Les deux silhouettes progressaient lentement sur la ligne de crête. Loin, très loin au-dessus de leurs têtes tournoyait un grand busard. L'oiseau perdit un peu d'altitude pour mieux distinguer les ... [+]
Je vivais alors dans un tuyau sous l'autoroute.
Attention, pas un de ces tuyaux humides, plein de boue et de vents mauvais. Le mien était propre, exposé plein sud, et il sentait bon le ciment sec. Il ne servait plus à rien, si tant est qu'il eût servi un jour.
De loin en loin, des rôdeuses traversaient les friches en contrebas, et montraient du doigt mon trou de hobbit sans jamais oser s'en approcher. Ma mauvaise réputation faisait office de talisman protecteur.
Diogène avait sa jarre en céramique, moi j'avais mon tube en béton. Mais contrairement à Diogène qui insultait les passants, je me faisais aussi discrète qu'une marmotte. C'était une habitude plus qu'une nécessité : depuis qu'il n'y avait plus d'hommes sur cette terre, à part les très convoités reproducteurs qu'on gardait soigneusement reclus dans les manastères, une femme seule comme moi ne craignait plus grand-chose. Certaines jouaient les cowboys virils, mais fort heureusement elles ne couraient pas les champs.
Bref. Un jour que je prenais le soleil, allongée sur l'asphalte défoncé de l'autoroute, j'entendis un bruit que je croyais disparu depuis longtemps : le vrombissement d'un avion.
Je plongeai aussitôt dans les fourrés de genêts qui proliféraient sur les accotements.
Levant les yeux, j'aperçus un coucou tout peinturluré qui planait dans ma direction. Pétaradant et crachotant sa fumée, il cherchait une section dégagée pour atterrir.
Le bitume était parsemé d'herbes folles et de chardons qui jaillissaient de la moindre fissure ; cependant, la route était encore utilisée par les marchandes et les messagères, aussi les dernières carcasses de véhicules avaient-elles été poussées sur le côté des décennies plus tôt.
Je vis l'engin se poser sans encombre et s'arrêter plus loin, près de la roselière qui occupait les anciens fossés de drainage.
En m'approchant, je pus admirer les entrelacs végétaux qui décoraient intégralement la carlingue et les ailes. Si le camouflage était l'effet recherché, cet avion avait plutôt sa place dans les ramures du haricot géant de Jack.
Soudain, son cockpit s'ouvrit comme une corolle, et une femme mince s'en extirpa. Ses cheveux blonds dépassaient de la coiffe en cuir vissée sur sa tête.
Une femme ! Bah oui... à quoi m'attendais-je ?
Pour dire vrai, je n'avais pas réfléchi à la question. Les vieux réflexes ont la peau dure, même après trente ans. Pour moi, un pilote c'était un homme. Avec ses galons, sa casquette et son menton en galoche. Et une grosse moustache, tant qu'à faire.
La pilote m'avait vue. Elle m'attendit les bras croisés, ou plutôt avec une main glissée sous sa veste entrouverte. Elle était très jeune, à peine la vingtaine.
Je m'arrêtai à quelques pas.
La jeune femme lorgna d'un air désapprobateur le pisse-debout qui pendouillait à ma ceinture. Apparemment, là d'où elle venait, on ne trimballait ce genre d'accessoire à la vue de toutes.
« Salut, fis-je en levant la main gauche à la manière des Citadines.
– Salut », me répondit-elle sans sortir sa main de sa veste. Au moins, elle parlait français. Je n'aurais pas été surprise de l'entendre s'exprimer en anglais. De l'autre côté de la Manche, les survivantes s'étaient reprises en main plus rapidement. Ainsi, on racontait qu'à Londres elles avaient remis en fonction des centrales électriques.
Je lui fis mon plus beau sourire, et je pris une voix exagérément aiguë pour lui demander :
« S'il vous plaît... dessine-moi un mouton ! »
Comme entrée en matière on pouvait mieux faire, mais je n'étais guère douée pour nouer des contacts ou les conserver. Après tout, je vivais dans un tuyau à l'écart de la société, car en vérité j'étais devenue misanthrope.
La pilote me regarda sans changer d'expression. Elle n'avait pas saisi la référence, ou bien... je me croyais trop maligne. J'essayai une autre approche.
« J'étais chauffeuse d'autobus, il y a une trentaine d'années. Je rêvais de piloter un petit avion, comme celui-ci. Ça ne doit pas être beaucoup plus difficile, non ?
La pilote décroisa enfin les bras. Elle tenait un revolver à la main droite.
- Vous avez des autobus ? me lança-t-elle. Sans pointer son arme vers moi, elle me signifiait clairement qu'elle mènerait la conversation. Mais il en fallait plus pour m'impressionner.
- J'ai dit "il y a trente ans". Donc avant que tu naisses, petite. Dans le Monde d'Avant ! Dis, tu pourrais pas rentrer ton jouet ? Ça me met mal à l'aise. »
Sans esquisser le moindre mouvement, la jeune femme continua à me fixer avec une attention teintée de mépris.
Je décrochai mon pisse-debout de ma ceinture et je le tins de la même manière qu'elle tenait son arme, à la James Bond.
« Comme ça on est à égalité. Eh, allez, détend-toi un peu ! »
Elle ne put réprimer un léger sourire. J'étais une Vieille, une des rares survivantes de la Grande Pandémie, et la jeunette me devait un minimum de respect. Comme si elle lisait dans mes pensées, elle rangea son arme dans une poche et me demanda :
« Est-ce bien Amiens, la cité que j'ai survolée de l'autre côté de la forêt ?
- Oui, enfin, ce qu'il en reste. Et toi, tu viens d'où comme ça, avec ton engin ? »
Au lieu de de me répondre, elle me mitrailla d'autres questions.
« Quel périmètre avez-vous restauré ? Avez-vous un manastère ? Combien d'hommes y vivent ?
- Holà ! Du calme ! Je veux bien te raconter tout ça... en échange d'un tour dans ce coucou. »
Pendant quelques secondes elle cligna des yeux, visiblement déstabilisée. Elle allait ouvrir la bouche quand un autre bruit de moteur nous fit tourner la tête de concert, telles deux mangoustes dans un reportage animalier. Cette fois, il s'agissait d'une automobile qui filait vers nous en soulevant la poussière. Des vigilantes de la Cité d'Amiens.
L'air contrarié, la jeune femme remonta aussitôt dans sa boîte en fer. Elle relança le moteur en deux temps trois mouvements, puis, après quelques instants de réflexion, elle me fit signe de la rejoindre.
Sans hésiter, j'escaladai le marchepied et me faufilai dans le cockpit vraiment exigu.
Je savais que je prenais un risque en me livrant ainsi à une "puissance étrangère" – car il s'agissait bien de cela. Des rumeurs parlaient d'escarmouches entre Cités restaurées, mais je m'en contrefichais, me considérant de nulle part. L'apprentie espionne pouvait venir de Reims ou de Rouen, ça m'était égal. Mon heure était peut-être arrivée, tout simplement.
La pilote mit les gaz, et l'avion s'élança droit vers l'automobile qui arrivait face à nous. Il était trop tard pour tenter un demi-tour.
Alors que la collision semblait inévitable, le fragile aéronef s'arracha enfin du sol, faisant danser les fougères et les bignones qui garnissaient les glissières de sécurité.
« Ouah !! »
Je riais comme une folle en tapant dans mes mains.
Au sol, les vigilantes sortirent de leur véhicule et nous regardèrent, impuissantes, prendre de la hauteur et virer vers le sud.
« C'est mon baptême de l'air ! » criai-je à l'oreille de la jeune femme devant moi.
C'était la stricte vérité. Dans le monde d'avant, je n'avais jamais ressenti le besoin de voyager très loin. Ça ne s'était pas arrangé après la Grande Pandémie qui faillit éradiquer notre espèce, en frappant particulièrement les mâles. L'inflation des distances avait rendu exotiques les régions voisines.
Je voyais maintenant un monde nouveau s'étaler à perte de vue sous mes pieds, dans un chatoiement de verts, de bruns et de gris.
À cinquante-cinq ans, la providence venait de me doter d'ailes. Qu'allait-il se passer ensuite ? J'eus une pensée pour mon tuyau, mes bibelots et mes fleurs semées patiemment sur le talus de l'autoroute. Je ne les reverrais probablement pas.
Je sentais toutes ces années de galère s'envoler dans les bourrasques, l'une après l'autre, comme une mue qui m'avait trop longtemps collée à l'âme.
Les larmes aux yeux, je compris alors que l'Humanité méritait une seconde chance, et que j'allais consacrer le restant de ma vie à la faire repousser. Il n'y pas de mauvaises herbes pour un bon jardinier.
Attention, pas un de ces tuyaux humides, plein de boue et de vents mauvais. Le mien était propre, exposé plein sud, et il sentait bon le ciment sec. Il ne servait plus à rien, si tant est qu'il eût servi un jour.
De loin en loin, des rôdeuses traversaient les friches en contrebas, et montraient du doigt mon trou de hobbit sans jamais oser s'en approcher. Ma mauvaise réputation faisait office de talisman protecteur.
Diogène avait sa jarre en céramique, moi j'avais mon tube en béton. Mais contrairement à Diogène qui insultait les passants, je me faisais aussi discrète qu'une marmotte. C'était une habitude plus qu'une nécessité : depuis qu'il n'y avait plus d'hommes sur cette terre, à part les très convoités reproducteurs qu'on gardait soigneusement reclus dans les manastères, une femme seule comme moi ne craignait plus grand-chose. Certaines jouaient les cowboys virils, mais fort heureusement elles ne couraient pas les champs.
Bref. Un jour que je prenais le soleil, allongée sur l'asphalte défoncé de l'autoroute, j'entendis un bruit que je croyais disparu depuis longtemps : le vrombissement d'un avion.
Je plongeai aussitôt dans les fourrés de genêts qui proliféraient sur les accotements.
Levant les yeux, j'aperçus un coucou tout peinturluré qui planait dans ma direction. Pétaradant et crachotant sa fumée, il cherchait une section dégagée pour atterrir.
Le bitume était parsemé d'herbes folles et de chardons qui jaillissaient de la moindre fissure ; cependant, la route était encore utilisée par les marchandes et les messagères, aussi les dernières carcasses de véhicules avaient-elles été poussées sur le côté des décennies plus tôt.
Je vis l'engin se poser sans encombre et s'arrêter plus loin, près de la roselière qui occupait les anciens fossés de drainage.
En m'approchant, je pus admirer les entrelacs végétaux qui décoraient intégralement la carlingue et les ailes. Si le camouflage était l'effet recherché, cet avion avait plutôt sa place dans les ramures du haricot géant de Jack.
Soudain, son cockpit s'ouvrit comme une corolle, et une femme mince s'en extirpa. Ses cheveux blonds dépassaient de la coiffe en cuir vissée sur sa tête.
Une femme ! Bah oui... à quoi m'attendais-je ?
Pour dire vrai, je n'avais pas réfléchi à la question. Les vieux réflexes ont la peau dure, même après trente ans. Pour moi, un pilote c'était un homme. Avec ses galons, sa casquette et son menton en galoche. Et une grosse moustache, tant qu'à faire.
La pilote m'avait vue. Elle m'attendit les bras croisés, ou plutôt avec une main glissée sous sa veste entrouverte. Elle était très jeune, à peine la vingtaine.
Je m'arrêtai à quelques pas.
La jeune femme lorgna d'un air désapprobateur le pisse-debout qui pendouillait à ma ceinture. Apparemment, là d'où elle venait, on ne trimballait ce genre d'accessoire à la vue de toutes.
« Salut, fis-je en levant la main gauche à la manière des Citadines.
– Salut », me répondit-elle sans sortir sa main de sa veste. Au moins, elle parlait français. Je n'aurais pas été surprise de l'entendre s'exprimer en anglais. De l'autre côté de la Manche, les survivantes s'étaient reprises en main plus rapidement. Ainsi, on racontait qu'à Londres elles avaient remis en fonction des centrales électriques.
Je lui fis mon plus beau sourire, et je pris une voix exagérément aiguë pour lui demander :
« S'il vous plaît... dessine-moi un mouton ! »
Comme entrée en matière on pouvait mieux faire, mais je n'étais guère douée pour nouer des contacts ou les conserver. Après tout, je vivais dans un tuyau à l'écart de la société, car en vérité j'étais devenue misanthrope.
La pilote me regarda sans changer d'expression. Elle n'avait pas saisi la référence, ou bien... je me croyais trop maligne. J'essayai une autre approche.
« J'étais chauffeuse d'autobus, il y a une trentaine d'années. Je rêvais de piloter un petit avion, comme celui-ci. Ça ne doit pas être beaucoup plus difficile, non ?
La pilote décroisa enfin les bras. Elle tenait un revolver à la main droite.
- Vous avez des autobus ? me lança-t-elle. Sans pointer son arme vers moi, elle me signifiait clairement qu'elle mènerait la conversation. Mais il en fallait plus pour m'impressionner.
- J'ai dit "il y a trente ans". Donc avant que tu naisses, petite. Dans le Monde d'Avant ! Dis, tu pourrais pas rentrer ton jouet ? Ça me met mal à l'aise. »
Sans esquisser le moindre mouvement, la jeune femme continua à me fixer avec une attention teintée de mépris.
Je décrochai mon pisse-debout de ma ceinture et je le tins de la même manière qu'elle tenait son arme, à la James Bond.
« Comme ça on est à égalité. Eh, allez, détend-toi un peu ! »
Elle ne put réprimer un léger sourire. J'étais une Vieille, une des rares survivantes de la Grande Pandémie, et la jeunette me devait un minimum de respect. Comme si elle lisait dans mes pensées, elle rangea son arme dans une poche et me demanda :
« Est-ce bien Amiens, la cité que j'ai survolée de l'autre côté de la forêt ?
- Oui, enfin, ce qu'il en reste. Et toi, tu viens d'où comme ça, avec ton engin ? »
Au lieu de de me répondre, elle me mitrailla d'autres questions.
« Quel périmètre avez-vous restauré ? Avez-vous un manastère ? Combien d'hommes y vivent ?
- Holà ! Du calme ! Je veux bien te raconter tout ça... en échange d'un tour dans ce coucou. »
Pendant quelques secondes elle cligna des yeux, visiblement déstabilisée. Elle allait ouvrir la bouche quand un autre bruit de moteur nous fit tourner la tête de concert, telles deux mangoustes dans un reportage animalier. Cette fois, il s'agissait d'une automobile qui filait vers nous en soulevant la poussière. Des vigilantes de la Cité d'Amiens.
L'air contrarié, la jeune femme remonta aussitôt dans sa boîte en fer. Elle relança le moteur en deux temps trois mouvements, puis, après quelques instants de réflexion, elle me fit signe de la rejoindre.
Sans hésiter, j'escaladai le marchepied et me faufilai dans le cockpit vraiment exigu.
Je savais que je prenais un risque en me livrant ainsi à une "puissance étrangère" – car il s'agissait bien de cela. Des rumeurs parlaient d'escarmouches entre Cités restaurées, mais je m'en contrefichais, me considérant de nulle part. L'apprentie espionne pouvait venir de Reims ou de Rouen, ça m'était égal. Mon heure était peut-être arrivée, tout simplement.
La pilote mit les gaz, et l'avion s'élança droit vers l'automobile qui arrivait face à nous. Il était trop tard pour tenter un demi-tour.
Alors que la collision semblait inévitable, le fragile aéronef s'arracha enfin du sol, faisant danser les fougères et les bignones qui garnissaient les glissières de sécurité.
« Ouah !! »
Je riais comme une folle en tapant dans mes mains.
Au sol, les vigilantes sortirent de leur véhicule et nous regardèrent, impuissantes, prendre de la hauteur et virer vers le sud.
« C'est mon baptême de l'air ! » criai-je à l'oreille de la jeune femme devant moi.
C'était la stricte vérité. Dans le monde d'avant, je n'avais jamais ressenti le besoin de voyager très loin. Ça ne s'était pas arrangé après la Grande Pandémie qui faillit éradiquer notre espèce, en frappant particulièrement les mâles. L'inflation des distances avait rendu exotiques les régions voisines.
Je voyais maintenant un monde nouveau s'étaler à perte de vue sous mes pieds, dans un chatoiement de verts, de bruns et de gris.
À cinquante-cinq ans, la providence venait de me doter d'ailes. Qu'allait-il se passer ensuite ? J'eus une pensée pour mon tuyau, mes bibelots et mes fleurs semées patiemment sur le talus de l'autoroute. Je ne les reverrais probablement pas.
Je sentais toutes ces années de galère s'envoler dans les bourrasques, l'une après l'autre, comme une mue qui m'avait trop longtemps collée à l'âme.
Les larmes aux yeux, je compris alors que l'Humanité méritait une seconde chance, et que j'allais consacrer le restant de ma vie à la faire repousser. Il n'y pas de mauvaises herbes pour un bon jardinier.
Si je suis courageux, je ferai de ce texte une très longue nouvelle hors Short (c'était d'ailleurs le but initial avant le concours "10 ans").
Je ne sais pas si c'est un juste retour des choses, disons que la roue tourne!
- Tu trembles, carcasse?
- Non, c'est l'hélice qui a du mal a démarrer...
Note d'espoir... bien!
Les deux femmes sont, chacune à sa façon, attachantes. Et ce monde post-apocalyptique sans hommes est bien campé, en seulement quelques lignes, comme si vous aviez déjà tout le plan d'un roman en tête.
Merci pour votre commentaire. Cette histoire se situe à la charnière d'une vie, et pour en respecter la symétrie on n'a aucune idée de ce qui va arriver aux protagonistes, tout comme on ne sait guère ce qui a transformé le monde en trente ans. L'essentiel étant que la femme "âgée" soit sortie de son tunnel pour prendre son envol dans un monde inconnu. Elle qui fut chenille en notre époque, puis chrysalide pendant 30 ans, elle a tout à découvrir.