J'héberge sous mon lit des moutons floconneux
Timides et craintifs, apeurés par l'orage
Et les têtes de loup, les scènes
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L’abandon du projet de la forêt de Chambaran avait bouleversé nos plans pour les vacances. Les enfants avaient pleuré toutes les larmes de leurs yeux vitreux quand ils avaient compris qu’il leur faudrait renoncer à l’espace aqualudique dont ils s’étaient fait une fête par avance, à la lecture des prospectus.
Nous l’avions saumâtre, nous aussi, qui préférons les eaux claires des lacs et des étangs. Nous décidâmes, contrits, de passer l’été dans l’estuaire de Saint-Nazaire, que les alevins ne connaissaient pas encore, avec l’espoir que les jeux sur les fonds de sable de la Loire, autour des îlots mouvants où nichent les sternes, leur feraient oublier la perspective des parties de cache-cache aux alentours des cottages, avec les écrevisses à pieds blancs parmi les littorelles et les rubaniers d’eau, à condition, bien sûr, qu’il restât des ruisseaux et des torrents après le départ des bulldozers.
J’emportai mon attirail de pêche, les canines, les rayons épineux, ainsi que les bâtonnets et le filet de guanine pour chasser la nuit. Je comptais bien initier les petits, qui étaient las des daphnies, à la traque des ablettes et des goujons, la nuit dans les trous d’eau, près des culs de grève.
Ce samedi du mois d’août était classé rouge, et le fleuve était chargé. Beaucoup de sandres, comme nous, venus de Saint-Florent, de Mauves, du Pellerin, des étangs de Grée, certains d’Angers, Orléans ou même Nevers, mais aussi des brochets, des silures et des anguilles des Sargasses. Comme cela commençait à bouchonner dès Cordemais, bien en amont du péage de Paimbœuf, nous prîmes un affluent, croyant ainsi gagner du temps.
Nous relayant, nous nageâmes toute la nuit. Les alevins dormaient à la poupe, et le frai dans son berceau. Il semblait y avoir des chantiers gigantesques sur les cours d’eau, et d’interminables déviations qui finirent par nous égarer. Fatigués et perdus, nous fîmes halte sous un massif flottant de massettes et de menthe sauvage pour attendre le jour, tandis que des oreillards montagnards effleuraient l’eau dans leur vol erratique.
Nous nous éveillâmes à l’aube naissante dans des eaux fraîches et vertes où se reflétaient des falaises calcaires et des concrétions de tuf. Nous aperçûmes des fontaines pétrifiantes dans un jardin, qui jaillissaient de rochers couverts de mousse piquetée d’œillets des chartreux. Des azurés voletaient dans les buddleias sauvages. Un bihoreau gris se tenait à l’affût sur la berge, et les petites boules de plumage des cincles plongeurs apparaissaient soudain sous l’eau pour disparaître plus loin lorsqu’ils remontaient à la surface. Près du village de La Sône s’élevait un château-fort au toit de tuiles vernissées, entouré de douves, au-dessus duquel tournait un milan royal, et le soleil levant étincela d’un coup sur les fenêtres d’une ancienne manufacture de tissage.
Les enfants émerveillés s’amusaient à frôler une couleuvre endormie sur les galets polis dans le lit de la rivière, coursaient des tritons palmés et ramassaient des limnées, ou bien jouaient avec les courants glacés des cascades, qui se déversaient dans l’Isère. L’Isère ?
C’est alors que me revint à l’esprit ce projet insensé qui avait beaucoup fait parler de lui et suscité autant d’enthousiasme dans les milieux économiques que de rejet chez les défenseurs d’un avenir enviable pour les poissons et les hommes. L’idée était de fusionner la Loire et l’Isère, afin de bâtir un grand fleuve de taille européenne, susceptible de rivaliser avec le Danube, et, à terme, une fois absorbés le Rhône, le Rhin, le Danube, la Belaïa et la Volga avec tous ses bateliers, de bâtir un leader mondial capable de tenir tête aux géants américain et chinois que sont le Mississipi et le Yang-Tsé-Kiang. Nous avions bien sûr été consultés, ainsi que tous les usagers, mais il semble que notre avis ait eu peu de poids. Ainsi, les travaux, qui nous avaient retardé et dérouté jusqu’ici, avaient commencé, et des chenaux avaient été creusés pour unifier les bassins fluviaux.
Un coup de sirène nous fit sursauter. Un bateau à roue quittait le quai. Nous décidâmes de suivre son sillage. Nous dépassâmes Saint-Nazaire-en-Royans, et continuâmes par les gorges de la Bourne jusqu’au cirque du Bournillon, au chapiteau de calcaire gris et brun. Dès que le spectacle débuta, les alevins excités et ravis ouvrirent des yeux globuleux et battirent des nageoires, mais leur mère et moi, inquiets de tous ces projets néfastes pour leur avenir, demeurions sombres comme les eaux profondes des bîmes.
Nous l’avions saumâtre, nous aussi, qui préférons les eaux claires des lacs et des étangs. Nous décidâmes, contrits, de passer l’été dans l’estuaire de Saint-Nazaire, que les alevins ne connaissaient pas encore, avec l’espoir que les jeux sur les fonds de sable de la Loire, autour des îlots mouvants où nichent les sternes, leur feraient oublier la perspective des parties de cache-cache aux alentours des cottages, avec les écrevisses à pieds blancs parmi les littorelles et les rubaniers d’eau, à condition, bien sûr, qu’il restât des ruisseaux et des torrents après le départ des bulldozers.
J’emportai mon attirail de pêche, les canines, les rayons épineux, ainsi que les bâtonnets et le filet de guanine pour chasser la nuit. Je comptais bien initier les petits, qui étaient las des daphnies, à la traque des ablettes et des goujons, la nuit dans les trous d’eau, près des culs de grève.
Ce samedi du mois d’août était classé rouge, et le fleuve était chargé. Beaucoup de sandres, comme nous, venus de Saint-Florent, de Mauves, du Pellerin, des étangs de Grée, certains d’Angers, Orléans ou même Nevers, mais aussi des brochets, des silures et des anguilles des Sargasses. Comme cela commençait à bouchonner dès Cordemais, bien en amont du péage de Paimbœuf, nous prîmes un affluent, croyant ainsi gagner du temps.
Nous relayant, nous nageâmes toute la nuit. Les alevins dormaient à la poupe, et le frai dans son berceau. Il semblait y avoir des chantiers gigantesques sur les cours d’eau, et d’interminables déviations qui finirent par nous égarer. Fatigués et perdus, nous fîmes halte sous un massif flottant de massettes et de menthe sauvage pour attendre le jour, tandis que des oreillards montagnards effleuraient l’eau dans leur vol erratique.
Nous nous éveillâmes à l’aube naissante dans des eaux fraîches et vertes où se reflétaient des falaises calcaires et des concrétions de tuf. Nous aperçûmes des fontaines pétrifiantes dans un jardin, qui jaillissaient de rochers couverts de mousse piquetée d’œillets des chartreux. Des azurés voletaient dans les buddleias sauvages. Un bihoreau gris se tenait à l’affût sur la berge, et les petites boules de plumage des cincles plongeurs apparaissaient soudain sous l’eau pour disparaître plus loin lorsqu’ils remontaient à la surface. Près du village de La Sône s’élevait un château-fort au toit de tuiles vernissées, entouré de douves, au-dessus duquel tournait un milan royal, et le soleil levant étincela d’un coup sur les fenêtres d’une ancienne manufacture de tissage.
Les enfants émerveillés s’amusaient à frôler une couleuvre endormie sur les galets polis dans le lit de la rivière, coursaient des tritons palmés et ramassaient des limnées, ou bien jouaient avec les courants glacés des cascades, qui se déversaient dans l’Isère. L’Isère ?
C’est alors que me revint à l’esprit ce projet insensé qui avait beaucoup fait parler de lui et suscité autant d’enthousiasme dans les milieux économiques que de rejet chez les défenseurs d’un avenir enviable pour les poissons et les hommes. L’idée était de fusionner la Loire et l’Isère, afin de bâtir un grand fleuve de taille européenne, susceptible de rivaliser avec le Danube, et, à terme, une fois absorbés le Rhône, le Rhin, le Danube, la Belaïa et la Volga avec tous ses bateliers, de bâtir un leader mondial capable de tenir tête aux géants américain et chinois que sont le Mississipi et le Yang-Tsé-Kiang. Nous avions bien sûr été consultés, ainsi que tous les usagers, mais il semble que notre avis ait eu peu de poids. Ainsi, les travaux, qui nous avaient retardé et dérouté jusqu’ici, avaient commencé, et des chenaux avaient été creusés pour unifier les bassins fluviaux.
Un coup de sirène nous fit sursauter. Un bateau à roue quittait le quai. Nous décidâmes de suivre son sillage. Nous dépassâmes Saint-Nazaire-en-Royans, et continuâmes par les gorges de la Bourne jusqu’au cirque du Bournillon, au chapiteau de calcaire gris et brun. Dès que le spectacle débuta, les alevins excités et ravis ouvrirent des yeux globuleux et battirent des nageoires, mais leur mère et moi, inquiets de tous ces projets néfastes pour leur avenir, demeurions sombres comme les eaux profondes des bîmes.