Petit mensonge est né un matin de juillet.
Il est venu sans bruit, on ne l'attendait pas
Mais il s’est installé dans le
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La porte a claqué. Elle s’est refermée sur moi. Forcément, quelqu’un a dû l’aider, la pousser, vu qu’elle pèse une tonne, cette porte. Elle ne peut pas avoir claqué seule. Sauf que là, moi, je me retrouve enfermée dans la chambre froide au fond de la réserve. Je rigole deux minutes en criant qu’on m’ouvre, que c’est drôle mais que c’est bon maintenant... et personne ne répond.
On est le 2 janvier, il est 22h46, je suis enfermée dans la chambre froide, j’appelle, personne ne me répond.
Je sais que le resto est en train de fermer. J’ai clôturé ma caisse juste avant de venir ranger la corbeille de fruits, les derniers clients enfilaient leur manteau. C’était une petite soirée. Seulement 12 couverts. C’est souvent comme ça, juste après les fêtes. C’est d’ailleurs pour cette raison que demain on n’ouvre pas. Congés annuels. Pour une semaine.
Il est 22h50, je crie, j’ai froid, la blague ne me fait plus rire du tout. Personne ne me répond.
Matthieu est parti vers 22h30. C’était super calme, le Boss lui a dit de se casser. Les autres doivent être encore là. Gérard aux fourneaux avec Simon, son apprenti. Et Cybille, qui navigue entre la salle, la cuisine et le bar, selon les besoins. Je ne compte pas Hervé, le patron. Lui c’est une arsouille, il était déjà bourré à 19 heures et il a dû se barrer en même temps que Matthieu. Hervé ne reste jamais jusqu’à la fermeture. Il dit qu’il a confiance en nous et que c’est pas pour rien qu’il nous a embauchés. « Triés sur le bolet », il dit toujours. Ouais, Hervé, il invente des expressions mais il ne s’en rend même pas compte.
Ma montre indique 22h53. Putain de porte ! Je tape dessus, je crie, j’ai la morve qui commence à couler.
J’essaye de me remémorer les dernières minutes avant mon entrée dans la chambre froide. C’est un peu confus. J’ai fait un service assez décousu. Étrangement, je me suis gourée plusieurs fois dans les plats et les boissons. J’ai aussi fait tomber une cuillère en apportant une assiette de pâtes à la douze. Ça ne me ressemble pas du tout. Et là j’ai du mal à tout remettre dans l’ordre, mentalement. Mes déplacements m’échappent.
Il est 23h10, je claque des dents, j’ai froid, j’ai de la morve plein les manches, je tape du pied contre la porte, j’appelle, personne ne répond.
Je n’entends que très faiblement ce qu’il se passe dans la salle. Le compresseur fait beaucoup trop de bruit. Hervé devait le faire réparer le mois dernier. Et aussi faire réparer le mécanisme de secours permettant d’ouvrir ce frigo de l’intérieur. « Ouais, ouais, c’est prévu au budget opérationnel ! » qu’il nous a répété plusieurs fois en se bidonnant. J’t’en foutrais, des budgets opérationnels ! En attendant, je ne capte presque rien, et le peu que je perçois me glace le sang ! Si mes déductions sont bonnes, ils sont en train de ranger les dernières chaises. Ça sent pas bon du tout, ça ! Ça veut dire que dans 5 minutes tout le monde sera parti... et personne ne pense à moi. Ils ne se sont même pas rendu compte que je n’étais plus avec eux, les connards !
Il est 23h21, on est le 2 janvier, je me mets à hurler en tapant des pieds et des poings contre la porte gelée de ce putain de caveau. Je suis en panique, ma tête tourne, personne ne viendra m’aider.
Je sais que tout le monde est parti. Je l’entends au silence infini derrière le vacarme des turbines de froid. Combien de temps va t’on me laisser là-dedans ? Qui a fermé cette porte sur moi ? Qui ? Est-ce que quelqu’un peut m’en vouloir au point de me jouer ce sale tour ? Je sais que Gérard a mal vécu que je repousse ses avances, mais il est marié et il sent mauvais ! Puis de toutes façons il passe son temps à tromper sa femme, alors depuis le temps, il a du se consoler ailleurs. C’est le Bollywood de la queue, ce mec ! Un festival... Ça grouille dans tous les sens ! Sûr qu’il est passé à autre chose.
Simon ne ferait pas de mal à une mouche. Tout ce qui l’intéresse c’est son CAP. Il bosse comme un dingue, toujours avec le sourire. C’est une bénédiction de l’avoir en alternance. C’est vrai que quelques fois je le chambre un peu, mais rien de sérieux. Rien qui aurait pu lui faire faire un geste pareil contre moi.
Cybille, par contre, elle aurait pu ! Elle est tarée cette fille ! Je ne peux pas la blairer et elle me le rend bien. « Cybille avec un C, comme Sybille mais avec un C ! hi hi hi » tous les jours on a droit a son rire de dinde et a sa blague sur son prénom. Je ne sais plus quand ça a commencé parce qu’avant on s’entendait à peu près bien, mais depuis plusieurs mois c’est guerre froide et scuds à gogo. Je crois qu’elle a des vues sur Gérard et qu’elle ne supporte pas qu’il m’ait fait du rentre dedans.
Il est 23h45, j’ai arrêté de crier, je chiale en silence, je ne sens plus le bout de mes doigts, plus le bout de mes pieds, j’ai envie de pisser, je veux rentrer chez moi.
Mes affaires sont restées au vestiaire, au sous-sol, je ne peux pas téléphoner. Je ne sais pas pourquoi je suis là mais je sais que je vais crever au milieu des fruits et des légumes. Bonne année, ma ratatouille ! Je me souviens d’Hervé qui engueule Simon : « Pas comme ça, les légumes, bon Dieu ! Je t’ai dit de les couper plus petits ! En Juliette ! Dis au Chef de te montrer ! » et le Gérard qui se marrait, et Simon qui se marrait, et moi qui pouffais, alors je pouffe encore dans mon grelotis et dans ma morve glacée. Les souvenirs, ça vient comme ça, sans prévenir. Je me pelotonne dans un coin du frigo, je ris et je chiale. Je me dis que quand on retrouvera mon corps, la semaine prochaine, on retrouvera autant de kilos de morve que de kilos de moi...
Il est minuit une, on est le 3 janvier. Je n’ai plus la force de cogner à la porte, plus la force de chialer, plus la force d’appeler. Une douce léthargie vient me caresser la nuque... Chez Hervé, tout effraie...