Diez et moi

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Bancal c'est pas grave, bancal c'est très bien !

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Le mardi avec Diez, c'est le jour de glandage assumé et glorifié, notre dimanche : le jour des colocs ! Le reste de la semaine, on a chacun notre routine. Elle est graphiste au chômage – non, on dit freelance – et suit une formation de couture. Moi je suis vendeuse en pâtisserie. À défaut de pouvoir fabriquer, je vends.

Parfois, on fait la grasse matinée – ça dépend des frasques de la veille – puis on prend un brunch gras pour rester dans la thématique du début. Aujourd'hui n'y échappe pas.

Je suis une lève-tôt de nature. Mais les embuscades de mon lit me corrompent de temps en temps. Diezel, elle a presque toujours un truc qui dort chez elle. Hier encore, elle prétextait ne pas pouvoir sortir la poubelle de suite : « Attends, je peux pas marcher, mon pied dort, ah... Mais tu sais pas ce que c'est ou quoi ? C'est pas drôle, rigole p... Attends, là y a les fourmis, c'est bientôt que mon pied revient... aaah ! »
Avec ses jambes vertigineuses, j'aurais peur de tomber moi. Elle me dit souvent : « J'aurais pu faire cintre tu sais, comme métier, c'est un boulot de merde, mais c'est vachement bien payé ! » 

Histoire de combler ma frustration de la semaine, le mardi je cuisine. Ça tombe bien, ma grasse mat' est bien plus svelte que la sienne. Diez dort encore profondément, car le robot qui tourne, ajouté à la machine à laver qui fait un boucan, ne la font pas même sourciller. Une petite heure s'écoule, le temps que je m'affaire aux fours et au moulin.

Ce qui réveille la marmotte, c'est l'odeur du cake au citron vert. Elle presse la poignée de la porte de sa chambre, les yeux à moitié clos, elle s'étire en laissant échapper un cri suraigu. Et comme à chaque fois qu'elle voit très bien ce que je fais, elle s'approche :
— Tu fais quoi ? Elle me demande avec le sourire du ventre qui a faim.
— Au menu d'aujourd'hui, cake au citron vert, jus d'orange Marque Repère mixé avec une banane, petit café, galette aux flocons d'avoine et noisettes tartinée de chocolat noir, petite salade de tomates, mâche et... ma spécialité !
— Ne me dis pas que...
— Si, si, ce sont bien eux ! (Et en imitant la voix de Cyril Lignac :) Des œufs brouillés aux restes poêlés !
— Sensationnel !
— C'est craquant, c'est croustillant, caoutchouteux...
— T'es dégueu !
— Délicieux ! Boucané frit et brèdes chouchou, y a pire quand même.
— Là oui, j'achète !

On passe à table au jardin, un petit carré de quinze mètres carrés, un luxe qu'on apprécie follement.

Entre les clopes et le vin qu'on ouvre parce qu'entre temps, il est quatorze heures déjà, le brunch s'étire jusqu'à ce qu'il soit l'heure où de toute façon on ne fera plus rien, alors autant se mater des programmes télé débiles qu'on regarde pas vraiment, mais qui nous font un bruit de fond. 
Je lui raconte les clients chelous, les habitués, ceux qui veulent toujours un truc gratuit, comme pour les féliciter d'acheter au magasin. Elle me montre ses croquis, m'explique ce qu'elle a appris, passepoil et point de bourdon. On dirait le titre d'un livre pour enfants, je lui dis. Et on digresse, on ouvre des parenthèses qu'on ne referme pas et qu'on rouvre. Parfois on se coupe la parole pour chanter ou imiter les pubs. C'est d'ailleurs une publicité qui lui a valu son petit nom Diezel, et une bonne série de fous rires, même encore des années après. C'est son arme quand j'ai pas le moral. Mais elle le fait souvent pour le plaisir. 

Elle s'approche, me regarde dans les yeux, les siens se marrent déjà.
« Dizol, youze wiz cochonne ». Sa tentative d'air lubrique se solde par un échec.

Du coup ça lui fait penser à son ex, elle me raconte les trucs bizarres, les coups foireux qu'on lui a faits. Et on rit encore. 
Il est bientôt l'heure qu'on prenne l'apéro du soir, même si c'est pas sérieux. 

Elle fait mine de se lever pour faire un truc important, tiens, débarrasser la table par exemple. En cours de route, elle s'immobilise quelques secondes avant de sourire :

— Ce que t'es con, quand même, mais je pourrais passer ma vie avec toi !

J'ignore pourquoi, mais cette phrase est un tremblement de terre. Je me prends en pleine face mes propres émotions, et c'est le grand bordel. Je vois qu'elle a vu, et que mon silence pèse plus lourd que tous les meubles de la maison. Plus lourd que toutes ces années d'amitié. Il faut que je parle, ce serait facile de dire « Ah ah ! À la vie à la mort ma chère amie. » Mais ces mots n'auraient pas de sens à cet instant. Elle a ouvert une brèche, une porte. Est-ce qu'elle en avait conscience ? Je crois pas non, c'est sûr que non. Et puis qu'est-ce qui m'arrive à moi, c'est ta pote, pose ton verre deux secondes, ressaisis-toi.

Je lui adresse un regard filant, comme les étoiles. Puis je baisse les yeux, et cherche une cigarette pour me donner consistance. 

Si tu lui dis rien, ma fille, te plains plus jamais, si tu dis rien maintenant, c'est fini. La brèche va se refermer et puis, qu'est-ce que tu racontes, Laure, y a pas de brèche, pas de portes, juste ta pote, ta coloc... ton binôme, ta partenaire, ton compagnon de vie, ta copilote de choc, ta confidente, le meilleur public à tes vannes douteuses, ta meilleure alliée au kem's, la bêta testeuse de tes essais en pâtisserie, la plus... Non, non tais-toi, Diez est ton amie... amie...

— Laure... ?

Dans sa voix, y a mon chaos qu'elle n'explique pas. 

Il faut répondre, vite, n'importe quoi !

J'écrase mon mégot dans le cendrier, j'allume la lumière dehors, et sur le ton le plus léger que je peux feindre :

— Oui, mademoiselle, je peux sortir les poubelles, y a rien qui dort chez moi !

Je mentais ouvertement. 

Pas de portes, pas de choix, pas vrai ?

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