Caracas, Venezuela 1er Novembre 2001
Le taxi s'arrête dans une ruelle perpendiculaire à El Degredo, l'artère principale qui mène directement au Cimetière du Sud. Le chauffeur de la vieille américaine m'interpelle sur la dangerosité de mon entreprise. Il m'accorde seulement quelques minutes et laisse tourner le moteur, prêt à démarrer en trombe dès la première alerte...
J'ai hâte d'effectuer les ultimes hectomètres de ce lointain voyage. Au milieu d'une foule venue fêter ses morts, la tension est palpable. On en est au début de la nouvelle gouvernance de Hugo Chávez et le régime attaqué de toute part vit sur la défensive.
Tout rassemblement pouvant potentiellement dégénérer en émeute, d'énormes blindés occupent les carrefours et des tireurs d'élite sont positionnés sur les toits-terrasses des énormes cubes blancs servant d'habitations.
Plus tôt dans la matinée, mon passage à la paroisse Santa Rosalia a été fructueux, sur un épais registre datant de 1963 j'ai retrouvé la trace de Pedro Bertrán Güell et ainsi pu identifier où se situait sa dernière demeure.
C'est dans ce cimetière que je le retrouverai. A ma grande surprise, le concierge m'oriente vers la fosse commune, celle des oubliés et des nécessiteux.
Sans aucune stèle digne de ce nom, je me recueille quelques instants devant une minuscule plaque de marbre à la mémoire de ces dizaines de laissés-pour-compte ensevelis sous mes pieds.
Je dois déjà repartir avant que le taxiteur ne m'abandonne dans cette lointaine banlieue populaire.
Je m'éloigne du danger. Bien calé à l'arrière de la vieille Cadillac rouge, mon esprit vagabonde.
Avant de devenir vénézuélien, Pedro, cet enfant du monde, a sillonné tout le continent américain de 1939 à sa mort. Actif dans les nombreuses luttes armées menées contre les dictateurs du moment, ce combattant passa la moitié de son existence en prison et en camp de concentration, sans jamais renier ses idées, malgré sévices et tortures.
Saint-Domingue, Panama, Venezuela, Bolivie et même Etats-Unis, furent autant de pays où il s'engagea pour défendre son idéal de liberté.
Qui était vraiment cet homme encensé par ses compagnons d'armes et craint par les ardents défenseurs des pouvoirs en place ?
Tout commence en France, au début du vingtième siècle durant la crise de la viticulture languedocienne, lorsque la famille d'un petit épicier ruiné par les notes impayées de paysans miséreux rejoint Barcelone pour débuter une deuxième vie...
Dès l'arrivée en Catalogne, la mère devient naturellement préceptrice et consacre sa vie à l'éducation de son tout jeune fils unique. Le père se charge avec succès, de faire prospérer le nouveau commerce familial.
Dans la quiétude de l'entre-deux-guerres, le jeune Auguste se construit, il maîtrise maintenant les langues et les grands auteurs de sa double culture.
A peine sorti de l'adolescence, il se marie avec Josepha, la fille de l'employée de maison dont il partage le quotidien depuis sa plus tendre enfance. De cet amour naîtront rapidement quatre enfants.
Arrive la fin des années trente et les temps troublés de la guerre civile espagnole. Auguste est impliqué de toutes ses forces dans les rangs des anarchistes de la CNT.
Cet engagement est de plus en plus chronophage et ses prises de position se radicalisent.
Il rejoint le groupe des « Irréductibles » dont les réunions nocturnes s'éternisent souvent au-delà de l'horaire limite donné à son épouse...
Dès l'heure dépassée, craignant une arrestation, Josepha suit les consignes, elle réveille ses gamins pour finir la nuit, cachés dans un fossé humide, en attendant que l'alerte soit levée.
Pour Auguste, la solidarité n'est pas un vain mot, lorsqu'il rencontre un compagnon dans le besoin, il partage le peu que possède sa famille. Le pas grand-chose est ainsi divisé, puis partagé à nouveau.
Finalement la famille survit avec le minimum.
Sur le front de la guerre d'Espagne, Auguste combat aux côtés de la batterie « Sacco y Vanzetti ».
Puis en 1939, il est condamné à mort par Franco aussi, la famille n'a d'autre choix que de quitter Barcelone pour retrouver la France.
Absent au moment de la mobilisation, Auguste, ayant conservé la nationalité française, est considéré comme déserteur dans son pays de naissance.
Il est donc incarcéré à Fresnes. A sa sortie, avec l'aide d'un réseau constitué en prison, il est financé pour rejoindre Le Havre où un paquebot le mène en Amérique afin d'y poursuivre le combat idéologique.
Sans-papiers, Auguste s'invente une nouvelle identité : Pedro Bertrán Güell en souvenir de sa vie barcelonaise.
A distance, depuis la France, Josepha soutient par la pensée, l'action de celui qu'elle admire depuis son plus jeune âge. Les enfants ne reverront plus jamais leur père.
La seconde guerre mondiale bat son plein sur le vieux continent, la mère accumule les petits boulots mais doit finalement se résoudre à confier ses gosses à l'orphelinat car elle ne peut les nourrir.
Séparés de leurs parents, subissant les brimades quotidiennes des religieuses, la vie de ces gosses est faite de désamour et d'angoisse. Abandonnés par leur père, puis par leur mère, leur désarroi est total...
A des milliers de kilomètres, Auguste se donne corps et âme, combattant les dictateurs sur tous les fronts d'Amérique. Sans adresse fixe, trop souvent en prison, la piste du révolutionnaire disparaît durant de longues années.
Occasionnellement informée par quelque émissaire, Josepha garde la certitude que son homme est toujours vivant quelque part en Amérique, ce qui est suffisant à son bonheur...
En France La guerre est finie, les enfants reviennent auprès de leur mère.
Auguste est à présent au Venezuela, il reprend contact avec sa famille via un système de boîtes aux lettres clandestines. Chaque courrier met plusieurs longues semaines avant d'arriver à ses destinataires.
Dans les rares lettres adressées à sa progéniture les mots d'amour sont rares, le père y note des règles de vie et retourne systématiquement la correspondance qui lui avait été adressée en prenant soin d'en corriger les fautes d'orthographe...
A Caracas, le dictateur en place est chassé du pouvoir, Pedro est alors fait citoyen vénézuélien. On lui offre un boulot, ainsi Auguste devient Pedro à tout jamais. Il ne reviendra plus en France.
Josepha n'a jamais connu ni aimé d'autre homme durant ces très longues années d'attente.
En 1963, Pedro tombe gravement malade, ses compagnons de lutte se cotisent pour que celle qui a patienté pendant plus de vingt ans puisse prendre un paquebot et revoir une dernière fois l'amour de sa vie.
Les sentiments des enfants pour un père qui les a abandonnés afin de consacrer sa vie à un idéal, seront souvent remplis de rancœur...
Pour moi, Auguste restera un grand-père absent et Pedro, un héros.
Le taxi s'arrête dans une ruelle perpendiculaire à El Degredo, l'artère principale qui mène directement au Cimetière du Sud. Le chauffeur de la vieille américaine m'interpelle sur la dangerosité de mon entreprise. Il m'accorde seulement quelques minutes et laisse tourner le moteur, prêt à démarrer en trombe dès la première alerte...
J'ai hâte d'effectuer les ultimes hectomètres de ce lointain voyage. Au milieu d'une foule venue fêter ses morts, la tension est palpable. On en est au début de la nouvelle gouvernance de Hugo Chávez et le régime attaqué de toute part vit sur la défensive.
Tout rassemblement pouvant potentiellement dégénérer en émeute, d'énormes blindés occupent les carrefours et des tireurs d'élite sont positionnés sur les toits-terrasses des énormes cubes blancs servant d'habitations.
Plus tôt dans la matinée, mon passage à la paroisse Santa Rosalia a été fructueux, sur un épais registre datant de 1963 j'ai retrouvé la trace de Pedro Bertrán Güell et ainsi pu identifier où se situait sa dernière demeure.
C'est dans ce cimetière que je le retrouverai. A ma grande surprise, le concierge m'oriente vers la fosse commune, celle des oubliés et des nécessiteux.
Sans aucune stèle digne de ce nom, je me recueille quelques instants devant une minuscule plaque de marbre à la mémoire de ces dizaines de laissés-pour-compte ensevelis sous mes pieds.
Je dois déjà repartir avant que le taxiteur ne m'abandonne dans cette lointaine banlieue populaire.
Je m'éloigne du danger. Bien calé à l'arrière de la vieille Cadillac rouge, mon esprit vagabonde.
Avant de devenir vénézuélien, Pedro, cet enfant du monde, a sillonné tout le continent américain de 1939 à sa mort. Actif dans les nombreuses luttes armées menées contre les dictateurs du moment, ce combattant passa la moitié de son existence en prison et en camp de concentration, sans jamais renier ses idées, malgré sévices et tortures.
Saint-Domingue, Panama, Venezuela, Bolivie et même Etats-Unis, furent autant de pays où il s'engagea pour défendre son idéal de liberté.
Qui était vraiment cet homme encensé par ses compagnons d'armes et craint par les ardents défenseurs des pouvoirs en place ?
Tout commence en France, au début du vingtième siècle durant la crise de la viticulture languedocienne, lorsque la famille d'un petit épicier ruiné par les notes impayées de paysans miséreux rejoint Barcelone pour débuter une deuxième vie...
Dès l'arrivée en Catalogne, la mère devient naturellement préceptrice et consacre sa vie à l'éducation de son tout jeune fils unique. Le père se charge avec succès, de faire prospérer le nouveau commerce familial.
Dans la quiétude de l'entre-deux-guerres, le jeune Auguste se construit, il maîtrise maintenant les langues et les grands auteurs de sa double culture.
A peine sorti de l'adolescence, il se marie avec Josepha, la fille de l'employée de maison dont il partage le quotidien depuis sa plus tendre enfance. De cet amour naîtront rapidement quatre enfants.
Arrive la fin des années trente et les temps troublés de la guerre civile espagnole. Auguste est impliqué de toutes ses forces dans les rangs des anarchistes de la CNT.
Cet engagement est de plus en plus chronophage et ses prises de position se radicalisent.
Il rejoint le groupe des « Irréductibles » dont les réunions nocturnes s'éternisent souvent au-delà de l'horaire limite donné à son épouse...
Dès l'heure dépassée, craignant une arrestation, Josepha suit les consignes, elle réveille ses gamins pour finir la nuit, cachés dans un fossé humide, en attendant que l'alerte soit levée.
Pour Auguste, la solidarité n'est pas un vain mot, lorsqu'il rencontre un compagnon dans le besoin, il partage le peu que possède sa famille. Le pas grand-chose est ainsi divisé, puis partagé à nouveau.
Finalement la famille survit avec le minimum.
Sur le front de la guerre d'Espagne, Auguste combat aux côtés de la batterie « Sacco y Vanzetti ».
Puis en 1939, il est condamné à mort par Franco aussi, la famille n'a d'autre choix que de quitter Barcelone pour retrouver la France.
Absent au moment de la mobilisation, Auguste, ayant conservé la nationalité française, est considéré comme déserteur dans son pays de naissance.
Il est donc incarcéré à Fresnes. A sa sortie, avec l'aide d'un réseau constitué en prison, il est financé pour rejoindre Le Havre où un paquebot le mène en Amérique afin d'y poursuivre le combat idéologique.
Sans-papiers, Auguste s'invente une nouvelle identité : Pedro Bertrán Güell en souvenir de sa vie barcelonaise.
A distance, depuis la France, Josepha soutient par la pensée, l'action de celui qu'elle admire depuis son plus jeune âge. Les enfants ne reverront plus jamais leur père.
La seconde guerre mondiale bat son plein sur le vieux continent, la mère accumule les petits boulots mais doit finalement se résoudre à confier ses gosses à l'orphelinat car elle ne peut les nourrir.
Séparés de leurs parents, subissant les brimades quotidiennes des religieuses, la vie de ces gosses est faite de désamour et d'angoisse. Abandonnés par leur père, puis par leur mère, leur désarroi est total...
A des milliers de kilomètres, Auguste se donne corps et âme, combattant les dictateurs sur tous les fronts d'Amérique. Sans adresse fixe, trop souvent en prison, la piste du révolutionnaire disparaît durant de longues années.
Occasionnellement informée par quelque émissaire, Josepha garde la certitude que son homme est toujours vivant quelque part en Amérique, ce qui est suffisant à son bonheur...
En France La guerre est finie, les enfants reviennent auprès de leur mère.
Auguste est à présent au Venezuela, il reprend contact avec sa famille via un système de boîtes aux lettres clandestines. Chaque courrier met plusieurs longues semaines avant d'arriver à ses destinataires.
Dans les rares lettres adressées à sa progéniture les mots d'amour sont rares, le père y note des règles de vie et retourne systématiquement la correspondance qui lui avait été adressée en prenant soin d'en corriger les fautes d'orthographe...
A Caracas, le dictateur en place est chassé du pouvoir, Pedro est alors fait citoyen vénézuélien. On lui offre un boulot, ainsi Auguste devient Pedro à tout jamais. Il ne reviendra plus en France.
Josepha n'a jamais connu ni aimé d'autre homme durant ces très longues années d'attente.
En 1963, Pedro tombe gravement malade, ses compagnons de lutte se cotisent pour que celle qui a patienté pendant plus de vingt ans puisse prendre un paquebot et revoir une dernière fois l'amour de sa vie.
Les sentiments des enfants pour un père qui les a abandonnés afin de consacrer sa vie à un idéal, seront souvent remplis de rancœur...
Pour moi, Auguste restera un grand-père absent et Pedro, un héros.
Parmi les hommes engagés de cette classe on trouvera Mandela, Che Gueverra etc. Ici le titre est provocateur et il est difficile de répondre simplement. L'épouse est admirable comme une femme de marin pour son héros. Pour les enfants c'est un désastre affectif, eux seuls peuvent répondre; mais mieux vaut avoir un père absent comme Pedro qu'un père tortionnaire pour affronter son propre avenir. Et sans Pedro les enfants n'auraient peut être pas eu d'avenir du tout. Donc c'est un héros.
Et la vieille américaine, est ambigu...
Mais là je suis sur le téléphone et c'est insupportable de lire donc je poste un comme comme ça je suis sûr de le retrouver et reviendrai pour lire en entier
J’ai suivi avec attention la vie de cet homme dévoué à sa “cause” .
La quête de ce qu’il nomme liberté a donné un sens à sa vie lui permettant de s’affranchir des codes et des autres.
J’ai surtout été remué par le sort réservé à ses enfants, victimes collatérales de cette situation.