Une fine pellicule de givre recouvre les plants de chou rabougris par l'hiver. Une lumière pâlotte effleure les mottes de terre. C'est un matin de décembre aux odeurs de neige, avec sa goutte au ... [+]
J'ai appris...
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Finaliste
Jury
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J'ai appris à marcher dans les pas de ma mère. Elle avançait vite. C'est qu'elle n'avait pas que ça à faire. Faire était son maître mot. Le mot de son maître, devrais-je dire. Faire à manger, faire le ménage, faire semblant, faire des mômes, battre le fer. Elle allait et venait constamment. Pareille à la mer qui gouverne ses marées, mue par l'horloge lunaire, elle traçait la route de ses cinq enfants. Moi je la suivais tant bien que mal en zigzaguant. Je tirai la langue, derrière elle. Ma langue maternelle. Nous venions d'un pays de figues et d'orangers, mais on nous appelait « les macaronis ». Les gens les plus sympas disaient « les ritals qui bossent dans les mines ». Au-dessus des galeries, j'avais commencé à découvrir des sentiers où les filles et les garçons se tenaient par la main. Marche droit ! hurlait mon père. Amère injonction. Ça n'a pas de sens de marcher droit quand les plus jolies fleurs se cachent dans les chemins de traverse. Il fallait que j'apprenne à tuer le père. J'avais d'abord pensé lui couper la langue pour ne plus souffrir de ses vociférations adjudantesques, mais c'eût été me couper de la mienne, de langue ; rester bouche cousue jusqu'à la fin de mes jours ou tenter de me frayer un chemin en pratiquant la langue des signes ou donner ma langue au chat. Non, trop peu pour moi. Je voulais donner un sens à cette route que je n'avais pas choisie et mettre de l'ordre dans mes paroles rafistolées.
Ainsi j'ai appris à composer. La musique de ma vie en somme. Comme la multitude d'oiseaux sur un fil s'accorde, en harmonie, j'ai tissé des mots aux grammaires improbables jusqu'à ce que ça sonne. Ding, ça a du sens. Ploc, ça ne veut rien dire. Heureusement, il y eut l'école avec ses devoirs, ses problèmes et ses solutions bienveillantes. Ma première maîtresse était belle, douce et intelligente, mais j'ai dû la quitter pour passer au cours élémentaire première année. Au fur et à mesure qu'elle traçait les lettres au tableau noir, il y avait, pour moi, de moins en moins de noir au tableau. Mon avenir s'éclaircissait. Une nouvelle langue venait à ma rencontre. J'ai d'abord eu du mal à la reconnaître. Puis petit à petit, nous nous sommes familiarisés. Il m'arrivait de la tirer par la veste : j'ai faim, donne-moi un morceau de ton vocabulaire, faut partager ! Quelqu'un m'a dit que je trouverais tout cela dans les livres, mais de livre, dans la maison de mes parents, je n'en ai jamais vu.
Finalement, j'ai appris à compter avant d'apprendre à lire, et ça, ce n'était pas une bonne idée. Pourquoi ? Parce que plus tard, pour écrire des poèmes à La Fanette, je fus bien emmerdé. Que de pauvreté dans les riches additions, les équations, adéquations et inéquations, les fractions, infractions et l'addition de nombres rationnels exprimés en notation fractionnaire. Leurs bons comptes font de bons ennemis, je n'aurai jamais le sens des affaires. 1, 2, 3 nous irons au bois, 4, 5, 6 cueillir des cerises. J'en ai dans mon jardin ! m'avait répondu la belle. Si j'avais d'abord appris le goût des livres, j'aurais mieux appris le goût de ses lèvres.
Le temps passant, j'arrivai à l'âge idéal pour devenir un tueur. Non, non, pas pour travailler à l'abattoir municipal, je parle d'un vrai tueur qui tue des hommes, des femmes et même des enfants qui sans ça risqueraient de mourir de faim. Alors on voulut m'apprendre la guéguerre. Quelle connerie. Le son du clairon un soir au fond d'un bois et la barque bascula. Hop, dans le bain avec armes et bagages. Marcher au pas, en file indienne, en troupeau, trop peu pour moi. Mes sœurs se moquaient de mon treillis trop grand. Je n'ai jamais possédé assez de violence pour en remplir mes poches, mais j'ai appris à boire d'un trait une canette de bière. Ça, ça vous plante un homme. Et ça pousse vite ces cons-là. Bien plus vite que les fruits de l'été... On me parlait de frontières à garder, à protéger, à défendre, alors que je n'avais que l'envie de les abattre ou de les traverser. Tu parles d'une affaire. Le général a dit qu'il n'y avait rien à faire avec un type comme ça. Juste bon à compter fleurette à une midinette sur le boulevard des anciens combattants. À vos ordres, mon général ! Je m'en fus de ce pas retrouver La Fanette, belle comme une fleur de caillou, qui m'attendait au pays breton. Et voilà comment une étrange fillette, qui n'avait connu ni exil ni voyage, mais connaissait tout des oiseaux de passage m'apprit que la plus belle chose à faire était de s'aimer à tort et à travers.
Ainsi j'ai appris à composer. La musique de ma vie en somme. Comme la multitude d'oiseaux sur un fil s'accorde, en harmonie, j'ai tissé des mots aux grammaires improbables jusqu'à ce que ça sonne. Ding, ça a du sens. Ploc, ça ne veut rien dire. Heureusement, il y eut l'école avec ses devoirs, ses problèmes et ses solutions bienveillantes. Ma première maîtresse était belle, douce et intelligente, mais j'ai dû la quitter pour passer au cours élémentaire première année. Au fur et à mesure qu'elle traçait les lettres au tableau noir, il y avait, pour moi, de moins en moins de noir au tableau. Mon avenir s'éclaircissait. Une nouvelle langue venait à ma rencontre. J'ai d'abord eu du mal à la reconnaître. Puis petit à petit, nous nous sommes familiarisés. Il m'arrivait de la tirer par la veste : j'ai faim, donne-moi un morceau de ton vocabulaire, faut partager ! Quelqu'un m'a dit que je trouverais tout cela dans les livres, mais de livre, dans la maison de mes parents, je n'en ai jamais vu.
Finalement, j'ai appris à compter avant d'apprendre à lire, et ça, ce n'était pas une bonne idée. Pourquoi ? Parce que plus tard, pour écrire des poèmes à La Fanette, je fus bien emmerdé. Que de pauvreté dans les riches additions, les équations, adéquations et inéquations, les fractions, infractions et l'addition de nombres rationnels exprimés en notation fractionnaire. Leurs bons comptes font de bons ennemis, je n'aurai jamais le sens des affaires. 1, 2, 3 nous irons au bois, 4, 5, 6 cueillir des cerises. J'en ai dans mon jardin ! m'avait répondu la belle. Si j'avais d'abord appris le goût des livres, j'aurais mieux appris le goût de ses lèvres.
Le temps passant, j'arrivai à l'âge idéal pour devenir un tueur. Non, non, pas pour travailler à l'abattoir municipal, je parle d'un vrai tueur qui tue des hommes, des femmes et même des enfants qui sans ça risqueraient de mourir de faim. Alors on voulut m'apprendre la guéguerre. Quelle connerie. Le son du clairon un soir au fond d'un bois et la barque bascula. Hop, dans le bain avec armes et bagages. Marcher au pas, en file indienne, en troupeau, trop peu pour moi. Mes sœurs se moquaient de mon treillis trop grand. Je n'ai jamais possédé assez de violence pour en remplir mes poches, mais j'ai appris à boire d'un trait une canette de bière. Ça, ça vous plante un homme. Et ça pousse vite ces cons-là. Bien plus vite que les fruits de l'été... On me parlait de frontières à garder, à protéger, à défendre, alors que je n'avais que l'envie de les abattre ou de les traverser. Tu parles d'une affaire. Le général a dit qu'il n'y avait rien à faire avec un type comme ça. Juste bon à compter fleurette à une midinette sur le boulevard des anciens combattants. À vos ordres, mon général ! Je m'en fus de ce pas retrouver La Fanette, belle comme une fleur de caillou, qui m'attendait au pays breton. Et voilà comment une étrange fillette, qui n'avait connu ni exil ni voyage, mais connaissait tout des oiseaux de passage m'apprit que la plus belle chose à faire était de s'aimer à tort et à travers.

Pourquoi on a aimé ?
Le style vif et authentique de ce texte, tout en phrases courtes et expressions imagées, permet au lecteur de suivre le récit avec beaucoup
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Pourquoi on a aimé ?
Le style vif et authentique de ce texte, tout en phrases courtes et expressions imagées, permet au lecteur de suivre le récit avec beaucoup