, un méfait.
Mais un chemin s’était ouvert dans sa mémoire jusqu’à la tour d’ivoire de David, son fils aux yeux noyés. Ses larmes se mirent enfin à couler.
Quand ils arrivèrent enfin au restoroute où ils s’étaient arrêtés quelques heures avant pour le dîner, Lison dormait toujours sur la banquette arrière mais la place d’à côté était vide. Lison était partie endormie dans les bras de son père de cette cafétéria. Une fois les portières ouvertes et Lison couchée dans la voiture, ils avaient repris la route. Sans David. Un enfant oublié sur une autoroute, une nuit de juillet dans un trafic estival de vacances.
David n’était plus là, personne ne l’avait vu, personne ne se souvenait de ce petit garçon qui ne voyait pas et ne parlait pas. Un paquet de chagrin oublié.
Les recherches se mirent vite en place, les hommes se lançaient dans l’action, ils allaient être efficaces, un enfant aveugle ne pouvait pas aller très loin.
Lison s’était accrochée aux bras de sa mère, cette mère lâcheuse qui oublie ses petits sur un bord de route. Elle faisait le siège du corps maternel sans poser de questions.
Mais dans la nuit du dehors quelque chose se passait. Elle entendit le cri avant de le comprendre. Elle resta figée sur la banquette, le corps en miettes, empêchée de hurler, empêchée de bouger. Elle ne voulait plus rien savoir, qu’on se taise, que le cri cesse, qu’on ne la regarde plus, qu’on la laisse.
Elle avait compris le cri de la nuit avant qu’il ne se répète. Et maintenant c’était elle qui hurlait.