Moi, je ferai du chien de traîneaux. Pour visiter le Pôle Nord, il n'y a pas mieux. Je serai emmitouflé dans trente-six épaisseurs de peaux de bêtes et je dirigerai ma meute par des grands cris ... [+]
Le docteur Barton était fiévreux. Le médecin de l’hôpital psychiatrique reniflait beaucoup. Sans doute un petit rhume, jugea Emma. Il faut dire qu’une vague de froid s’était abattue sur la France depuis plus d’une semaine.
Emma plaida longuement pour faire sortir son frère jumeau de l’hôpital pour huit jours. Elle voulait l’emmener pour un séjour en montagne qui lui ferait du bien, pensait-elle. De guère lasse, le médecin accepta après avoir prodigué beaucoup de recommandations.
À Châtel, Emma avait loué un petit chalet pour Jules et elle, tandis que ses deux copines Jade et Paula avaient retenu l’habitation voisine. La température extérieure flirtait avec les quinze degrés au-dessous de zéro. Il neigeait périodiquement et abondamment. La station était envahie par les voitures et les cars de touristes.
Les trois amies, équipées jusqu’aux oreilles, sortaient le matin pour skier toute la journée. Jules se levait tard. Il prenait tout son temps pour déjeuner en détaillant son environnement. Dans le salon, un poêle délivrait une chaleur réconfortante, Emma prenait toujours soin de l'allumer avant de partir. Jules ne skiait pas. Il avait peur de la glisse et de l’eau. En un mot : il craignait toute activité qui ne se déroulait pas sur la terre ferme. Parfois, il s’habillait pour sortir et marcher sans quitter le chalet de vue. Le froid ne désarmait pas ; il s’intensifiait. Jules ne comprenait pas pourquoi les gens se précipitaient dans un endroit au climat si désagréable.
À midi, il rejoignait les trois filles dans une des crêperies de la rue principale ou alors dans un restaurant du bas des pistes. L’ambiance y était joyeuse. Les groupes riaient et chahutaient, chacun racontant ses exploits du matin. Parfois, un pull multicolore se levait pour chanter. Le soir, c’était pire pour Jules. On se retrouvait dans les bars ou les dancings. Des gens alcoolisés parlaient en criant pour tenter de couvrir la musique. Jules se demandait comment les uns pouvaient comprendre les autres. Le plus vraisemblable – selon lui– c’était qu’ils ne s’écoutaient pas.
Emma et ses copines semblaient s’amuser. Toutes trois en fuseaux blancs ou noirs portaient les mêmes pulls jacquard aux dessins multicolores. Jules riait du bonnet orange d’Emma qu’elle enfonçait jusqu’aux oreilles pour se donner un air comique. Dès le second jour, il remarqua Georges, un barbu géant qui se pavanait dans un anorak rouge. Il s’aperçut que sa sœur l’observait de manière insistante. Elle jetait à Georges ce genre de regard brillant que les femmes ont pour les hommes qui les séduisent. Jules trouva Georges arrogant et hautement déplaisant.
Parfois, Emma se tournait avec inquiétude vers son frère pour l’inciter à faire un effort pour sourire. Jules sentait confusément qu’il devrait manifester plus d’entrain. Après tout, Emma s'était mise en quatre pour le sortir de l’hôpital. Le problème, c’est qu’il avait développé une forme d‘accoutumance à sa chambre de patient, aux infirmiers, au jardin où il croisait des gens qui ne le dérangeaient pas. En résumé, son cadre habituel lui manquait.
Dans le tohu-bohu de la station, il se sentait mal à l’aise. Pourquoi, toutes ces personnes qui s’agitaient autour de lui étaient-elles si contentes ? La plupart du temps, elles pataugeaient dans la neige ou dans la boue. Certaines terminaient leur séjour sur un brancard, cheville brisée, mais elles souriaient quand même en estimant que cet incident constituerait un bon souvenir de vacances. Dans les rues, des batailles de boules de neige s’improvisaient dans de grands éclats de joie. Jules se rappela que vers dix ans, il avait pris une masse blanche dans la figure et que l’eau gelée avait dégouliné dans son cou.
Ce qui paraissait invraisemblable à Jules, c’est qu’en rentrant chez eux tous ces gens récupéreraient leurs soucis quotidiens, les impôts, leurs patrons, leurs factures... Bref, tout ce qui constituait leur vraie vie les rattraperait ; pourtant ils faisaient semblant d’oublier cette dure réalité. Qui avait fomenté cette cruauté de leur faire croire que leur existence pouvait être gaie ? Quelle mouche avait piqué la direction de l’hôpital de le laisser assister à ce spectacle odieux ? Comment pouvait-il épargner cette immonde pantalonnade à sa sœur ?
Pendant que les filles dévalaient les pentes, il avait tout son temps pour mijoter des réponses à ces questions.
Au milieu de la semaine, il commença à harceler Emma pour partir plus tôt que prévu. Sa sœur prit très mal cette démarche. Elle estima qu’il ne mesurait pas ce qu’elle faisait pour lui. Elle lui reprocha de ne faire aucun effort de convivialité et en plus de tout faire pour lui gâcher son plaisir.
Jules sentait bien qu’elle voulait rester pour Georges qui tournait autour d’elle en lui racontant des fadaises.
À l’issue de cette dispute, Jules fut animé d’un double sentiment. Il était malheureux non seulement d’avoir contrarié sa sœur, mais en plus, il supportait mal de la voir happée par ce piège à touristes. Comment ne pouvait-elle pas se rendre compte du côté artificiel de ce théâtre tragique dans lequel elle s’agitait ? Sans parler de ce barbu mystérieux qui la fascinait.
Tous ces rires forcés dans les bistrots, tous ces idiots qui bronzaient sur les pistes en pelant de froid, tout cet argent qui coulait à flots dans les magasins... Le plus pathétique, c’étaient ces tire-fesses ; la machine traitait les gens comme des pantins qui suivaient son mouvement à la queue leu leu. Ce panurgisme écœurait Jules. Les hommes se conduiront donc toujours comme des moutons !
Plus la semaine avançait, plus Jules en voulait au monde qui l’entourait : à l’industrie qui organisait ce vaste bazar en en tirant un profit maximal, à ces touristes qui semblaient si heureux de contribuer à leur propre perte financière, au directeur de l’hôpital qui l’avait laissé partir et à sa sœur pour deux raisons. La première, c’était cette idée idiote qu’elle avait eue de l’amener ici, la seconde c’était de se faire manipuler par ce piège à fric. Le pire du pire... c’était Georges qui s’imposait de plus en plus souvent dans leur chalet sous des prétextes futiles.
La veille du départ prévu, il ne tenait plus. Au petit déjeuner, Emma semblait particulièrement détendue. Il y avait dans son attitude une sorte de sérénité heureuse qu’il ne lui connaissait pas. Elle s'installa à la table de la salle à manger et se versa du thé. Elle avait revêtu un pull rose qui la moulait merveilleusement. De plus en plus nerveux, Jules arpentait la pièce.
Il ruminait une idée fixe : ne pas laisser sa jumelle se perdre dans cette vie minable, superficielle et si frivole. Il fallait lui rendre ce service. Un piolet de montagnard ornait un mur « pour faire couleur locale». Jules le décrocha et feignit de l’observer entre ses mains. Au moment où il passa dans le dos d’Emma qui se penchait sur son bol, il leva son arme et banda ses forces.
C’est à ce moment précis que Georges sortit de la chambre d’Emma.
Emma plaida longuement pour faire sortir son frère jumeau de l’hôpital pour huit jours. Elle voulait l’emmener pour un séjour en montagne qui lui ferait du bien, pensait-elle. De guère lasse, le médecin accepta après avoir prodigué beaucoup de recommandations.
À Châtel, Emma avait loué un petit chalet pour Jules et elle, tandis que ses deux copines Jade et Paula avaient retenu l’habitation voisine. La température extérieure flirtait avec les quinze degrés au-dessous de zéro. Il neigeait périodiquement et abondamment. La station était envahie par les voitures et les cars de touristes.
Les trois amies, équipées jusqu’aux oreilles, sortaient le matin pour skier toute la journée. Jules se levait tard. Il prenait tout son temps pour déjeuner en détaillant son environnement. Dans le salon, un poêle délivrait une chaleur réconfortante, Emma prenait toujours soin de l'allumer avant de partir. Jules ne skiait pas. Il avait peur de la glisse et de l’eau. En un mot : il craignait toute activité qui ne se déroulait pas sur la terre ferme. Parfois, il s’habillait pour sortir et marcher sans quitter le chalet de vue. Le froid ne désarmait pas ; il s’intensifiait. Jules ne comprenait pas pourquoi les gens se précipitaient dans un endroit au climat si désagréable.
À midi, il rejoignait les trois filles dans une des crêperies de la rue principale ou alors dans un restaurant du bas des pistes. L’ambiance y était joyeuse. Les groupes riaient et chahutaient, chacun racontant ses exploits du matin. Parfois, un pull multicolore se levait pour chanter. Le soir, c’était pire pour Jules. On se retrouvait dans les bars ou les dancings. Des gens alcoolisés parlaient en criant pour tenter de couvrir la musique. Jules se demandait comment les uns pouvaient comprendre les autres. Le plus vraisemblable – selon lui– c’était qu’ils ne s’écoutaient pas.
Emma et ses copines semblaient s’amuser. Toutes trois en fuseaux blancs ou noirs portaient les mêmes pulls jacquard aux dessins multicolores. Jules riait du bonnet orange d’Emma qu’elle enfonçait jusqu’aux oreilles pour se donner un air comique. Dès le second jour, il remarqua Georges, un barbu géant qui se pavanait dans un anorak rouge. Il s’aperçut que sa sœur l’observait de manière insistante. Elle jetait à Georges ce genre de regard brillant que les femmes ont pour les hommes qui les séduisent. Jules trouva Georges arrogant et hautement déplaisant.
Parfois, Emma se tournait avec inquiétude vers son frère pour l’inciter à faire un effort pour sourire. Jules sentait confusément qu’il devrait manifester plus d’entrain. Après tout, Emma s'était mise en quatre pour le sortir de l’hôpital. Le problème, c’est qu’il avait développé une forme d‘accoutumance à sa chambre de patient, aux infirmiers, au jardin où il croisait des gens qui ne le dérangeaient pas. En résumé, son cadre habituel lui manquait.
Dans le tohu-bohu de la station, il se sentait mal à l’aise. Pourquoi, toutes ces personnes qui s’agitaient autour de lui étaient-elles si contentes ? La plupart du temps, elles pataugeaient dans la neige ou dans la boue. Certaines terminaient leur séjour sur un brancard, cheville brisée, mais elles souriaient quand même en estimant que cet incident constituerait un bon souvenir de vacances. Dans les rues, des batailles de boules de neige s’improvisaient dans de grands éclats de joie. Jules se rappela que vers dix ans, il avait pris une masse blanche dans la figure et que l’eau gelée avait dégouliné dans son cou.
Ce qui paraissait invraisemblable à Jules, c’est qu’en rentrant chez eux tous ces gens récupéreraient leurs soucis quotidiens, les impôts, leurs patrons, leurs factures... Bref, tout ce qui constituait leur vraie vie les rattraperait ; pourtant ils faisaient semblant d’oublier cette dure réalité. Qui avait fomenté cette cruauté de leur faire croire que leur existence pouvait être gaie ? Quelle mouche avait piqué la direction de l’hôpital de le laisser assister à ce spectacle odieux ? Comment pouvait-il épargner cette immonde pantalonnade à sa sœur ?
Pendant que les filles dévalaient les pentes, il avait tout son temps pour mijoter des réponses à ces questions.
Au milieu de la semaine, il commença à harceler Emma pour partir plus tôt que prévu. Sa sœur prit très mal cette démarche. Elle estima qu’il ne mesurait pas ce qu’elle faisait pour lui. Elle lui reprocha de ne faire aucun effort de convivialité et en plus de tout faire pour lui gâcher son plaisir.
Jules sentait bien qu’elle voulait rester pour Georges qui tournait autour d’elle en lui racontant des fadaises.
À l’issue de cette dispute, Jules fut animé d’un double sentiment. Il était malheureux non seulement d’avoir contrarié sa sœur, mais en plus, il supportait mal de la voir happée par ce piège à touristes. Comment ne pouvait-elle pas se rendre compte du côté artificiel de ce théâtre tragique dans lequel elle s’agitait ? Sans parler de ce barbu mystérieux qui la fascinait.
Tous ces rires forcés dans les bistrots, tous ces idiots qui bronzaient sur les pistes en pelant de froid, tout cet argent qui coulait à flots dans les magasins... Le plus pathétique, c’étaient ces tire-fesses ; la machine traitait les gens comme des pantins qui suivaient son mouvement à la queue leu leu. Ce panurgisme écœurait Jules. Les hommes se conduiront donc toujours comme des moutons !
Plus la semaine avançait, plus Jules en voulait au monde qui l’entourait : à l’industrie qui organisait ce vaste bazar en en tirant un profit maximal, à ces touristes qui semblaient si heureux de contribuer à leur propre perte financière, au directeur de l’hôpital qui l’avait laissé partir et à sa sœur pour deux raisons. La première, c’était cette idée idiote qu’elle avait eue de l’amener ici, la seconde c’était de se faire manipuler par ce piège à fric. Le pire du pire... c’était Georges qui s’imposait de plus en plus souvent dans leur chalet sous des prétextes futiles.
La veille du départ prévu, il ne tenait plus. Au petit déjeuner, Emma semblait particulièrement détendue. Il y avait dans son attitude une sorte de sérénité heureuse qu’il ne lui connaissait pas. Elle s'installa à la table de la salle à manger et se versa du thé. Elle avait revêtu un pull rose qui la moulait merveilleusement. De plus en plus nerveux, Jules arpentait la pièce.
Il ruminait une idée fixe : ne pas laisser sa jumelle se perdre dans cette vie minable, superficielle et si frivole. Il fallait lui rendre ce service. Un piolet de montagnard ornait un mur « pour faire couleur locale». Jules le décrocha et feignit de l’observer entre ses mains. Au moment où il passa dans le dos d’Emma qui se penchait sur son bol, il leva son arme et banda ses forces.
C’est à ce moment précis que Georges sortit de la chambre d’Emma.