— On va tout reprendre.
— Depuis le début ?
— Depuis le début, oui...
Je me suis calé contre le dossier de ma chaise, me suis raclé la gorge et puis j'ai soupiré, discrètement
... [+]
Ponctuelle, à onze heures précises, se présente pour le brunch du dimanche matin une vielle dame à la permanente impeccablement maintenue. Maquillée avec soin jusqu’au bout des ongles, elle tient par la main un homme, qui doit être au mitan de la quarantaine. Avec résolution, elle se dirige vers le fond de la salle jusqu’à une table pour deux, située à l’écart. A chacun de ses pas, l’embaume une forte odeur d’eau de Cologne, qui fait éternuer son compagnon.
L’homme qui l’accompagne claudique. Une atrophie de la hanche ou quelque chose du genre, c’est impressionnant comment il tangue du bassin. Presque comique ce dandinement. Quand, lâchant la main de sa chaperonne, il se hasarde à quelques pas seul, ses hanches balancent encore plus fortement. Avec ses bras qui moulinent dans l’air pour garder l’équilibre, il occupe tout l’espace.
Lorsque je l’ai vu la première fois, je n’ai pas pu m’empêcher de rire. La patronne m’a toisé du regard, je me suis arrêté aussitôt. Pas facile pourtant de se retenir. Surtout que, en sus, il cause ! Il commente tout ce qu’il voit, le moindre de ses faits et gestes. D’une voix nasillarde, il s’extasie de chaque met, jappe à la vue d’un verre du jus d’orange fraîchement pressé.
Ensemble, ils font le tour du buffet. Une assiette dans chaque main, elle les remplit de ce qui lui désigne du doigt. Autant c’est un vrai moulin à paroles, autant elle reste silencieuse, indifférente aux démonstrations de l’homme, qui applaudit des deux mains quand ils ont fini leur tour, prêts à regagner leur table. Du menton lui coule de la bave. Je garde un œil sur lui, car je ne voudrais pas qu’il macule les plats, ça dégoûterait les autres convives. Pressentant une catastrophe, je bondis et me plante devant lui. D’une voix courtoise mais ferme, je lui demande de faire plus attention. Il redresse la tête, qu’il tourne vers moi pour me scruter, des pieds à la tête. J’ai de beaux cheveux, sourit-il, peut-il les toucher ? Je n’ai pas le temps de m’offusquer que la dame, sans un mot, s’interpose entre nous et le pousse du coude.
Je travaille dans cette brasserie les week-ends, plus des extras, une à deux fois dans la semaine. Je finance ainsi le loyer de mon studio d’étudiante. Autrement, juste avec la bourse, je ne m’en sortirai pas. J’ai fait le tour des bars et restaurants du centre-ville à la quête d’une place. Bien que sans expérience, la patronne a bien voulu m’engager. Seule condition, ne pas être déclarée. J’ai dit oui, je n’avais pas d’autres propositions de toute façon.
La chef n’est pas commode, mais la paie est bonne, sans compter qu’elle me glisse dans la paume quelques billets, si le chiffre du jour a été suffisamment bon. Elle s’intéresse un peu à moi aussi, me demande comment se passe mes études, à quoi je me destine. La vérité, c’est que je n’ai pas d’idée pour la suite. Je ne me sens pas prête pour la vie active, alors, une fois mes études achevées, je lui ai proposé de me garder, si elle avait besoin de moi et qu’elle déclarait une partie de mes heures. Après plusieurs jours de réflexion, elle a accepté de me prolonger. J’ai reçu mon premier bulletin de paie. Du provisoire qui dure. Près d’un an que je suis diplômée et je suis encore ici.
Mes parents me répètent que je ne dois pas m’en contenter. Leurs sermons m’agacent, même si, au fond, je sais qu’ils ont raison. Je n’ai pas fait des études pour être serveuse. N’empêche, j’aime bien cet endroit, je m’y suis attachée. Je reconnais certains clients, quelques-uns m’appellent par mon prénom. Un ou deux on déjà essayé de me draguer. Avec l’un, j’ai failli me laisser tenter. Le lieu est fréquenté par des habitués, dont ce couple drôlement assorti, une mère âgée et son fils de quarante ans et des poussières.
Je sais que c’est son fils car, une fois, je l’ai surpris en train de l’appeler maman. Elle est au petit soin avec lui, quand elle ne le gronde pas. Elle lui intime de ne pas manger la bouche ouverte. Il s’exécute mais, dès la bouchée suivante, il recommence à mastiquer mâchoires béantes. Je trouve ça écœurant, alors qu’elle ne doit plus y prêter attention, puisqu’elle continue à manger en lui répétant, sans s’énerver, de la fermer. Il postillonne, projette des morceaux d’aliments sur la nappe, il n’arrête jamais de parler. Il parle fort, feuilletonne ce qu’il mange et les gens alentour.
Certains se retournent, quelques-uns font mine d’être offensés, la plupart feignent de n’avoir rien entendu. Ce qu’il dit n’est jamais méchant, toujours factuel. Une grosse dame entre, un enfant pleure, la serveuse a de beaux cheveux, en me pointant du doigt. Sa mère ne lui adresse la parole que pour lui demander de ne pas s’avachir ou savoir s’il a encore faim.
Je les avais repérés dès leur première visite, on est obligé de les remarquer. A force de les voir, dimanche après dimanche, j’ai développé une sorte de tendresse pour la maman et son fiston. Ce n’est sans doute pas le bon mot, peut-être s’agit-il plutôt de compassion. J’essaie d’imaginer leur vie. Ils regardent la télévision côte à côte, elle silencieuse, sa voix à lui couvrant le son pourtant poussé à son maximum, les voisins s’en plaignent. Les jours se ressemblent, sans beaucoup de distractions. Venir ici, en toute saison, voilà leur sage petite folie.
On les regarde, ils sont voyants, elle le sait, a l’habitude depuis le temps. Elle les voit ces paires d’yeux qui les fixent, elle entend les messes basses qui bruissent. Chaque dimanche, ils reviennent, restent une heure, repartent.
Aujourd’hui, onze heures. Ponctuelle, coiffée, maquillée, parfumée, tirée à quatre épingles, seule.
L’homme qui l’accompagne claudique. Une atrophie de la hanche ou quelque chose du genre, c’est impressionnant comment il tangue du bassin. Presque comique ce dandinement. Quand, lâchant la main de sa chaperonne, il se hasarde à quelques pas seul, ses hanches balancent encore plus fortement. Avec ses bras qui moulinent dans l’air pour garder l’équilibre, il occupe tout l’espace.
Lorsque je l’ai vu la première fois, je n’ai pas pu m’empêcher de rire. La patronne m’a toisé du regard, je me suis arrêté aussitôt. Pas facile pourtant de se retenir. Surtout que, en sus, il cause ! Il commente tout ce qu’il voit, le moindre de ses faits et gestes. D’une voix nasillarde, il s’extasie de chaque met, jappe à la vue d’un verre du jus d’orange fraîchement pressé.
Ensemble, ils font le tour du buffet. Une assiette dans chaque main, elle les remplit de ce qui lui désigne du doigt. Autant c’est un vrai moulin à paroles, autant elle reste silencieuse, indifférente aux démonstrations de l’homme, qui applaudit des deux mains quand ils ont fini leur tour, prêts à regagner leur table. Du menton lui coule de la bave. Je garde un œil sur lui, car je ne voudrais pas qu’il macule les plats, ça dégoûterait les autres convives. Pressentant une catastrophe, je bondis et me plante devant lui. D’une voix courtoise mais ferme, je lui demande de faire plus attention. Il redresse la tête, qu’il tourne vers moi pour me scruter, des pieds à la tête. J’ai de beaux cheveux, sourit-il, peut-il les toucher ? Je n’ai pas le temps de m’offusquer que la dame, sans un mot, s’interpose entre nous et le pousse du coude.
Je travaille dans cette brasserie les week-ends, plus des extras, une à deux fois dans la semaine. Je finance ainsi le loyer de mon studio d’étudiante. Autrement, juste avec la bourse, je ne m’en sortirai pas. J’ai fait le tour des bars et restaurants du centre-ville à la quête d’une place. Bien que sans expérience, la patronne a bien voulu m’engager. Seule condition, ne pas être déclarée. J’ai dit oui, je n’avais pas d’autres propositions de toute façon.
La chef n’est pas commode, mais la paie est bonne, sans compter qu’elle me glisse dans la paume quelques billets, si le chiffre du jour a été suffisamment bon. Elle s’intéresse un peu à moi aussi, me demande comment se passe mes études, à quoi je me destine. La vérité, c’est que je n’ai pas d’idée pour la suite. Je ne me sens pas prête pour la vie active, alors, une fois mes études achevées, je lui ai proposé de me garder, si elle avait besoin de moi et qu’elle déclarait une partie de mes heures. Après plusieurs jours de réflexion, elle a accepté de me prolonger. J’ai reçu mon premier bulletin de paie. Du provisoire qui dure. Près d’un an que je suis diplômée et je suis encore ici.
Mes parents me répètent que je ne dois pas m’en contenter. Leurs sermons m’agacent, même si, au fond, je sais qu’ils ont raison. Je n’ai pas fait des études pour être serveuse. N’empêche, j’aime bien cet endroit, je m’y suis attachée. Je reconnais certains clients, quelques-uns m’appellent par mon prénom. Un ou deux on déjà essayé de me draguer. Avec l’un, j’ai failli me laisser tenter. Le lieu est fréquenté par des habitués, dont ce couple drôlement assorti, une mère âgée et son fils de quarante ans et des poussières.
Je sais que c’est son fils car, une fois, je l’ai surpris en train de l’appeler maman. Elle est au petit soin avec lui, quand elle ne le gronde pas. Elle lui intime de ne pas manger la bouche ouverte. Il s’exécute mais, dès la bouchée suivante, il recommence à mastiquer mâchoires béantes. Je trouve ça écœurant, alors qu’elle ne doit plus y prêter attention, puisqu’elle continue à manger en lui répétant, sans s’énerver, de la fermer. Il postillonne, projette des morceaux d’aliments sur la nappe, il n’arrête jamais de parler. Il parle fort, feuilletonne ce qu’il mange et les gens alentour.
Certains se retournent, quelques-uns font mine d’être offensés, la plupart feignent de n’avoir rien entendu. Ce qu’il dit n’est jamais méchant, toujours factuel. Une grosse dame entre, un enfant pleure, la serveuse a de beaux cheveux, en me pointant du doigt. Sa mère ne lui adresse la parole que pour lui demander de ne pas s’avachir ou savoir s’il a encore faim.
Je les avais repérés dès leur première visite, on est obligé de les remarquer. A force de les voir, dimanche après dimanche, j’ai développé une sorte de tendresse pour la maman et son fiston. Ce n’est sans doute pas le bon mot, peut-être s’agit-il plutôt de compassion. J’essaie d’imaginer leur vie. Ils regardent la télévision côte à côte, elle silencieuse, sa voix à lui couvrant le son pourtant poussé à son maximum, les voisins s’en plaignent. Les jours se ressemblent, sans beaucoup de distractions. Venir ici, en toute saison, voilà leur sage petite folie.
On les regarde, ils sont voyants, elle le sait, a l’habitude depuis le temps. Elle les voit ces paires d’yeux qui les fixent, elle entend les messes basses qui bruissent. Chaque dimanche, ils reviennent, restent une heure, repartent.
Aujourd’hui, onze heures. Ponctuelle, coiffée, maquillée, parfumée, tirée à quatre épingles, seule.