6h14 du matin. Stéphane est tiré de son sommeil par la sonnerie de son téléphone portable. Sur l’écran clignote le nom d’Alex, son coéquipier. Alors que sa femme, allongée à côté de ... [+]
- Mamé est partie.
Mon père me l'annonce, les yeux rougis. Partie, comme si elle était allée faire des courses. Partie, comme elle avait décidé de commencer un tour du monde pour revenir avec un tas d'anecdotes à raconter. Après la vague de tristesse qui me submerge, ce mot « partie » inonde mon être de colère et d'amertume. À quatorze ans, on aurait pu m'épargner les euphémismes. Surtout que cette expression, à mes yeux, n'en représente pas vraiment un.
Plus tard, je comprendrai que Papa éprouvait de la peine à mettre des mots sur la mort, sur cette idée de fin, et surtout à décrire le terme de l'existence de sa mère. Mamé était si lumineuse qu'il est difficile de croire qu'elle se soit éteinte. Si pleine de vie qu'il est inimaginable de comprendre qu'on allait devoir se passer de toute cette joie.
Au décès d'un être cher, chacun, pratiquant ou non une religion, espère toujours qu'il existe un endroit magique où une partie de la personne disparue subsiste. Cruelle est l'incertitude autour de cette idée. Aussi, je saisirai plus tard pourquoi il avait préféré « partie » à « morte ».
Les obsèques sont rapidement organisées. Mamé avait souvent dit qu'elle voulait quelque chose sans chichi.
- Ça sera déjà assez pénible comme çà ! Inutile de faire trainer les choses en longueur.
À l'entendre, ce serait elle qui serait la plus ennuyée de son propre enterrement.
Je ne m'attarde pas auprès d'elle avant la fermeture du cercueil. Ma mère, inquiète de ma réaction, me demande si je souhaite qu'on me laisse seule avec elle. Mais non, vraiment, je n'en ressens pas le besoin. Pour la simple et bonne raison que je reconnais à peine la personne qui git là.
Une quinzaine de jours après ça, j'accompagne mes parents pour le tri des affaires de ma grand-mère. Papa et maman gèrent le rez-de-chaussée. Commençant par le salon, ils enlèvent la télévision, les fauteuils. Ma mission consiste à me rendre dans les chambres de l'étage et à retirer les vêtements, draps, serviettes des armoires. Tandis que je mets le tout dans des cartons, l'odeur de Mamé flotte dans les airs. Incomplète, mais suffisante pour me souvenir les moments où elle me prenait sur ses genoux.
- Fiona !
La voix de mon père me ramène dans le présent. Quand je le rejoins, il me tend une boite rectangulaire recouverte de velours noir et ceinte d'un ruban de la même couleur, auquel pend une étiquette à mon nom. Alors que je saisis le coffret, je m'aperçois de sa légèreté. Il est à peine plus long que ma main.
Je reste figée, indécise devant cette curieuse surprise. Noël est passé depuis deux mois, mon anniversaire aura lieu en septembre. Je demande :
- Qu'est-ce que c'est ?
- Je sais pas, répond mon père. C'était dans le grand buffet... Mamé ne m'a rien dit à ce sujet.
- Allez. Ouvre-le, m'encourage ma mère.
Je secoue la tête.
- Je préfère regarder au calme, à la maison.
- De toute façon, on va rentrer. On en a assez fait pour aujourd'hui et j'ai mal partout.
Sur le trajet du retour, je garde mon mystérieux cadeau bien serré entre mes mains. Au fond de moi, j'imagine, en ce présent, une sorte de message.
Une fois arrivée, à la maison, je me précipite dans ma chambre et ferme ma porte à clé. Mes doigts fébriles dénouent le ruban et ouvrent la boite. Et là, je le vois. Le bracelet de Mamé, avec sa chaine en argent dont les mailles retiennent les mêmes étranges breloques. Juste avant les obsèques, je l'avais cru perdu quand j'avais constaté qu'il n'était pas au bras de ma grand-mère. En effet, elle ne quittait ce bijou que très rarement. En le mettant, je remarque, avec surprise, qu'il est à ma taille, alors que le poignet de Mamé était plus épais que le mien. L'idée saugrenue que l'objet m'attendait me traverse l'esprit. Petite, je jouais avec les breloques chaque fois qu'elle me prenait dans ses bras. Plus tard, j'en triturais les mailles quand je me confiais à elle. Elle le portait comme un talisman. Il semblait lui donner de la force.
Un jour, pendant l'année de mes sept ans, alors que je me promenais avec elle dans la rue, notre chemin avait croisé celui de deux hommes en pleine dispute. Terrifiée, j'avais vu le premier saisir le deuxième par le col et le plaquer contre la façade d'une maison.
- Non, mais ça va pas ?
Mamé s'était interposée. Bien qu'elle fût beaucoup plus petite qu'eux, elle n'avait pas hésité une seule seconde. Entre les deux inconnus, la tension continuait à monter malgré les paroles lancées par ma grand-mère pour tenter de les raisonner. Elle avait alors fait quelque chose que je n'ai plus eu l'occasion d'assister plus tard.
Secouant le bras, elle avait fait sonner les unes contre les autres les breloques du bracelet sous une étrange rythmique. L'air avait fraichi. Je m'en souviens, car la chair de poule avait recouvert mes épaules alors que nous étions en plein été. Les deux hommes s'étaient figés. Le premier avait lâché le deuxième et ils s'étaient séparés en marmonnant. Une drôle de lueur illuminait le regard de Mamé et elle m'avait dit, tandis que je la dévisageais :
- Ça saute une génération...
- Quoi ?
Elle était revenue à elle et avait grommelé qu'on devait se dépêcher de rentrer.
De retour dans le présent, j'admire le bijou dont le métal se réchauffe contre la peau de mon bras. Je me sens moins perdue. Je ne peux pas nier que, depuis l'annonce du décès de Mamé par mon père, je me suis sentie incomplète. Mais à présent, quelque chose semble être de nouveau là. Une sorte d'électricité investit ma chambre. Une odeur diffuse flotte dans l'air, quelque chose qui se rapproche du parfum de Mamé. Une ombre furtive traverse la pièce avant de s'évaporer. Ma porte se déverrouille d'elle-même dans un soupir.
Mon père m'avait dit que ma grand-mère était partie, mais il ne savait pas réellement de quoi il parlait, n'avait pas la moindre idée de l'étendue de ses secrets.
Mon père me l'annonce, les yeux rougis. Partie, comme si elle était allée faire des courses. Partie, comme elle avait décidé de commencer un tour du monde pour revenir avec un tas d'anecdotes à raconter. Après la vague de tristesse qui me submerge, ce mot « partie » inonde mon être de colère et d'amertume. À quatorze ans, on aurait pu m'épargner les euphémismes. Surtout que cette expression, à mes yeux, n'en représente pas vraiment un.
Plus tard, je comprendrai que Papa éprouvait de la peine à mettre des mots sur la mort, sur cette idée de fin, et surtout à décrire le terme de l'existence de sa mère. Mamé était si lumineuse qu'il est difficile de croire qu'elle se soit éteinte. Si pleine de vie qu'il est inimaginable de comprendre qu'on allait devoir se passer de toute cette joie.
Au décès d'un être cher, chacun, pratiquant ou non une religion, espère toujours qu'il existe un endroit magique où une partie de la personne disparue subsiste. Cruelle est l'incertitude autour de cette idée. Aussi, je saisirai plus tard pourquoi il avait préféré « partie » à « morte ».
Les obsèques sont rapidement organisées. Mamé avait souvent dit qu'elle voulait quelque chose sans chichi.
- Ça sera déjà assez pénible comme çà ! Inutile de faire trainer les choses en longueur.
À l'entendre, ce serait elle qui serait la plus ennuyée de son propre enterrement.
Je ne m'attarde pas auprès d'elle avant la fermeture du cercueil. Ma mère, inquiète de ma réaction, me demande si je souhaite qu'on me laisse seule avec elle. Mais non, vraiment, je n'en ressens pas le besoin. Pour la simple et bonne raison que je reconnais à peine la personne qui git là.
Une quinzaine de jours après ça, j'accompagne mes parents pour le tri des affaires de ma grand-mère. Papa et maman gèrent le rez-de-chaussée. Commençant par le salon, ils enlèvent la télévision, les fauteuils. Ma mission consiste à me rendre dans les chambres de l'étage et à retirer les vêtements, draps, serviettes des armoires. Tandis que je mets le tout dans des cartons, l'odeur de Mamé flotte dans les airs. Incomplète, mais suffisante pour me souvenir les moments où elle me prenait sur ses genoux.
- Fiona !
La voix de mon père me ramène dans le présent. Quand je le rejoins, il me tend une boite rectangulaire recouverte de velours noir et ceinte d'un ruban de la même couleur, auquel pend une étiquette à mon nom. Alors que je saisis le coffret, je m'aperçois de sa légèreté. Il est à peine plus long que ma main.
Je reste figée, indécise devant cette curieuse surprise. Noël est passé depuis deux mois, mon anniversaire aura lieu en septembre. Je demande :
- Qu'est-ce que c'est ?
- Je sais pas, répond mon père. C'était dans le grand buffet... Mamé ne m'a rien dit à ce sujet.
- Allez. Ouvre-le, m'encourage ma mère.
Je secoue la tête.
- Je préfère regarder au calme, à la maison.
- De toute façon, on va rentrer. On en a assez fait pour aujourd'hui et j'ai mal partout.
Sur le trajet du retour, je garde mon mystérieux cadeau bien serré entre mes mains. Au fond de moi, j'imagine, en ce présent, une sorte de message.
Une fois arrivée, à la maison, je me précipite dans ma chambre et ferme ma porte à clé. Mes doigts fébriles dénouent le ruban et ouvrent la boite. Et là, je le vois. Le bracelet de Mamé, avec sa chaine en argent dont les mailles retiennent les mêmes étranges breloques. Juste avant les obsèques, je l'avais cru perdu quand j'avais constaté qu'il n'était pas au bras de ma grand-mère. En effet, elle ne quittait ce bijou que très rarement. En le mettant, je remarque, avec surprise, qu'il est à ma taille, alors que le poignet de Mamé était plus épais que le mien. L'idée saugrenue que l'objet m'attendait me traverse l'esprit. Petite, je jouais avec les breloques chaque fois qu'elle me prenait dans ses bras. Plus tard, j'en triturais les mailles quand je me confiais à elle. Elle le portait comme un talisman. Il semblait lui donner de la force.
Un jour, pendant l'année de mes sept ans, alors que je me promenais avec elle dans la rue, notre chemin avait croisé celui de deux hommes en pleine dispute. Terrifiée, j'avais vu le premier saisir le deuxième par le col et le plaquer contre la façade d'une maison.
- Non, mais ça va pas ?
Mamé s'était interposée. Bien qu'elle fût beaucoup plus petite qu'eux, elle n'avait pas hésité une seule seconde. Entre les deux inconnus, la tension continuait à monter malgré les paroles lancées par ma grand-mère pour tenter de les raisonner. Elle avait alors fait quelque chose que je n'ai plus eu l'occasion d'assister plus tard.
Secouant le bras, elle avait fait sonner les unes contre les autres les breloques du bracelet sous une étrange rythmique. L'air avait fraichi. Je m'en souviens, car la chair de poule avait recouvert mes épaules alors que nous étions en plein été. Les deux hommes s'étaient figés. Le premier avait lâché le deuxième et ils s'étaient séparés en marmonnant. Une drôle de lueur illuminait le regard de Mamé et elle m'avait dit, tandis que je la dévisageais :
- Ça saute une génération...
- Quoi ?
Elle était revenue à elle et avait grommelé qu'on devait se dépêcher de rentrer.
De retour dans le présent, j'admire le bijou dont le métal se réchauffe contre la peau de mon bras. Je me sens moins perdue. Je ne peux pas nier que, depuis l'annonce du décès de Mamé par mon père, je me suis sentie incomplète. Mais à présent, quelque chose semble être de nouveau là. Une sorte d'électricité investit ma chambre. Une odeur diffuse flotte dans l'air, quelque chose qui se rapproche du parfum de Mamé. Une ombre furtive traverse la pièce avant de s'évaporer. Ma porte se déverrouille d'elle-même dans un soupir.
Mon père m'avait dit que ma grand-mère était partie, mais il ne savait pas réellement de quoi il parlait, n'avait pas la moindre idée de l'étendue de ses secrets.