Le roi repousse de son front une mèche grisonnante et redresse le dos. Après la longue ascension de l'escalier du donjon, il vient enfin d'atteindre la terrasse. Il se sent las. Devant ses yeux ... [+]
Immense et blanc, le plateau se déploie, écrasé par une chaleur à couper au couteau. Dans les interstices de la roche calcaire, quelques graminées hérissent leurs tiges desséchées, décolorées, recuites. Pas un seul arbre, pas même un buisson. Pas une ombre. Ha si, là bas, au loin, trois arbres –seuls de tout le paysage – les uniques rescapés.
Il parait qu’ici, auparavant, s’étendait une forêt ininterrompue et si dense qu’on pouvait traverser le pays entier sans jamais sortir de l’ombre.
Au fil des siècles l’agriculture a déboisé, défriché, exploité, remembré, surexploité, puis désertifié, puis abandonné les terres devenues stériles.
Pas un oiseau.
Et pas un chat.
Comment peut-on vivre dans un pays pareil ?
En fait, on dirait que personne ne vit dans ce pays. Pas un village. Pas une maison. La route quasi déserte. Il a croisé dix véhicules depuis le matin.
Du noir ruban d’asphalte montent des mirages évocateurs de lacs. Au volant de son fourgon, il s’essuie le front et rêve d’eau fraîche. Saisit la bouteille posée sur la banquette à côté de lui. L’eau n’est même plus tiédasse, elle est carrément chaude.
Le vent de la course qui s’engouffre par la vitre ouverte est comme le souffle d’un four. Mais vitres fermées, c’est être dans le four.
- Bordel de clim’ !
Il triture en vain la commande. Et merde. D’ordinaire, avec un peu de doigté, le petit geste, là, hop... Mais là non. Terminé.
Si seulement j’arrive à bosser comme il faut pendant quelques mois, je change de fourgon. Ça fait déjà un bail que je passe à travers les contrôles mais là c’est plus possible. Ce ravan est bon pour la casse.
Pris d’un accès de sentimentalisme à cette idée, il tapote de volant, s’adresse à son véhicule :
- On en a fait, des kilomètres ensemble, hein mon vieux. Ouais.
Il se remémore des paysages, des rubans de routes qui s’étendent rectilignes à travers des plaines, des séries de virages en épingle sur les corniches de la côte, ha, la mer ! Puis il se souvient d’altitude et de précipices, avec de ces plaques de verglas pas piquées des vers lorsqu’il s’agissait de traverser les chaînes de montagnes en hiver... La pensée des sommets enneigés le ramène brutalement au moment présent. C’est comme une claque. La touffeur de cette plaine désertique où l’air vibre en ondulations de chaleur. Tandis qu’il suffoque au volant de ce fourgon qui a dépassé l’âge du démantèlement.
- Mais j’peux plus là moi, tu vois, t’auras ma peau.
Tenant le volant d’une seule main, il arrache de l’autre son t-shirt trempé de sueur, s’en essuie le front avant de le jeter sur la banquette éventrée qui vomit son rembourrage.
Toujours aussi soif.
Et dire qu’à l’arrière, le fourgon frigorifique contient une cargaison de crèmes glacées.
Pour ôter la poussière qui opacifie le pare brise, -ou, peut être, pour se donner l’illusion de rafraîchir un peu l’atmosphère- il appuie sur la commande du lave-glace. Un minuscule jet gargouille au ras de la vitre puis tarit, tandis que les essuie-glace raclent la poussière avec un bruit saccadé
- Bordel de lave-glace ! Encore !
Il se gare sur le bas côté, et avec cette dextérité que donne l’habitude, descend sans couper le moteur, ouvre le capot, rajuste à sa place le tube du liquide lave-glace, claque le capot, remonte à sa place et redémarre. En pas plus de temps qu’il ne faut pour le dire. Repart dans une légère odeur de détergent tandis que les essuie-glaces dessinent deux demi-cercles propres dans la poussière de la vitre. Mais sans rafraîchir l’atmosphère pour autant.
Toujours cette fournaise, et toujours personne. La route pour soi tout seul. Si seulement il pouvait écouter une émission pour se distraire, mais ça fait longtemps que l’autoradio est fichue. La sueur qui dégouline de son front lui pique les yeux.
- Non mais c’est plus un fourgon frigo, c’est un sauna !
Ça lui remémore un transport de poisson en Scandinavie. Il faisait si froid dehors qu’en comparaison, les 2 degrés du caisson frigorifique paraissaient une confortable tiédeur.
Il ouvre une autre bouteille, elle est aussi chaude que la première, en avale une goulée, s’en verse sur la tête, puis la laisse tomber dans le grand panier posé par terre côté passager. Maintenant il s’imagine ouvrir les barquettes de sorbets qu’il transporte, glaciales, givrées, fumantes de froid ! Et goûter les glaces au citron, exquisément froides et acidulées, et à la menthe, glaciale et suave à la fois, et au pamplemousse... Ou alors trouver enfin un bled avec un bistrot et s’offrir une bière glacée, dans un verre aux parois toutes ruisselantes de condensation...
Rompant la monotonie du paysage, une vallée s’ouvre, étroite et profonde. La route sinue un peu, descend au fil des virages jusqu’au viaduc qui enjambe les gorges.
Il ralentit, le temps d’admirer, depuis le pont, le miracle d’une eau limpide et légèrement teintée de turquoise. Là-bas, au sortir du pont, une plate-forme pour se garer, dévaler la pente calcaire parsemée de genévriers rabougris, piquer une tête dans l’eau délicieusement fraîche !
Non mais faut pas rêver. Pas question de laisser le fourgon garé là en plein soleil, moteur et groupe éteints, par cette chaleur d’enfer. Tandis qu’il remonte les virages sur l’autre versant, il sait que sous cette canicule, le groupe frigorifique a bien du mal à maintenir la cargaison, là-dedans, aux moins 20 degrés réglementaires.
Il jette un coup d’œil sur l’écran de contrôle.
- Putain de groupe frigo’ !
Moins quinze !
Encore !
- T’auras ma peau, ça alors, t’auras ma peau hein.
Il se range en biais sur le bas-côté pentu, coupe le moteur, attrape la mallette d’outils derrière son dossier. Puis, pour se rhabiller avant d’entrer dans le caisson réfrigéré, saisit sur banquette son t-shirt, roulé en boule et trempé comme une serpillière.
- Ça c’est un coup à choper la crève.
Rejetant le t-shirt détrempé, il se penche sur le panier pour y chercher sa veste. Elle s’y trouve, au sein d’une masse composite de sandwiches émiettés, de tendeurs, de ficelle, de rouleaux de scotch renforcé, d’épluchures d’oranges, de gobelets en carton avec la touillette à café en plastique. Le tout détrempé, car la dernière bouteille d’eau s’est renversée dessus.
Bon. Bon bon bon. Hé ben de toute façon c’est comme d’hab’, la grille ou la sonde, y en a même pas pour 3 minutes.
Torse nu et ruisselant de sueur, il sort de la cabine, décoince avec habileté la poignée déglinguée du hayon et grimpe dans le caisson, tournevis à la main. Tapote d’un geste machinal l’éclairage intérieur automatique pour rétablir le contact, le néon grésille, clignote, peine à s’allumer.
Il est tellement échauffé que d’abord, la température glaciale à l’intérieur ne l’atteint pas. Pourtant il le sait bien, depuis qu’il dépanne ce foutu groupe frigo, qu’on n’entre pas là dedans sans être chaudement vêtu, car il ne faut pas longtemps pour se refroidir, pas longtemps du tout. Heureusement c’est toujours la même chose : un petit bricolage de rien, la routine, il pourrait le faire les yeux fermés... Mais il lui semble déjà que des glaçons se forment dans ses cheveux et son dos trempés de sueur, un frisson lui vient, zut ! Le tournevis lui a échappé des mains. Il se penche pour le ramasser, piétine au milieu de la cargaison, tâtonne sous les palettes. Ébranlé par les secousses, le hayon, qu’il a oublié de bloquer avec le tendeur, tressaute...
Puis se referme avec un claquement sec.
Il parait qu’ici, auparavant, s’étendait une forêt ininterrompue et si dense qu’on pouvait traverser le pays entier sans jamais sortir de l’ombre.
Au fil des siècles l’agriculture a déboisé, défriché, exploité, remembré, surexploité, puis désertifié, puis abandonné les terres devenues stériles.
Pas un oiseau.
Et pas un chat.
Comment peut-on vivre dans un pays pareil ?
En fait, on dirait que personne ne vit dans ce pays. Pas un village. Pas une maison. La route quasi déserte. Il a croisé dix véhicules depuis le matin.
Du noir ruban d’asphalte montent des mirages évocateurs de lacs. Au volant de son fourgon, il s’essuie le front et rêve d’eau fraîche. Saisit la bouteille posée sur la banquette à côté de lui. L’eau n’est même plus tiédasse, elle est carrément chaude.
Le vent de la course qui s’engouffre par la vitre ouverte est comme le souffle d’un four. Mais vitres fermées, c’est être dans le four.
- Bordel de clim’ !
Il triture en vain la commande. Et merde. D’ordinaire, avec un peu de doigté, le petit geste, là, hop... Mais là non. Terminé.
Si seulement j’arrive à bosser comme il faut pendant quelques mois, je change de fourgon. Ça fait déjà un bail que je passe à travers les contrôles mais là c’est plus possible. Ce ravan est bon pour la casse.
Pris d’un accès de sentimentalisme à cette idée, il tapote de volant, s’adresse à son véhicule :
- On en a fait, des kilomètres ensemble, hein mon vieux. Ouais.
Il se remémore des paysages, des rubans de routes qui s’étendent rectilignes à travers des plaines, des séries de virages en épingle sur les corniches de la côte, ha, la mer ! Puis il se souvient d’altitude et de précipices, avec de ces plaques de verglas pas piquées des vers lorsqu’il s’agissait de traverser les chaînes de montagnes en hiver... La pensée des sommets enneigés le ramène brutalement au moment présent. C’est comme une claque. La touffeur de cette plaine désertique où l’air vibre en ondulations de chaleur. Tandis qu’il suffoque au volant de ce fourgon qui a dépassé l’âge du démantèlement.
- Mais j’peux plus là moi, tu vois, t’auras ma peau.
Tenant le volant d’une seule main, il arrache de l’autre son t-shirt trempé de sueur, s’en essuie le front avant de le jeter sur la banquette éventrée qui vomit son rembourrage.
Toujours aussi soif.
Et dire qu’à l’arrière, le fourgon frigorifique contient une cargaison de crèmes glacées.
Pour ôter la poussière qui opacifie le pare brise, -ou, peut être, pour se donner l’illusion de rafraîchir un peu l’atmosphère- il appuie sur la commande du lave-glace. Un minuscule jet gargouille au ras de la vitre puis tarit, tandis que les essuie-glace raclent la poussière avec un bruit saccadé
- Bordel de lave-glace ! Encore !
Il se gare sur le bas côté, et avec cette dextérité que donne l’habitude, descend sans couper le moteur, ouvre le capot, rajuste à sa place le tube du liquide lave-glace, claque le capot, remonte à sa place et redémarre. En pas plus de temps qu’il ne faut pour le dire. Repart dans une légère odeur de détergent tandis que les essuie-glaces dessinent deux demi-cercles propres dans la poussière de la vitre. Mais sans rafraîchir l’atmosphère pour autant.
Toujours cette fournaise, et toujours personne. La route pour soi tout seul. Si seulement il pouvait écouter une émission pour se distraire, mais ça fait longtemps que l’autoradio est fichue. La sueur qui dégouline de son front lui pique les yeux.
- Non mais c’est plus un fourgon frigo, c’est un sauna !
Ça lui remémore un transport de poisson en Scandinavie. Il faisait si froid dehors qu’en comparaison, les 2 degrés du caisson frigorifique paraissaient une confortable tiédeur.
Il ouvre une autre bouteille, elle est aussi chaude que la première, en avale une goulée, s’en verse sur la tête, puis la laisse tomber dans le grand panier posé par terre côté passager. Maintenant il s’imagine ouvrir les barquettes de sorbets qu’il transporte, glaciales, givrées, fumantes de froid ! Et goûter les glaces au citron, exquisément froides et acidulées, et à la menthe, glaciale et suave à la fois, et au pamplemousse... Ou alors trouver enfin un bled avec un bistrot et s’offrir une bière glacée, dans un verre aux parois toutes ruisselantes de condensation...
Rompant la monotonie du paysage, une vallée s’ouvre, étroite et profonde. La route sinue un peu, descend au fil des virages jusqu’au viaduc qui enjambe les gorges.
Il ralentit, le temps d’admirer, depuis le pont, le miracle d’une eau limpide et légèrement teintée de turquoise. Là-bas, au sortir du pont, une plate-forme pour se garer, dévaler la pente calcaire parsemée de genévriers rabougris, piquer une tête dans l’eau délicieusement fraîche !
Non mais faut pas rêver. Pas question de laisser le fourgon garé là en plein soleil, moteur et groupe éteints, par cette chaleur d’enfer. Tandis qu’il remonte les virages sur l’autre versant, il sait que sous cette canicule, le groupe frigorifique a bien du mal à maintenir la cargaison, là-dedans, aux moins 20 degrés réglementaires.
Il jette un coup d’œil sur l’écran de contrôle.
- Putain de groupe frigo’ !
Moins quinze !
Encore !
- T’auras ma peau, ça alors, t’auras ma peau hein.
Il se range en biais sur le bas-côté pentu, coupe le moteur, attrape la mallette d’outils derrière son dossier. Puis, pour se rhabiller avant d’entrer dans le caisson réfrigéré, saisit sur banquette son t-shirt, roulé en boule et trempé comme une serpillière.
- Ça c’est un coup à choper la crève.
Rejetant le t-shirt détrempé, il se penche sur le panier pour y chercher sa veste. Elle s’y trouve, au sein d’une masse composite de sandwiches émiettés, de tendeurs, de ficelle, de rouleaux de scotch renforcé, d’épluchures d’oranges, de gobelets en carton avec la touillette à café en plastique. Le tout détrempé, car la dernière bouteille d’eau s’est renversée dessus.
Bon. Bon bon bon. Hé ben de toute façon c’est comme d’hab’, la grille ou la sonde, y en a même pas pour 3 minutes.
Torse nu et ruisselant de sueur, il sort de la cabine, décoince avec habileté la poignée déglinguée du hayon et grimpe dans le caisson, tournevis à la main. Tapote d’un geste machinal l’éclairage intérieur automatique pour rétablir le contact, le néon grésille, clignote, peine à s’allumer.
Il est tellement échauffé que d’abord, la température glaciale à l’intérieur ne l’atteint pas. Pourtant il le sait bien, depuis qu’il dépanne ce foutu groupe frigo, qu’on n’entre pas là dedans sans être chaudement vêtu, car il ne faut pas longtemps pour se refroidir, pas longtemps du tout. Heureusement c’est toujours la même chose : un petit bricolage de rien, la routine, il pourrait le faire les yeux fermés... Mais il lui semble déjà que des glaçons se forment dans ses cheveux et son dos trempés de sueur, un frisson lui vient, zut ! Le tournevis lui a échappé des mains. Il se penche pour le ramasser, piétine au milieu de la cargaison, tâtonne sous les palettes. Ébranlé par les secousses, le hayon, qu’il a oublié de bloquer avec le tendeur, tressaute...
Puis se referme avec un claquement sec.
Votre texte me rappelle l’histoire de cet homme trouvé mort avec tous les symptômes de l’hypothermie dans un wagon frigo qui ne fonctionnait pas.