Je traverse la rue pour m’approcher de l’affiche, de loin elle a accroché mon regard. Une grande affiche en noir et blanc, qui dégage dans son mouvement le délicieux parfum de mon enfance. Une... [+]
Quand j’étais petit, je m’étais inventé une histoire singulière, celle d’un enfant adopté à qui on cache la vérité. Une façon de mettre à distance l’amour quelque peu étouffant de mes parents, une réponse d’enfant à la monotonie qu’ils distillaient dans notre vie quotidienne.
En grandissant, cette histoire ne m’a jamais vraiment quitté et je l’étayais de réalité. L’absence de toute ressemblance physique avec mes parents, mes goûts et passions à l’opposé des leurs, le manque de photos de ma mère lorsqu’elle était enceinte, le fait que je me détourne de la religion quand j’ai su le rôle joué par l’église dans l’histoire passée de mon pays alors qu’eux sont des catholiques pratiquants... Des détails qui m’empoisonnaient la vie et mettaient une grande distance entre nous, alors que je ne pouvais rien leur reprocher ; ils me donnaient beaucoup d’amour et avaient même tendance à s’effacer devant mes choix. Ainsi ont-ils soutenu très tôt ma passion pour les arts, en particulier la peinture, alors que le monde artistique est pour eux tellement suspect.
A quinze ans, au moment où je préparais avec acharnement un concours pour entrer dans une école d’arts, un cauchemar récurrent est venu habiter mes nuits. Je me réveillais en sueur et en proie à une peur indicible avec dans les oreilles, les hurlements d’hommes en colère, le cri terrifié d’une femme et des pleurs d’enfant.
Un matin, lors d’une discussion au petit déjeuner, ma mère a parlé de sosie et un souvenir m’est revenu. J’avais environ six ans, c’était l’été et j’étais dans le train qui nous ramenait du lac où souvent mon père m’emmenait me baigner. Le nez collé à la vitre, à un arrêt, j’ai remarqué sur le quai, un garçon donnant la main à une femme qui avait l’âge d’être sa grand-mère. Mon regard est resté accroché à ce gamin car il était exactement mon double. Pendant quelques secondes, j’ai eu l’impression troublante de me voir dans un autre. L’enfant lui-aussi m’avait remarqué et quand le train est reparti, je l’ai vu me montrer du doigt à la dame qui l’accompagnait. J’ai alors levé les yeux vers mon père, des gouttes de sueur perlaient à son front, l’été était torride.
- Il te ressemble un peu, on a tous un sosie quelque part, a t-il murmuré de sa voix tendre à mon oreille.
Je me souviens aussi que ce jour-là, sur le chemin du retour à la maison, il m’a offert le vélo dont je rêvais depuis longtemps.
Jamais ce souvenir ne m’était revenu auparavant, mais ce matin-là, il a sonné comme une urgence. Je n’ai pas fini mon petit déjeuner et ai couru chez mon ami Lucas. Je ne pouvais garder tous ces doutes, je les lui ai livrés. Il n’a pas répondu immédiatement ; il me regardait dans les yeux et semblait chercher ses mots.
- « On dit, Pedro, que les enfants connaissent toujours la vérité qu’on leur cache. Tu dois parler à tes parents. »
J’étais abasourdi, je ne voulais pas de cette réponse-là, j’attendais de lui qu’il me traite d’illuminé, qu’il me ramène à la raison. Je voulais être débarrassé de mes interrogations et que rien ne bouge. J’ai marché pendant des heures, je fatiguais mon corps pour calmer mon esprit ; dans ma tête, tout s’embrouillait, je voulais faire le vide mais j’échafaudais des dizaines de réponses, j’allais devenir fou.
Je suis rentré chez moi et ai rejoint mes parents dans le salon. Je me suis assis en face d’eux sans rien dire. Ma mère s’est approchée de moi, « Que tu es pâle ! », j’ai fait un geste brusque pour la tenir à distance ; elle s’est rassise et je me suis mis à parler d’une voix monocorde. Je leur ai dit les doutes qui me rongeaient, ils m’ont écouté sans m’interrompre. Ma mère pleurait et mon père semblait se tasser sur sa chaise. A bout de souffle, je me suis tu. Le silence devenait intenable quand il a pris la parole.
- Tu avais juste un an quand Renato, le frère de ta mère nous a confié ta garde ; nous ne pouvions avoir d’enfants et ce jour-là fut le plus beau jour de notre vie. Tes parents étaient morts et comme d’autres militaires, Renato était chargé de placer les enfants orphelins. Il nous a toujours dit qu’en t’adoptant, nous t’évitions de passer ton enfance dans un orphelinat. Ta mère et moi l’avons sincèrement cru. Mais au fil du temps, nous aussi avons douté ; quand nous avons appris le combat des « Grands-mères de la place de mai », je suis allé trouver ton oncle. Il m’a juré nous avoir dit la vérité et m’a menacé quand il a senti que je me méfiais de lui. Ta mère et moi avons eu peur ; peur de te perdre, peur de ton jugement et lâchement aussi, peur de ce qui pourrait nous arriver.
J’aurais voulu m’enfuir, hurler mais je me contentais de les regarder, comme des étrangers, lâches et lamentables. En quelques phrases, ma vie était détruite et je me sentais glisser. Ma mère a repris la parole, puis mon père, je ne sais ce qu’ils disaient, je n’étais plus vraiment là, je n’ai retenu que ces quelques mots : « Test ADN »
Je me suis sauvé chez les parents de Lucas où j’ai vécu quelque temps entouré de la gentillesse de mon ami et de sa famille. Je ne mangeais plus, ne dormais que très peu, je ne me levais que pour peindre ; des tableaux noirs, fendus de lignes brisées d’un rouge sang. Puis un matin, je suis allé passé un test ADN et tout est allé très vite.
Je m’appelle Juan ; mes parents Julia et Diego ont été assassinés sous la dictature qui a ravagé l’Argentine, ils étaient opposants au régime. C’était un matin de printemps, les militaires sont arrivés dans leur atelier de peinture et les ont tués d’une balle dans la tête. J’étais là moi aussi, j’avais un an et j’ai été emmené par Renato. Mon frère jumeau ce jour-là était chez notre grand-mère.
Larmes, colère, sentiment d’injustice totale, envie de me venger et de mourir. Soulagement quand le frère de ma mère a été arrêté, soulagement aussi quand j’ai su que mes parents adoptifs, qui avaient été sincères dans leur démarche, ne seraient pas emprisonnés. Il m’a fallu du temps pour retrouver le goût de vivre, puis peu à peu, un sentiment de victoire a fait taire mon chagrin et m’a permis de rester debout ; aucune violence, aucun fusil n’avait pu tuer le lien qui existait entre mes parents et moi ; ils étaient peintres et je voulais le devenir. Grâce à la peinture, je me sentais appartenir à ma vraie famille et à travers mes œuvres, je les ferais vivre.
Le nez collé contre la vitre, je regarde les paysages défiler, je n’ai jamais trouvé l’été aussi beau. Quand le train s’arrête, je les remarque aussitôt ; elle porte un foulard blanc d’où s’échappent des cheveux blancs, ses grands yeux noirs s’accrochent à mon regard et elle sourit. Mon frère lui donne le bras, ils se ressemblent, je leur ressemble, je retrouve les miens.
En grandissant, cette histoire ne m’a jamais vraiment quitté et je l’étayais de réalité. L’absence de toute ressemblance physique avec mes parents, mes goûts et passions à l’opposé des leurs, le manque de photos de ma mère lorsqu’elle était enceinte, le fait que je me détourne de la religion quand j’ai su le rôle joué par l’église dans l’histoire passée de mon pays alors qu’eux sont des catholiques pratiquants... Des détails qui m’empoisonnaient la vie et mettaient une grande distance entre nous, alors que je ne pouvais rien leur reprocher ; ils me donnaient beaucoup d’amour et avaient même tendance à s’effacer devant mes choix. Ainsi ont-ils soutenu très tôt ma passion pour les arts, en particulier la peinture, alors que le monde artistique est pour eux tellement suspect.
A quinze ans, au moment où je préparais avec acharnement un concours pour entrer dans une école d’arts, un cauchemar récurrent est venu habiter mes nuits. Je me réveillais en sueur et en proie à une peur indicible avec dans les oreilles, les hurlements d’hommes en colère, le cri terrifié d’une femme et des pleurs d’enfant.
Un matin, lors d’une discussion au petit déjeuner, ma mère a parlé de sosie et un souvenir m’est revenu. J’avais environ six ans, c’était l’été et j’étais dans le train qui nous ramenait du lac où souvent mon père m’emmenait me baigner. Le nez collé à la vitre, à un arrêt, j’ai remarqué sur le quai, un garçon donnant la main à une femme qui avait l’âge d’être sa grand-mère. Mon regard est resté accroché à ce gamin car il était exactement mon double. Pendant quelques secondes, j’ai eu l’impression troublante de me voir dans un autre. L’enfant lui-aussi m’avait remarqué et quand le train est reparti, je l’ai vu me montrer du doigt à la dame qui l’accompagnait. J’ai alors levé les yeux vers mon père, des gouttes de sueur perlaient à son front, l’été était torride.
- Il te ressemble un peu, on a tous un sosie quelque part, a t-il murmuré de sa voix tendre à mon oreille.
Je me souviens aussi que ce jour-là, sur le chemin du retour à la maison, il m’a offert le vélo dont je rêvais depuis longtemps.
Jamais ce souvenir ne m’était revenu auparavant, mais ce matin-là, il a sonné comme une urgence. Je n’ai pas fini mon petit déjeuner et ai couru chez mon ami Lucas. Je ne pouvais garder tous ces doutes, je les lui ai livrés. Il n’a pas répondu immédiatement ; il me regardait dans les yeux et semblait chercher ses mots.
- « On dit, Pedro, que les enfants connaissent toujours la vérité qu’on leur cache. Tu dois parler à tes parents. »
J’étais abasourdi, je ne voulais pas de cette réponse-là, j’attendais de lui qu’il me traite d’illuminé, qu’il me ramène à la raison. Je voulais être débarrassé de mes interrogations et que rien ne bouge. J’ai marché pendant des heures, je fatiguais mon corps pour calmer mon esprit ; dans ma tête, tout s’embrouillait, je voulais faire le vide mais j’échafaudais des dizaines de réponses, j’allais devenir fou.
Je suis rentré chez moi et ai rejoint mes parents dans le salon. Je me suis assis en face d’eux sans rien dire. Ma mère s’est approchée de moi, « Que tu es pâle ! », j’ai fait un geste brusque pour la tenir à distance ; elle s’est rassise et je me suis mis à parler d’une voix monocorde. Je leur ai dit les doutes qui me rongeaient, ils m’ont écouté sans m’interrompre. Ma mère pleurait et mon père semblait se tasser sur sa chaise. A bout de souffle, je me suis tu. Le silence devenait intenable quand il a pris la parole.
- Tu avais juste un an quand Renato, le frère de ta mère nous a confié ta garde ; nous ne pouvions avoir d’enfants et ce jour-là fut le plus beau jour de notre vie. Tes parents étaient morts et comme d’autres militaires, Renato était chargé de placer les enfants orphelins. Il nous a toujours dit qu’en t’adoptant, nous t’évitions de passer ton enfance dans un orphelinat. Ta mère et moi l’avons sincèrement cru. Mais au fil du temps, nous aussi avons douté ; quand nous avons appris le combat des « Grands-mères de la place de mai », je suis allé trouver ton oncle. Il m’a juré nous avoir dit la vérité et m’a menacé quand il a senti que je me méfiais de lui. Ta mère et moi avons eu peur ; peur de te perdre, peur de ton jugement et lâchement aussi, peur de ce qui pourrait nous arriver.
J’aurais voulu m’enfuir, hurler mais je me contentais de les regarder, comme des étrangers, lâches et lamentables. En quelques phrases, ma vie était détruite et je me sentais glisser. Ma mère a repris la parole, puis mon père, je ne sais ce qu’ils disaient, je n’étais plus vraiment là, je n’ai retenu que ces quelques mots : « Test ADN »
Je me suis sauvé chez les parents de Lucas où j’ai vécu quelque temps entouré de la gentillesse de mon ami et de sa famille. Je ne mangeais plus, ne dormais que très peu, je ne me levais que pour peindre ; des tableaux noirs, fendus de lignes brisées d’un rouge sang. Puis un matin, je suis allé passé un test ADN et tout est allé très vite.
Je m’appelle Juan ; mes parents Julia et Diego ont été assassinés sous la dictature qui a ravagé l’Argentine, ils étaient opposants au régime. C’était un matin de printemps, les militaires sont arrivés dans leur atelier de peinture et les ont tués d’une balle dans la tête. J’étais là moi aussi, j’avais un an et j’ai été emmené par Renato. Mon frère jumeau ce jour-là était chez notre grand-mère.
Larmes, colère, sentiment d’injustice totale, envie de me venger et de mourir. Soulagement quand le frère de ma mère a été arrêté, soulagement aussi quand j’ai su que mes parents adoptifs, qui avaient été sincères dans leur démarche, ne seraient pas emprisonnés. Il m’a fallu du temps pour retrouver le goût de vivre, puis peu à peu, un sentiment de victoire a fait taire mon chagrin et m’a permis de rester debout ; aucune violence, aucun fusil n’avait pu tuer le lien qui existait entre mes parents et moi ; ils étaient peintres et je voulais le devenir. Grâce à la peinture, je me sentais appartenir à ma vraie famille et à travers mes œuvres, je les ferais vivre.
Le nez collé contre la vitre, je regarde les paysages défiler, je n’ai jamais trouvé l’été aussi beau. Quand le train s’arrête, je les remarque aussitôt ; elle porte un foulard blanc d’où s’échappent des cheveux blancs, ses grands yeux noirs s’accrochent à mon regard et elle sourit. Mon frère lui donne le bras, ils se ressemblent, je leur ressemble, je retrouve les miens.
mon vote bien entendu, pour tout ceux qui ont la chance de ne pas avoir la vie rangée et parfois fade du standard...
invitation dans "mon chateau" c'est autobio.
merci Michèle
Merci de votre passage, je vais vous lire.
Si vous aviez le temps et l'envie de visiter ma page , je vous y inviterais volontiers...