
12 janvier 1942.
Hermann cessa de courir. Dans sa fuite, il s'était délesté de tout son barda — arme, sac, casque, gamelle, et malgré ça il n'en pouvait plus. Le choc thermique entre son corps bouillonnant et l'air glacial à travers lequel il expirait de lourds nuages de vapeur lui donna la nausée. Il les avait semés, il en était certain. C'est ce que lui murmurait le silence de la campagne alentour, un silence de paix tel qu'il n'en avait pas connu depuis des années. Épuisé, il s'adossa contre un puits qui semblait dépendre de la petite ferme dont il devinait les contours à travers un bosquet de pins.
En tendant l'oreille en direction de Leningrad, il lui sembla pourtant percevoir la rumeur de la guerre, infiniment douce à cette distance, étouffée par la neige.
Il n'y retournerait pas. Pour rien au monde. A partir d'aujourd'hui, la Wehrmacht se passerait du caporal Hermann Schemel, matricule 902 088, 58e division d'infanterie du 50e corps d'armée.
Ach, Zimt !
N'importe quoi.
Bien sûr qu'il y retournerait.
Car où qu'il aille, chaque fois qu'il fermerait les yeux, chaque jour qu'il lui resterait à vivre, le cauchemar reviendrait. L'atrocité de ce qu'ils avaient fait ne lui laisserait aucun répit. Ils avaient assiégé une ville de deux millions et demi d'habitants, laissé délibérément mourir de faim des centaines de milliers d'hommes, de femmes, d'enfants. Bien sûr, c'était des soviétiques. De la vermine, vociférait le Führer, des sous-humains qu'on pouvait exterminer sans plus de remords que s'il s'agissait d'une colonie de rats.
Richtig.
Sauf que les rats ne font pas de musique.
Il s'était trouvé assez près des remparts, ce jour-là, pour entendre les haut-parleurs déverser sur l'armée allemande la Symphonie n°7 de Dimitri Chostakovitch, jouée en direct par l'Orchestre de la radio de Leningrad.
Un peuple capable de jouer cette musique-là dans ces circonstances-là, un peuple persuadé qu'une armée de violons pouvait faire le poids face à des divisions de Panzer, ce peuple-là ne pouvait être vaincu.
Une ombre glissa sur le corps avachi du caporal. Il releva la tête. A dix pas, le fermier le tenait en joue, lui masquant le soleil pâle de janvier.
Natürlich.
La désertion, c'était une chose, mais comment avait-il pu croire qu'il échapperait au jugement du peuple russe ? Il aurait pu tenter de lui expliquer... expliquer quoi, d'ailleurs ? Qu'il n'était plus un ennemi ? Avec son uniforme noirci de crimes ? Avec son insigne qui le rendait, même modestement, responsable de ses actes ?
Il se résigna. A tout prendre, mieux valait que la mort vienne de là.
Il savait que le fermier tirerait vite et bien, sans autre forme de procès. Un seul coup de feu, puis il l'enterrerait rapidement, là où il serait tombé. Ni oraison ni sépulture. Personne pour fleurir sa tombe.
Il serra les graines qu'il tenait dans sa poche, des graines de son pays. Il ne s'en était jamais séparé. Une promesse de vie qui l'avait aidé à tenir, jusqu'à aujourd'hui.
Il ferma les yeux et attendit la fin.
***
12 juin 2022
Il est beau ton jardin, Zina, dira oncle Mikhail en regardant par la fenêtre.
Et Zina rosira de fierté, parce qu'il s'y connaît, oncle Mikhail, il travaille à l'institut de botanique Komarov à Saint-Petersbourg. Ce jardin sera peut-être la plus belle chose qu'elle accomplira dans sa vie sans enfant, sans homme et sans travail.
Il faut que je te montre quelque chose, dira Zina. Suis-moi.
Et ils sortiront, laisseront le soleil de juin leur caresser les joues, traverseront les cultures bras dessus bras dessous jusqu'au bout du terrain, là où passe le petit ruisseau, sec en cette saison, qui court de l'hiver au printemps vers la Neva.
Ils s'arrêteront devant le puits, et Zina se penchera, toute réjouie à l'idée d'étonner oncle Mickail.
Ils examineront en silence le petit parterre de fleurs roses, large et long comme un homme allongé.
Gentiana Bohemica, dira l'oncle, de la gentiane de Bohème. C'est la première fois que j'en vois. Ça ne pousse pas à cette latitude. Où as-tu trouvé ça ?
Je ne les ai pas trouvées, elles sont arrivées toutes seules, dira Zina. Un matin, elles étaient là. Comme tombées du ciel.
Quel mystère, la vie, dira oncle Mickail.
Hermann cessa de courir. Dans sa fuite, il s'était délesté de tout son barda — arme, sac, casque, gamelle, et malgré ça il n'en pouvait plus. Le choc thermique entre son corps bouillonnant et l'air glacial à travers lequel il expirait de lourds nuages de vapeur lui donna la nausée. Il les avait semés, il en était certain. C'est ce que lui murmurait le silence de la campagne alentour, un silence de paix tel qu'il n'en avait pas connu depuis des années. Épuisé, il s'adossa contre un puits qui semblait dépendre de la petite ferme dont il devinait les contours à travers un bosquet de pins.
En tendant l'oreille en direction de Leningrad, il lui sembla pourtant percevoir la rumeur de la guerre, infiniment douce à cette distance, étouffée par la neige.
Il n'y retournerait pas. Pour rien au monde. A partir d'aujourd'hui, la Wehrmacht se passerait du caporal Hermann Schemel, matricule 902 088, 58e division d'infanterie du 50e corps d'armée.
Ach, Zimt !
N'importe quoi.
Bien sûr qu'il y retournerait.
Car où qu'il aille, chaque fois qu'il fermerait les yeux, chaque jour qu'il lui resterait à vivre, le cauchemar reviendrait. L'atrocité de ce qu'ils avaient fait ne lui laisserait aucun répit. Ils avaient assiégé une ville de deux millions et demi d'habitants, laissé délibérément mourir de faim des centaines de milliers d'hommes, de femmes, d'enfants. Bien sûr, c'était des soviétiques. De la vermine, vociférait le Führer, des sous-humains qu'on pouvait exterminer sans plus de remords que s'il s'agissait d'une colonie de rats.
Richtig.
Sauf que les rats ne font pas de musique.
Il s'était trouvé assez près des remparts, ce jour-là, pour entendre les haut-parleurs déverser sur l'armée allemande la Symphonie n°7 de Dimitri Chostakovitch, jouée en direct par l'Orchestre de la radio de Leningrad.
Un peuple capable de jouer cette musique-là dans ces circonstances-là, un peuple persuadé qu'une armée de violons pouvait faire le poids face à des divisions de Panzer, ce peuple-là ne pouvait être vaincu.
Une ombre glissa sur le corps avachi du caporal. Il releva la tête. A dix pas, le fermier le tenait en joue, lui masquant le soleil pâle de janvier.
Natürlich.
La désertion, c'était une chose, mais comment avait-il pu croire qu'il échapperait au jugement du peuple russe ? Il aurait pu tenter de lui expliquer... expliquer quoi, d'ailleurs ? Qu'il n'était plus un ennemi ? Avec son uniforme noirci de crimes ? Avec son insigne qui le rendait, même modestement, responsable de ses actes ?
Il se résigna. A tout prendre, mieux valait que la mort vienne de là.
Il savait que le fermier tirerait vite et bien, sans autre forme de procès. Un seul coup de feu, puis il l'enterrerait rapidement, là où il serait tombé. Ni oraison ni sépulture. Personne pour fleurir sa tombe.
Il serra les graines qu'il tenait dans sa poche, des graines de son pays. Il ne s'en était jamais séparé. Une promesse de vie qui l'avait aidé à tenir, jusqu'à aujourd'hui.
Il ferma les yeux et attendit la fin.
***
12 juin 2022
Il est beau ton jardin, Zina, dira oncle Mikhail en regardant par la fenêtre.
Et Zina rosira de fierté, parce qu'il s'y connaît, oncle Mikhail, il travaille à l'institut de botanique Komarov à Saint-Petersbourg. Ce jardin sera peut-être la plus belle chose qu'elle accomplira dans sa vie sans enfant, sans homme et sans travail.
Il faut que je te montre quelque chose, dira Zina. Suis-moi.
Et ils sortiront, laisseront le soleil de juin leur caresser les joues, traverseront les cultures bras dessus bras dessous jusqu'au bout du terrain, là où passe le petit ruisseau, sec en cette saison, qui court de l'hiver au printemps vers la Neva.
Ils s'arrêteront devant le puits, et Zina se penchera, toute réjouie à l'idée d'étonner oncle Mickail.
Ils examineront en silence le petit parterre de fleurs roses, large et long comme un homme allongé.
Gentiana Bohemica, dira l'oncle, de la gentiane de Bohème. C'est la première fois que j'en vois. Ça ne pousse pas à cette latitude. Où as-tu trouvé ça ?
Je ne les ai pas trouvées, elles sont arrivées toutes seules, dira Zina. Un matin, elles étaient là. Comme tombées du ciel.
Quel mystère, la vie, dira oncle Mickail.
J'ai beaucoup aimé la première partie, qui nous immerge rapidement, et en si peu de mots, dans le contexte.
La résignation du soldat est bien rendue aussi.
Ah oui, et ce titre !