Je n'ai pas besoin de bagage pour la route.
J'aimerais, le pas léger, chaussures au vent, manger les horizons,
Dévorer des... [+]
Cette histoire de calendrier énervait tout le monde.
Une foutaise, bien sûr, mais une foutaise qui avait mis tout le bureau en émoi. Lagarde en était tout rose, mais le pauvre garçon était du genre rosé toute l'année.
"Le rosé de service", c'est comme ça que Vassilievsky se le rappelait... Quand il voulait se le rappeler, évidemment, ce qui n'arrivait pas très souvent, Lagarde n'étant pas vraiment le genre de type auquel on pense en premier lieu pour une mission urgente ou importante. Ni pour n'importe quoi d'autre, finalement...
L'idée du calendrier était venue de Pousseur. Albert Pousseur.
Albert, par contre, Vassilievsky s'en rappelait facilement, à cause de d'Alembert, l'encyclopédiste. Pas qu'il y ait un rapport quelconque entre les deux, mais le commissaire avait besoin de moyens mnémotechniques pour se souvenir du nom des gens. C'était comme ça depuis toujours. Ça aurait pu paraître bizarre de la part d'un commissaire, mais personne n'était au courant alors... Et puis de toute façon, Vassilievsky était bizarre. Et de beaucoup d'autres façons.
Tiens, ce matin là, par exemple, il avait décidé de dériver. La dérive, chez Vassilievsky, tenait lieu de beaucoup de choses : de réflexion, de sport, de vie sociale, de repos, de survie peut-être. Il ne fallait donc pas s'étonner, enfin pas trop, même si les autres services n'arrêtaient pas de le faire eux, et de s'en faire mousser un maximum, si le commissaire finissait parfois sa journée presque avant de l'avoir commencée. Vers dix heures du matin. C'est que pour lui, il n'y avait pas vraiment de journée, pas vraiment d'horaires, pas vraiment de bureau non plus. On pouvait le voir, à peu près à n'importe quelle heure du jour où de la nuit, promener son grand corps sec dans les rues de Liège, sur les coteaux, le long des quais... Il dérivait. Il partait à grandes enjambées, le paletot jeté sur l'épaule ou roulé en boule dans ses longues mains (des mains de pianistes disaient toujours ses femmes) et chaloupait au gré d'un souffle intérieur. C'est dans ces moments-là qu'il travaillait le plus finalement. Enfin "le plus...", le mieux serait plus juste. Parce que "travailler" non plus n'était pas vraiment le mot, même si Vassilievsky avait des résultats qu'on qualifiait souvent d'extraordinaires en haut lieu.
Mais ça, le commissaire n'en n'avait rien à foutre. A se demander même s'il était au courant.
- Pousseur, j'y vais ! disait-il. Et il partait, droit devant, enfilait l'escalier (il n'avait jamais pris un ascenseur de sa vie), semblant retenir son souffle jusqu'à ce qu'il soit dehors, dans la rue, à quelques pas de l'entrée. Là, il s'arrêtait pour une longue respiration et la dérive pouvait commencer.
Pousseur lui trouvait des ressemblances avec les enfants quand ils sortent de l'école. Il lui en aurait bien voulu de lui laisser tout le boulot, mais il n'y parvenait pas. Vassilievsky était trop doux pour qu'on puisse lui en vouloir vraiment. Et puis, quand il revenait de ses drôles de promenades, il avait souvent un début de solution au problème en cours.
Sauf que ce matin, il n'y avait pas de problème en cours.
Oh, bien entendu, une série d'enquêtes à suivre. Mais que du menu fretin, de la petite bière, du quotidien banal pour un policier chevronné.
Et ça, c'était le genre de chose qui inquiétait l'inspecteur principal Pousseur bien plus qu'il ne l'aurait avoué.
- Il va où, le chef ? demanda Lagarde.
- On ne dit pas "il va où" mais où va-t-il ? lui répondit Pousseur avant de se replonger dans la lecture d'un rapport qu'il relisait sans rien y comprendre pour la quatrième fois.
- Oui bon, où va-t-il ?
- Sais pas.
Personne ne savait. Surtout pas le commissaire lui-même.
À cet instant là, très exactement au moment où l'aspirant inspecteur Lagarde, plus rosé encore, presque rouge maintenant, se levait nerveusement pour aller faire inutilement le tour du bureau, Vassilievsky pensait que lorsqu'il savait où il allait, il n'y parvenait généralement pas.
"C'est ce foutu calendrier" pensait-il. "Ce foutu Albert et ses idées molles..."
C'est vrai qu'il avait des idées molles, Albert. D'ailleurs, il était mou de façon globale. Une mollesse paresseuse et chaude qui lui donnait une éternelle tenue de mec qui sort du lit. Le cheveu ébouriffé, l'oeil à moitié fermé, la chemise d'un homme qui dort avec... Une énergie basse, presque inexistante, mais sans sursaut, sans faille, bruit de fond d'une intelligence aigüe. Albert lui était utile comme une main gauche, une seconde paire de lunettes ou une pita à quatre heures du matin. C'est pour ça qu'il l'avait gardé au moment où sa hiérarchie voulait le saquer. Parce qu'Albert buvait, bien entendu. Enfin, il avait bu. Enormément. Albert avait à l'epoque (deux années étaient tombées dans l'oubli depuis) l'ivresse formidable, de ces ivresses qui changent une vie ou dont on fait des films. Des saoûlographies de marin à terre, embrumées de chansons et de raucité, la voix des rochers qui s'écroulent en avalanches dans des montagnes inaccessibles. Les saoûlographies d'Albert n'étaient pas fréquentes, mais elles rattrapaient leur peu de quantité par une qualité rare.
Chacun savait. Chacun faisait avec. Jusqu'à ce que, hasard malheureux des villes petites, Albert tombe sur un bourgmestre aussi saoul que lui, mais invraisemblablement plus imbu de sa personne et qu'il ne le supporte pas. Vassilievsky l'avait récupéré aux Olivettes, café chantant faux sans doute, mais qu'Albert fréquentait depuis presque vingt ans, aussi braillant qu'on peut l'être, aussi débraillé qu'il est possible, hurlant des vers baudelairiens dans une ambiance enfumée de fin de carrière. C'est là qu'il avait décidé de le garder. Un homme qui vocifère les fleurs du mal aux Olivettes ne peut pas être un mauvais homme.
Seulement depuis, Albert ne buvait plus. Et il avait des idées.
"Putain de calendrier..."
La dernière en date d'un homme qui a la grande humanité de s'emmerder au bureau : réaliser un calendrier avec de policiers dévêtus.
- La police se met à nu, avait-il dit, un petit sourire au coin de l'oeil. Et bien sûr, toute l'équipe avait embrayé, même le petit nouveau, comment s'appelait-il déjà ? Même le rosé de service avait eu l'air de s'en amuser. Il avait rosi, un peu, mais il semblait content. Et vassilievsky aimait que son équipe soit contente.
« De toute façon, il n’est pas question que je me foute à poil ! Trop vieux »
Puis il y avait eu la rencontre avec le photographe. Roiseau ? Moiseau ? Enfin, un nom qui ne disait rien à personne et que Vassilievsky n'avait pas encore associé à quoi que ce soit. Un drôle de type, de toute façon.
Quai Godefroid Kurth.
Vassilievsky avait pris sa vitesse de croisière. Manteau flottant derrière lui, chemise ouverte de quatre boutons dévoilant une poitrine maigre et maigrement poilue de quelques fils gris, chaussures pointues fendant une petite bise de printemps de six bons kilomètres par heures d'une allure à l'air déterminé.
- Vas-y Vassy ! pensait-il. Tu sais...
Il y avait quelque chose au sujet du photographe. Un fort petit "quelque chose", mais qui n'en existait pas moins, épine dans son pied de commissaire qu'il lui fallait ôter au plus vite.
Vassilievsky mettait autant d'amplitude dans ses pas qu'il ressentait d'urgence à trouver. Trouver quoi ? Il ne savait pas encore, ne saurait pas avant d'avoir trouvé justement. Mais l'urgence était bel et bien là, le taraudant comme la douleur sourde d'une dent qu'on vient d'ôter.
- C'est pelant, pensa-t-il.
Et il s'arrêta brusquement, tentant de saisir l'idée, l'illumination qui venait de stopper sa course avec une brutalité si inattendue qu'il manqua de s'étaler de toute sa longitude sur le trottoir. Mais non. Trop tard.
- Merde ! Merde et merde !
L'idée était partie, envolée, à nouveau aussi lointaine que si elle n'avait jamais existé. Ne laissant derrière elle que l'écueil d'un mot : pelant. Un mot sur lequel il ne devait pas, surtout pas, laisser son esprit se reposer. Un leurre. Pas plus. Une flaque de lumière qui attire l'oeil, mais qui le détourne de ce qui rôde là, dans les ténèbres qui l'environnent.
Revenir au centre. Au calendrier, au photographe.
Vassilievsky avait repris son voyage.
Pont Saint-Léonard, Rue Hors-Château.
Le photographe avait eu quelque chose d'étrange. Mais quoi ? Le commissaire n'avait fait que l'entrevoir, comme il ne faisait qu'entrevoir la plupart des gens, du coin de l'oeil, sans s'y arrêter, laissant sa mémoire, son inconscient ou son inconscience enregistrer des éléments que sa mémoire ne lui rappelait qu'au moment où il en avait besoin.
- Sauf aujourd'hui, nom de dieu !
Un petit bonhomme tout rond, et poilu comme il n'est plus permis de l'être depuis que le mouvement hippie a accouché d'une génération d'hommes d'affaires insensibles et cruels.
Poilu ? Etait-il poilu ? Vassilievsky s'en étonnait soudain. Pourquoi "poilu" ? Il lui semblait au contraire que...
Place Saint-Lambert. Il s'en souvenait autrement. Il y avait bien quelque chose en rapport avec l'invraisemblable barbe de cet homme (comment s'appelait-il déjà ? Roseau ?). Le commissaire tentait de revenir sur le moment précis où l'homme était entré dans leur bureau. Quelle était l'impression ? Le sentiment diffus qui l'avait saisit alors ?
- Il était gêné...
Mais bon nombre de gens sont gênés lorsqu'ils pénètrent dans les locaux de la police. La plupart d'entre eux même. Alors quoi ?
- Il était gêné par autre chose...
Ce qui n'était pas moins étrange. Par quoi pouvait-il être gêné ?
La course du commissaire s'est ralentie au niveau du boulevard de la Sauveniere, presque en face de la piscine.
- il y avait eu un geste, infime, d'une étrange discrétion, un mouvement de la main droite vers son visage.
Vassilievsky a traversé la rue, pris la galerie qui mène vers le cinéma. Il a peut-être l'intention de s'y arrêter ? Mais il n'a pas l'occasion d'aller jusque là. Dans la soudaine fraîcheur de la petite galerie, il s'arrête. Le décor est presque hollywoodien, faste marbré, nuit américaine, il s'est arrêté entre deux salon de coiffure. Chez Carmen, chez Franco. Vielles dames à cheveux bleutés dans le premier, vieux beaux aux ondulations blanc-sale dans le second. Et postiches.
- Bordel !
La barbe invraisemblable du photographe était un postiche. Vassilievsky revoyait le mouvement d'une main droite repoussant une touffe contre la tempe, comme s'il craignait qu'elle ne se décolle. Et juste derrière, le nouveau, comment s'appelait-il déjà ? Le rosé de service qui était devenu plus rosé que jamais à cet instant précis. Lui aussi l'avait vu.
- Il sait qui c'est ! Voilà ce qui ne va pas !
Dans une de ses poches, le commissaire est certain de trouver un téléphone. Un petit objet rose, trop petit pour ses mains trop grandes, si petit qu'il peine à le trouver, le trouve finalement, après fouille en règle des quatorze poches dont il dispose (c'est fou le nombre de poches qu'on peut avoir et le nombre de choses qu'on y dépose en attente d'être utiles).
Ses doigts glissent sur les touches. Il y a urgence, maintenant, il le sait comme une évidence, même s'il ne sait pas pourquoi. Le danger est là, à quelques secondes près, mais le téléphone, ce foutu téléphone, ne veut pas fonctionner.
- Pas de réseau. Cinéma. Normal.
Presque courant maintenant, un grand homme en vêtements flottant plus débraillé que jamais, Vassilievsky traverse la cour, puis le hall d'entrée du cinéma, le doigt pressant la touche de rappel automatique, jusqu'à la place Neujean. Puis enfin, la sonnerie.
- Pousseur...
- Albert, le petit ? Le petit nouveau ?
- Lagarde ?
- Oui, Lagarde, il est là ? Il est au bureau ?
Quelques secondes, incompressibles, que le commissaire sent au fond de son estomac être des secondes de trop, les quelques parcelles de temps qui séparent la banalité du drame.
- 'tendez...
Son intuition pulse au niveau de son estomac. Il voudrait bousculer Albert, mais cela ne servirait à rien, qu'à provoquer une question, un nouvel arrêt du temps qui presse. Qui presse tellement.
- Non... C'est drôle que vous appeliez, parce qu'il vient juste de...
Vassilievsky revoit la scène. Se la repasse, mauvais film, saccadé, amateur et crû.
Le photographe entre. Sa main qui remonte vers la joue. Le petit rosé de service a un regard stupéfait. Puis un geste. Une main descendue vers son ceinturon,
Vers son arme !
Mais il ne porte pas son arme au bureau...
- Cours lui après ! On l'arrête ! On l'arrête tout de suite !
Le ton du commissaire est celui du commandement. Ferme. Sans place pour la réplique. Rarissime.
Mais il sait déjà qu'il est trop tard. C'est une évidence si forte que le commissaire fait demi-tour, lentement, il semble tourner sur lui-même, toupie hasardeuse qui va s'échouer à la terrasse du café des artistes, l'oeil perdu dans la foule printanière qui s'échappe des bureaux.
Lagarde. C'est Lagarde qu'il s'appelle. Comme la colère ou la vengeance, parce qu'on la garde.
Plus tard, dans un dossier clos seront remisés tous les éléments de l'affaire Lagarde. Une petite soeur, abusée à douze ans par un homme (Foiseau ?), photographe dans les écoles. Un grand frère à peine plus âgé qui le voit, qui imprègne sa mémoire des détails les plus infimes de ce visage qui symbolise toute l'horreur d'un monde qui est devenu rouge sang. Un gamin qui grandit avec le rouge aux joues, au front, comme une rage inexprimée, cendre froide sous laquelle couve la braise.
Puis le hasard. L'idée du calendrier, l'arrivée du photographe.
Une bonne idée, pourtant. Lagarde voulait être le mois de décembre.
J'ai toujours trop chaud en été, disait-il.
Une foutaise, bien sûr, mais une foutaise qui avait mis tout le bureau en émoi. Lagarde en était tout rose, mais le pauvre garçon était du genre rosé toute l'année.
"Le rosé de service", c'est comme ça que Vassilievsky se le rappelait... Quand il voulait se le rappeler, évidemment, ce qui n'arrivait pas très souvent, Lagarde n'étant pas vraiment le genre de type auquel on pense en premier lieu pour une mission urgente ou importante. Ni pour n'importe quoi d'autre, finalement...
L'idée du calendrier était venue de Pousseur. Albert Pousseur.
Albert, par contre, Vassilievsky s'en rappelait facilement, à cause de d'Alembert, l'encyclopédiste. Pas qu'il y ait un rapport quelconque entre les deux, mais le commissaire avait besoin de moyens mnémotechniques pour se souvenir du nom des gens. C'était comme ça depuis toujours. Ça aurait pu paraître bizarre de la part d'un commissaire, mais personne n'était au courant alors... Et puis de toute façon, Vassilievsky était bizarre. Et de beaucoup d'autres façons.
Tiens, ce matin là, par exemple, il avait décidé de dériver. La dérive, chez Vassilievsky, tenait lieu de beaucoup de choses : de réflexion, de sport, de vie sociale, de repos, de survie peut-être. Il ne fallait donc pas s'étonner, enfin pas trop, même si les autres services n'arrêtaient pas de le faire eux, et de s'en faire mousser un maximum, si le commissaire finissait parfois sa journée presque avant de l'avoir commencée. Vers dix heures du matin. C'est que pour lui, il n'y avait pas vraiment de journée, pas vraiment d'horaires, pas vraiment de bureau non plus. On pouvait le voir, à peu près à n'importe quelle heure du jour où de la nuit, promener son grand corps sec dans les rues de Liège, sur les coteaux, le long des quais... Il dérivait. Il partait à grandes enjambées, le paletot jeté sur l'épaule ou roulé en boule dans ses longues mains (des mains de pianistes disaient toujours ses femmes) et chaloupait au gré d'un souffle intérieur. C'est dans ces moments-là qu'il travaillait le plus finalement. Enfin "le plus...", le mieux serait plus juste. Parce que "travailler" non plus n'était pas vraiment le mot, même si Vassilievsky avait des résultats qu'on qualifiait souvent d'extraordinaires en haut lieu.
Mais ça, le commissaire n'en n'avait rien à foutre. A se demander même s'il était au courant.
- Pousseur, j'y vais ! disait-il. Et il partait, droit devant, enfilait l'escalier (il n'avait jamais pris un ascenseur de sa vie), semblant retenir son souffle jusqu'à ce qu'il soit dehors, dans la rue, à quelques pas de l'entrée. Là, il s'arrêtait pour une longue respiration et la dérive pouvait commencer.
Pousseur lui trouvait des ressemblances avec les enfants quand ils sortent de l'école. Il lui en aurait bien voulu de lui laisser tout le boulot, mais il n'y parvenait pas. Vassilievsky était trop doux pour qu'on puisse lui en vouloir vraiment. Et puis, quand il revenait de ses drôles de promenades, il avait souvent un début de solution au problème en cours.
Sauf que ce matin, il n'y avait pas de problème en cours.
Oh, bien entendu, une série d'enquêtes à suivre. Mais que du menu fretin, de la petite bière, du quotidien banal pour un policier chevronné.
Et ça, c'était le genre de chose qui inquiétait l'inspecteur principal Pousseur bien plus qu'il ne l'aurait avoué.
- Il va où, le chef ? demanda Lagarde.
- On ne dit pas "il va où" mais où va-t-il ? lui répondit Pousseur avant de se replonger dans la lecture d'un rapport qu'il relisait sans rien y comprendre pour la quatrième fois.
- Oui bon, où va-t-il ?
- Sais pas.
Personne ne savait. Surtout pas le commissaire lui-même.
À cet instant là, très exactement au moment où l'aspirant inspecteur Lagarde, plus rosé encore, presque rouge maintenant, se levait nerveusement pour aller faire inutilement le tour du bureau, Vassilievsky pensait que lorsqu'il savait où il allait, il n'y parvenait généralement pas.
"C'est ce foutu calendrier" pensait-il. "Ce foutu Albert et ses idées molles..."
C'est vrai qu'il avait des idées molles, Albert. D'ailleurs, il était mou de façon globale. Une mollesse paresseuse et chaude qui lui donnait une éternelle tenue de mec qui sort du lit. Le cheveu ébouriffé, l'oeil à moitié fermé, la chemise d'un homme qui dort avec... Une énergie basse, presque inexistante, mais sans sursaut, sans faille, bruit de fond d'une intelligence aigüe. Albert lui était utile comme une main gauche, une seconde paire de lunettes ou une pita à quatre heures du matin. C'est pour ça qu'il l'avait gardé au moment où sa hiérarchie voulait le saquer. Parce qu'Albert buvait, bien entendu. Enfin, il avait bu. Enormément. Albert avait à l'epoque (deux années étaient tombées dans l'oubli depuis) l'ivresse formidable, de ces ivresses qui changent une vie ou dont on fait des films. Des saoûlographies de marin à terre, embrumées de chansons et de raucité, la voix des rochers qui s'écroulent en avalanches dans des montagnes inaccessibles. Les saoûlographies d'Albert n'étaient pas fréquentes, mais elles rattrapaient leur peu de quantité par une qualité rare.
Chacun savait. Chacun faisait avec. Jusqu'à ce que, hasard malheureux des villes petites, Albert tombe sur un bourgmestre aussi saoul que lui, mais invraisemblablement plus imbu de sa personne et qu'il ne le supporte pas. Vassilievsky l'avait récupéré aux Olivettes, café chantant faux sans doute, mais qu'Albert fréquentait depuis presque vingt ans, aussi braillant qu'on peut l'être, aussi débraillé qu'il est possible, hurlant des vers baudelairiens dans une ambiance enfumée de fin de carrière. C'est là qu'il avait décidé de le garder. Un homme qui vocifère les fleurs du mal aux Olivettes ne peut pas être un mauvais homme.
Seulement depuis, Albert ne buvait plus. Et il avait des idées.
"Putain de calendrier..."
La dernière en date d'un homme qui a la grande humanité de s'emmerder au bureau : réaliser un calendrier avec de policiers dévêtus.
- La police se met à nu, avait-il dit, un petit sourire au coin de l'oeil. Et bien sûr, toute l'équipe avait embrayé, même le petit nouveau, comment s'appelait-il déjà ? Même le rosé de service avait eu l'air de s'en amuser. Il avait rosi, un peu, mais il semblait content. Et vassilievsky aimait que son équipe soit contente.
« De toute façon, il n’est pas question que je me foute à poil ! Trop vieux »
Puis il y avait eu la rencontre avec le photographe. Roiseau ? Moiseau ? Enfin, un nom qui ne disait rien à personne et que Vassilievsky n'avait pas encore associé à quoi que ce soit. Un drôle de type, de toute façon.
Quai Godefroid Kurth.
Vassilievsky avait pris sa vitesse de croisière. Manteau flottant derrière lui, chemise ouverte de quatre boutons dévoilant une poitrine maigre et maigrement poilue de quelques fils gris, chaussures pointues fendant une petite bise de printemps de six bons kilomètres par heures d'une allure à l'air déterminé.
- Vas-y Vassy ! pensait-il. Tu sais...
Il y avait quelque chose au sujet du photographe. Un fort petit "quelque chose", mais qui n'en existait pas moins, épine dans son pied de commissaire qu'il lui fallait ôter au plus vite.
Vassilievsky mettait autant d'amplitude dans ses pas qu'il ressentait d'urgence à trouver. Trouver quoi ? Il ne savait pas encore, ne saurait pas avant d'avoir trouvé justement. Mais l'urgence était bel et bien là, le taraudant comme la douleur sourde d'une dent qu'on vient d'ôter.
- C'est pelant, pensa-t-il.
Et il s'arrêta brusquement, tentant de saisir l'idée, l'illumination qui venait de stopper sa course avec une brutalité si inattendue qu'il manqua de s'étaler de toute sa longitude sur le trottoir. Mais non. Trop tard.
- Merde ! Merde et merde !
L'idée était partie, envolée, à nouveau aussi lointaine que si elle n'avait jamais existé. Ne laissant derrière elle que l'écueil d'un mot : pelant. Un mot sur lequel il ne devait pas, surtout pas, laisser son esprit se reposer. Un leurre. Pas plus. Une flaque de lumière qui attire l'oeil, mais qui le détourne de ce qui rôde là, dans les ténèbres qui l'environnent.
Revenir au centre. Au calendrier, au photographe.
Vassilievsky avait repris son voyage.
Pont Saint-Léonard, Rue Hors-Château.
Le photographe avait eu quelque chose d'étrange. Mais quoi ? Le commissaire n'avait fait que l'entrevoir, comme il ne faisait qu'entrevoir la plupart des gens, du coin de l'oeil, sans s'y arrêter, laissant sa mémoire, son inconscient ou son inconscience enregistrer des éléments que sa mémoire ne lui rappelait qu'au moment où il en avait besoin.
- Sauf aujourd'hui, nom de dieu !
Un petit bonhomme tout rond, et poilu comme il n'est plus permis de l'être depuis que le mouvement hippie a accouché d'une génération d'hommes d'affaires insensibles et cruels.
Poilu ? Etait-il poilu ? Vassilievsky s'en étonnait soudain. Pourquoi "poilu" ? Il lui semblait au contraire que...
Place Saint-Lambert. Il s'en souvenait autrement. Il y avait bien quelque chose en rapport avec l'invraisemblable barbe de cet homme (comment s'appelait-il déjà ? Roseau ?). Le commissaire tentait de revenir sur le moment précis où l'homme était entré dans leur bureau. Quelle était l'impression ? Le sentiment diffus qui l'avait saisit alors ?
- Il était gêné...
Mais bon nombre de gens sont gênés lorsqu'ils pénètrent dans les locaux de la police. La plupart d'entre eux même. Alors quoi ?
- Il était gêné par autre chose...
Ce qui n'était pas moins étrange. Par quoi pouvait-il être gêné ?
La course du commissaire s'est ralentie au niveau du boulevard de la Sauveniere, presque en face de la piscine.
- il y avait eu un geste, infime, d'une étrange discrétion, un mouvement de la main droite vers son visage.
Vassilievsky a traversé la rue, pris la galerie qui mène vers le cinéma. Il a peut-être l'intention de s'y arrêter ? Mais il n'a pas l'occasion d'aller jusque là. Dans la soudaine fraîcheur de la petite galerie, il s'arrête. Le décor est presque hollywoodien, faste marbré, nuit américaine, il s'est arrêté entre deux salon de coiffure. Chez Carmen, chez Franco. Vielles dames à cheveux bleutés dans le premier, vieux beaux aux ondulations blanc-sale dans le second. Et postiches.
- Bordel !
La barbe invraisemblable du photographe était un postiche. Vassilievsky revoyait le mouvement d'une main droite repoussant une touffe contre la tempe, comme s'il craignait qu'elle ne se décolle. Et juste derrière, le nouveau, comment s'appelait-il déjà ? Le rosé de service qui était devenu plus rosé que jamais à cet instant précis. Lui aussi l'avait vu.
- Il sait qui c'est ! Voilà ce qui ne va pas !
Dans une de ses poches, le commissaire est certain de trouver un téléphone. Un petit objet rose, trop petit pour ses mains trop grandes, si petit qu'il peine à le trouver, le trouve finalement, après fouille en règle des quatorze poches dont il dispose (c'est fou le nombre de poches qu'on peut avoir et le nombre de choses qu'on y dépose en attente d'être utiles).
Ses doigts glissent sur les touches. Il y a urgence, maintenant, il le sait comme une évidence, même s'il ne sait pas pourquoi. Le danger est là, à quelques secondes près, mais le téléphone, ce foutu téléphone, ne veut pas fonctionner.
- Pas de réseau. Cinéma. Normal.
Presque courant maintenant, un grand homme en vêtements flottant plus débraillé que jamais, Vassilievsky traverse la cour, puis le hall d'entrée du cinéma, le doigt pressant la touche de rappel automatique, jusqu'à la place Neujean. Puis enfin, la sonnerie.
- Pousseur...
- Albert, le petit ? Le petit nouveau ?
- Lagarde ?
- Oui, Lagarde, il est là ? Il est au bureau ?
Quelques secondes, incompressibles, que le commissaire sent au fond de son estomac être des secondes de trop, les quelques parcelles de temps qui séparent la banalité du drame.
- 'tendez...
Son intuition pulse au niveau de son estomac. Il voudrait bousculer Albert, mais cela ne servirait à rien, qu'à provoquer une question, un nouvel arrêt du temps qui presse. Qui presse tellement.
- Non... C'est drôle que vous appeliez, parce qu'il vient juste de...
Vassilievsky revoit la scène. Se la repasse, mauvais film, saccadé, amateur et crû.
Le photographe entre. Sa main qui remonte vers la joue. Le petit rosé de service a un regard stupéfait. Puis un geste. Une main descendue vers son ceinturon,
Vers son arme !
Mais il ne porte pas son arme au bureau...
- Cours lui après ! On l'arrête ! On l'arrête tout de suite !
Le ton du commissaire est celui du commandement. Ferme. Sans place pour la réplique. Rarissime.
Mais il sait déjà qu'il est trop tard. C'est une évidence si forte que le commissaire fait demi-tour, lentement, il semble tourner sur lui-même, toupie hasardeuse qui va s'échouer à la terrasse du café des artistes, l'oeil perdu dans la foule printanière qui s'échappe des bureaux.
Lagarde. C'est Lagarde qu'il s'appelle. Comme la colère ou la vengeance, parce qu'on la garde.
Plus tard, dans un dossier clos seront remisés tous les éléments de l'affaire Lagarde. Une petite soeur, abusée à douze ans par un homme (Foiseau ?), photographe dans les écoles. Un grand frère à peine plus âgé qui le voit, qui imprègne sa mémoire des détails les plus infimes de ce visage qui symbolise toute l'horreur d'un monde qui est devenu rouge sang. Un gamin qui grandit avec le rouge aux joues, au front, comme une rage inexprimée, cendre froide sous laquelle couve la braise.
Puis le hasard. L'idée du calendrier, l'arrivée du photographe.
Une bonne idée, pourtant. Lagarde voulait être le mois de décembre.
J'ai toujours trop chaud en été, disait-il.