Assis sur leur banc de bois, ils tournent tous la tête d'un même mouvement, pour regarder Maria se hâter vers la sortie. Elle est la première à sortir de l'église, en plein milieu de la ... [+]
De toutes les couleurs
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Eugène Trigoret était notaire dans une petite ville de province. Chaque matin, à huit heures, on pouvait le voir traverser la place des Châtaigniers, contourner l'Hôtel de Ville, et se diriger vers la rue de la Harpe où se dressait la haute bâtisse qui abritait l'étude. Depuis trois générations, la famille y officiait. Eugène sonnait, Adèle, la vieille servante, ouvrait la lourde porte de chêne et s'effaçait rapidement. Il s'arrêtait dans le grand vestibule où, devant le grand miroir, il réajustait sa cravate d'une couleur différente chaque jour, qu'il prenait soin d'assortir à ses chaussettes. Pour le reste, bien qu'un peu étriqué, son costume trois-pièces respectait les codes de sa profession.
Dans son bureau, bien que le portrait de Tancrède Trigoret à l'origine de l'étude occupât une place essentielle, ce qui attirait l'œil immédiatement était les nombreux dossiers rangés sur des étagères, tapissant la pièce, chacun d'une couleur différente allant du rouge cardinal au jaune safrané, sans oublier les bleus de Prusse et autres.
Un jour que Monsieur Puitrain, venu pour un acte d'acquisition, l'interrogeait sur cette particularité dans une étude de notaire, Eugène répondit avec coquetterie.
— Je n'aime pas la grisaille de l'administratif, notaire certes, mais artiste...
La réflexion fit le tour de la ville, mais on subodorait déjà quelque originalité chez le bonhomme.
Ce matin-là, comme tous les matins, quand à huit heures trente Adèle vint lui apporter son café parfumé à la vanille et qu'elle vit le dossier violet sombre au nom de Desmartins sur le bureau, elle grimaça.
— Faut pas vous attendre à une bonne matinée, Monsieur Eugène !
— Et pourquoi ça ?
— Paraît que le neveu de ce pauvre Monsieur Desmartins s'attend à hériter de tout.
— Et qu'est ce que vous savez des décisions du défunt ?
— Oh grand Dieu, rien, y a que vous qui le direz, mais vu qu'ils sont nombreux, faudrait pas que tout le monde s'énerve.
— Occupez vous donc du civet que vous m'avez promis pour le déjeuner, ma vieille Adèle, si un plombier venait à se mêler de vos fourneaux, je suis sûr que vous ne verriez pas cela d'un bon œil !
— Pour sûr ! Moi je disais ça pour vous.
Quand à dix heures la famille Desmartins au grand complet prit place dans le bureau pour entendre l'énoncé du testament, Eugène sentit tout de suite qu'Adèle était dans le vrai. Sigismond, le neveu venu de Paris tout exprès, semblait très agité.
— Ne perdons pas de temps, allons au fait.
Quand, à la lecture du texte, Sigismond comprit qu'il n'héritait de rien, il entra dans une colère que de mémoire de notaire, personne n'avait connue. La fille Desmartins, les frères, la sœur, eurent beau tenter d'apaiser sa fureur, rien n'y fit.
— M'ignorer, moi, alors que ce vieux fou n'a cessé de me demander conseil sur ses investissements chaque semaine que Dieu fait ! Quel culot ! Quand je pense qu'il venait jusqu'à Paris me soutirer des informations boursières et profiter de mes invitations dans les meilleurs restaurants ! Vieux bandit ! Ingrat ! Gougnafier !
À ces mots Eugène se leva, cravate vert anis de travers, la mèche blonde d'habitude ordonnée, en bataille.
— Pas d'insultes dans mon étude, Monsieur, respectez au moins la mémoire du défunt.
— Oh vous le perroquet, motus ! De toute façon, que pouvait-on attendre comme décision de ce vieux grippe-sous, conseillé par un énergumène comme vous, c'est quoi cette étude ? Vous vous prenez pour un marchand de couleurs ? Alors allez prendre boutique sur la place du marché et laissez vos concitoyens à l'abri de vos conseils d'hurluberlu. Je vous rends responsable de ce testament !
Les murs de la petite ville retentirent pendant bien des jours de cette histoire. Sur le parvis de l'église, chez le pâtissier, partout on se rapportait les insultes de Sigismond.
— Faut dire, a-t-on idée d'avoir des chaussettes ou des cravates bleu-turquoise ou vermillon ? Ça ne se fait pas pour un notaire, le grand-père Trigoret n'aurait jamais toléré ça dans son étude, puis il paraît que son bureau c'est comme un atelier de peintre tout bariolé, vous vous rappelez ce qu'il avait dit à Monsieur Puitrain : « Notaire, certes, mais artiste. » Il est quand même original le petit Trigoret, si c'est ça le monde moderne... Enfin, se faire traiter de perroquet ça doit pas être agréable pour un notaire... »
Eugène fut très contrarié par cette altercation, l'hiver arrivait et on le vit fermer l'étude plus tôt, à cinq heures à peine. Il faut dire que, peu à peu, sa charge de travail s'était allégée. Retraits de dossiers, clients suspicieux. Adèle s'inquiétait, il était silencieux, on sentait, dès le matin, qu'il n'attendait qu'une seule chose : rentrer chez lui.
Un dimanche, on ne le vit pas à l'église ; le lundi, les volets de l'étude restèrent fermés. Seule, Adèle continuait tête haute, coiffe et fichu soignés, à faire ses courses dans le village, ne répondant aux commères que par onomatopées. Tous les jours, elle cuisinait à l'étude, déposait un panier devant la porte de la maison d'Eugène, rassurée de voir que le lendemain le panier était reposé vide. Peut-être qu'après une telle histoire il avait simplement besoin de repos et de solitude, lassé des sarcasmes et des quolibets de la petite ville et, comme tout, cela finirait par rentrer dans l'ordre. Adèle se rassurait ainsi.
Un matin qu'elle s'apprêtait à repartir, panier déposé, elle s'aperçut que la porte de la maison était entrouverte. Elle n'avait jamais été conviée à pénétrer dans la maison d'Eugène. Elle hésita, puis intriguée, entra. L'entrée était accueillante et le grand salon ordonné et chaleureux. Eugéne Trigoret vivait seul, et avait toujours refusé une aide ménagère.
— Vous seriez surprise, Adèle, je m'en sors très bien tout seul, la maison n'est pas grande.
— Tout de même, ce n'est le rôle d'un notaire que de tenir sa maison !
— Vous seriez vraiment étonnée, Adèle, je fais bien d'autres choses encore.
À l'étage, elle entendait l'écoulement de l'eau dans la baignoire, il avait dû ouvrir la porte pour que le chat sorte dans le jardin et monter faire sa toilette. Dévorée de curiosité, elle avança dans le grand salon où deux portes fermées à petits carreaux voilés de dentelle s'ouvraient sur un bureau, elle avança, poussa les portes et ce qu'elle découvrit la laissa bouche bée.
Tous les murs de la pièce étaient tapissés d'écheveaux, de fils de coton accrochés à des clous et pendaient comme une foultitude de chevelures multicolores. L'organisation était impressionnante, les couleurs s'enchainaient en dégradés subtils, donnant à la petite pièce une atmosphère onirique. Ivoire, gorge de colombe, nacre, aurore, arc-en-ciel, rose, lever de soleil, rose poudré, rose pétale, améthyste, iris, aubergine. Les rouges ensanglantaient le haut de la cheminée. Rouge du Japon, de Chine, d'Égypte, cerise, bordeaux...
Les bleus nappaient un autre mur, de bleu d'Islande, nuage de pluie d'été, mouette, embrun, brume d'argent, cobalt, myosotis, qui glissaient doucement vers les verts émeraude, céladon,
eucalyptus, cyprès. Adèle était émerveillée devant ces pluies de couleurs vibrantes. Le sol jonché de tambours de couture de toutes les tailles, tendus de percale écrue, attendait la main qui les transpercerait de mille aiguillées. Devant la fenêtre, côté jardin, sur un fauteuil de velours, languissait une toile en cours à l'aiguille plantée, un paysage d'hiver aux tons de gris perle, d'ardoise et de noir brillant, d'une infinie douceur empreinte d'une mélancolie dont seule Adèle pouvait percevoir la profondeur.
Oui Eugène Trigoret brodait, comme un peintre ou un écrivain exerce son art, et Adèle se souvint de cette phrase rapportée dans le chaos des nombreux commérages que l'on attribuait à Eugéne :
« Notaire certes, mais artiste .»
Dans son bureau, bien que le portrait de Tancrède Trigoret à l'origine de l'étude occupât une place essentielle, ce qui attirait l'œil immédiatement était les nombreux dossiers rangés sur des étagères, tapissant la pièce, chacun d'une couleur différente allant du rouge cardinal au jaune safrané, sans oublier les bleus de Prusse et autres.
Un jour que Monsieur Puitrain, venu pour un acte d'acquisition, l'interrogeait sur cette particularité dans une étude de notaire, Eugène répondit avec coquetterie.
— Je n'aime pas la grisaille de l'administratif, notaire certes, mais artiste...
La réflexion fit le tour de la ville, mais on subodorait déjà quelque originalité chez le bonhomme.
Ce matin-là, comme tous les matins, quand à huit heures trente Adèle vint lui apporter son café parfumé à la vanille et qu'elle vit le dossier violet sombre au nom de Desmartins sur le bureau, elle grimaça.
— Faut pas vous attendre à une bonne matinée, Monsieur Eugène !
— Et pourquoi ça ?
— Paraît que le neveu de ce pauvre Monsieur Desmartins s'attend à hériter de tout.
— Et qu'est ce que vous savez des décisions du défunt ?
— Oh grand Dieu, rien, y a que vous qui le direz, mais vu qu'ils sont nombreux, faudrait pas que tout le monde s'énerve.
— Occupez vous donc du civet que vous m'avez promis pour le déjeuner, ma vieille Adèle, si un plombier venait à se mêler de vos fourneaux, je suis sûr que vous ne verriez pas cela d'un bon œil !
— Pour sûr ! Moi je disais ça pour vous.
Quand à dix heures la famille Desmartins au grand complet prit place dans le bureau pour entendre l'énoncé du testament, Eugène sentit tout de suite qu'Adèle était dans le vrai. Sigismond, le neveu venu de Paris tout exprès, semblait très agité.
— Ne perdons pas de temps, allons au fait.
Quand, à la lecture du texte, Sigismond comprit qu'il n'héritait de rien, il entra dans une colère que de mémoire de notaire, personne n'avait connue. La fille Desmartins, les frères, la sœur, eurent beau tenter d'apaiser sa fureur, rien n'y fit.
— M'ignorer, moi, alors que ce vieux fou n'a cessé de me demander conseil sur ses investissements chaque semaine que Dieu fait ! Quel culot ! Quand je pense qu'il venait jusqu'à Paris me soutirer des informations boursières et profiter de mes invitations dans les meilleurs restaurants ! Vieux bandit ! Ingrat ! Gougnafier !
À ces mots Eugène se leva, cravate vert anis de travers, la mèche blonde d'habitude ordonnée, en bataille.
— Pas d'insultes dans mon étude, Monsieur, respectez au moins la mémoire du défunt.
— Oh vous le perroquet, motus ! De toute façon, que pouvait-on attendre comme décision de ce vieux grippe-sous, conseillé par un énergumène comme vous, c'est quoi cette étude ? Vous vous prenez pour un marchand de couleurs ? Alors allez prendre boutique sur la place du marché et laissez vos concitoyens à l'abri de vos conseils d'hurluberlu. Je vous rends responsable de ce testament !
Les murs de la petite ville retentirent pendant bien des jours de cette histoire. Sur le parvis de l'église, chez le pâtissier, partout on se rapportait les insultes de Sigismond.
— Faut dire, a-t-on idée d'avoir des chaussettes ou des cravates bleu-turquoise ou vermillon ? Ça ne se fait pas pour un notaire, le grand-père Trigoret n'aurait jamais toléré ça dans son étude, puis il paraît que son bureau c'est comme un atelier de peintre tout bariolé, vous vous rappelez ce qu'il avait dit à Monsieur Puitrain : « Notaire, certes, mais artiste. » Il est quand même original le petit Trigoret, si c'est ça le monde moderne... Enfin, se faire traiter de perroquet ça doit pas être agréable pour un notaire... »
Eugène fut très contrarié par cette altercation, l'hiver arrivait et on le vit fermer l'étude plus tôt, à cinq heures à peine. Il faut dire que, peu à peu, sa charge de travail s'était allégée. Retraits de dossiers, clients suspicieux. Adèle s'inquiétait, il était silencieux, on sentait, dès le matin, qu'il n'attendait qu'une seule chose : rentrer chez lui.
Un dimanche, on ne le vit pas à l'église ; le lundi, les volets de l'étude restèrent fermés. Seule, Adèle continuait tête haute, coiffe et fichu soignés, à faire ses courses dans le village, ne répondant aux commères que par onomatopées. Tous les jours, elle cuisinait à l'étude, déposait un panier devant la porte de la maison d'Eugène, rassurée de voir que le lendemain le panier était reposé vide. Peut-être qu'après une telle histoire il avait simplement besoin de repos et de solitude, lassé des sarcasmes et des quolibets de la petite ville et, comme tout, cela finirait par rentrer dans l'ordre. Adèle se rassurait ainsi.
Un matin qu'elle s'apprêtait à repartir, panier déposé, elle s'aperçut que la porte de la maison était entrouverte. Elle n'avait jamais été conviée à pénétrer dans la maison d'Eugène. Elle hésita, puis intriguée, entra. L'entrée était accueillante et le grand salon ordonné et chaleureux. Eugéne Trigoret vivait seul, et avait toujours refusé une aide ménagère.
— Vous seriez surprise, Adèle, je m'en sors très bien tout seul, la maison n'est pas grande.
— Tout de même, ce n'est le rôle d'un notaire que de tenir sa maison !
— Vous seriez vraiment étonnée, Adèle, je fais bien d'autres choses encore.
À l'étage, elle entendait l'écoulement de l'eau dans la baignoire, il avait dû ouvrir la porte pour que le chat sorte dans le jardin et monter faire sa toilette. Dévorée de curiosité, elle avança dans le grand salon où deux portes fermées à petits carreaux voilés de dentelle s'ouvraient sur un bureau, elle avança, poussa les portes et ce qu'elle découvrit la laissa bouche bée.
Tous les murs de la pièce étaient tapissés d'écheveaux, de fils de coton accrochés à des clous et pendaient comme une foultitude de chevelures multicolores. L'organisation était impressionnante, les couleurs s'enchainaient en dégradés subtils, donnant à la petite pièce une atmosphère onirique. Ivoire, gorge de colombe, nacre, aurore, arc-en-ciel, rose, lever de soleil, rose poudré, rose pétale, améthyste, iris, aubergine. Les rouges ensanglantaient le haut de la cheminée. Rouge du Japon, de Chine, d'Égypte, cerise, bordeaux...
Les bleus nappaient un autre mur, de bleu d'Islande, nuage de pluie d'été, mouette, embrun, brume d'argent, cobalt, myosotis, qui glissaient doucement vers les verts émeraude, céladon,
eucalyptus, cyprès. Adèle était émerveillée devant ces pluies de couleurs vibrantes. Le sol jonché de tambours de couture de toutes les tailles, tendus de percale écrue, attendait la main qui les transpercerait de mille aiguillées. Devant la fenêtre, côté jardin, sur un fauteuil de velours, languissait une toile en cours à l'aiguille plantée, un paysage d'hiver aux tons de gris perle, d'ardoise et de noir brillant, d'une infinie douceur empreinte d'une mélancolie dont seule Adèle pouvait percevoir la profondeur.
Oui Eugène Trigoret brodait, comme un peintre ou un écrivain exerce son art, et Adèle se souvint de cette phrase rapportée dans le chaos des nombreux commérages que l'on attribuait à Eugéne :
« Notaire certes, mais artiste .»
Bonne chance !