Les deux silhouettes progressaient lentement sur la ligne de crête. Loin, très loin au-dessus de leurs têtes tournoyait un grand busard. L'oiseau perdit un peu d'altitude pour mieux distinguer les ... [+]
Je me réveille dans mon lit mouillé.
(Draps rêches et collants. Odeur chaude et douceâtre).
Oh non ! Ça recommence ! Moi qui croyais que c'était du passé. Et cette douleur qui me vrille le crâne !
Tâtant la couverture humide qui m'enserre de la tête aux pieds, je sens monter un début de panique.
Du calme. À mon âge, pisser au lit c'est dans l'ordre des choses. Par contre...
Par contre, la gueule de bois ça fait désordre. Sur les conseils d'un pédopsychiatre, ma mère ne me gronde plus quand je "m'oublie" la nuit. Est-ce qu'on peut ajouter "abus d'alcool" à la liste des oublis tolérés ? J'en doute.
Au fait, qu'est-ce que j'en sais, à cinq ans ?
(Flash de bouteilles vides. Lumières dansantes et rôts de bières.)
Je me redresse brusquement. Ce n'est pas ma première biture, loin de là ! La tête me tourne aussitôt. Hypotension orthostatique (hein ?)
Je respire profondément, en attendant que le voile blanc s'estompe.
Le rideau de la porte-fenêtre ondule doucement dans la lumière vive d'un soleil après la pluie. Je me souviens de ce jour d'été : aujourd'hui je fête mes dix ans, et mon cadeau m'attend dehors.
-
Il est là, sagement calé contre la balançoire.
J'ai un pincement au cœur en voyant mon fidèle petit vélo rouge. Et pourtant, je m'en suis servi hier. La preuve, la peinture écaillée au niveau de la fourche, ça vient de ma collision avec le bac à fleurs.
(Un chat zigzague devant moi. La roue se met de travers. Chute. Douleur.)
Je remonte mes pantalon. Mes genoux sont secs, noueux, mais vierges de toute écorchure.
Bon, les croûtes sont déjà parties. Ou alors ce n'est pas si récent. Bah oui : l'accident a eu lieu en hiver, pas en été. Ma mère portait son pull en laine rose quand elle est venue me consoler.
Mais pourquoi m'offre-t-on ce vélo qui m'appartient déjà ? Je résoudrai l'énigme plus tard.
-
Je me lasse vite du vélo, trop petit pour moi. Bientôt je récupérerai celui de mon grand frère.
Pendant l'heure suivante, je joue dans l'herbe avec mes vaisseaux spatiaux. Je les fais atterrir sur la base miniature offerte par le comité d'entreprise de mon père.
(Capitaine Tonnerre ici la Terre. Armez les lasers).
Il n'y a personne à la maison, et la cuisine est fermée. Comme toutes les pièces. Seule ma chambre est accessible, alors j'enchaîne les allers-retours en courant et en dérapant sur le tapis du couloir.
Au troisième passage j'aperçois le magazine posé sur le lit. Pas besoin d'un examen approfondi pour reconnaître Kim, la rousse plantureuse de la double page du milieu, figée pour l'éternité dans une pose sans ambiguïté.
(Cœur battant. Joues rouges. Honte).
Je tends une main tremblante vers le magazine... avant de me figer comme un chien d'arrêt.
Un bruit dans le couloir. Ma mère va entrer dans la chambre. Elle aura les bras chargés de linge fraîchement lavé, plié, fleurant l'adoucissant. Elle aura son sourire des jours de paie. Puis elle verra Kim sur le lit.
(Esclandre et vas-y que je te fais la morale tu n'as que quinze ans et cetera).
Fausse alerte. Je fourre le magazine sous l'oreiller. Bon, je vais retenter ma chance avec la cuisine car j'ai faim. Vraiment faim.
-
Cette fois, la porte n'est plus fermée.
J'engloutis des yaourts au goût bizarre. Les mots "protéines", "vitamines", "oligo-éléments" me traversent l'esprit, et d'autres mots savants que je ne suis pas censé connaître.
Une petite voix intérieure me souffle que tout va bien, qu'un jour je comprendrai, et qu'en attendant je dois étudier pour grandir.
La voix de mon frère, sans doute. Comment s'appelle-il, déjà ?
Maintenant que j'y pense, je n'ai pas de frère. Pourtant, j'aimerais en avoir un, un costaud qui me protégerait des grands à l'école.
Pourquoi faire? Avec tous les sports de combats que je maîtrise, je rétamerais n'importe qui en dix secondes. Mais pas encore. Plus tard. Chaque chose en son temps, me répète la voix qui n'est pas celle d'un frère qui n'existe pas - ou plus, c'est confus.
Une pile de cahiers est posée sur la table basse du salon. Comme d'habitude, je dois faire tous mes devoirs avant de pouvoir allumer la télévision.
(Énoncé abscons. Réflexion, rédaction. Exercice suivant. Énoncé...)
Je lis attentivement une liasse d'articles très techniques, avant de répondre aux questions que me pose une tablette sortie de nulle part. Tiens, on a déjà abandonné le papier ?
Quand la tablette m'informe que j'ai bien travaillé, je me précipite sur le téléviseur et je me lance dans un zapping effréné. Que des vieilleries sans intérêt, vues et revues. Je passe aussi vite en mode ludique et j'enchaîne les parties d'un jeu vidéo qui me donne du fil à retordre, surtout aux derniers niveaux.
Assez joué. Je fouille mes poches à la recherche d'un joint, ou d'une cigarette. Rien. Normal, j'ai commencé à fumer en cachette à dix-sept ans, et j'ai arrêté un an plus tard quand...
Quand quoi ? Je suis à un doigt de saisir ce... J'ai quel âge, au fait ? Et à quoi rime cette mascarade ?
Je regarde longuement autour de moi. Tout est trop net, trop propre, trop simple. Trop factice.
Alors j'aperçois la photo, dans un cadre posé sur un meuble.
Je m'avance pour mieux voir. Quarante secondes ou quarante ans plus tôt c'était un aigle, j'en suis certain. Mais plus maintenant. Le volatile s'est transformé en un vaisseau aux formes gracieuses.
(Un éclair nerveux déploie ses racine brillantes sur fond de ciel noir : que la Lumière soit !)
Et la lumière qui fuse ne s'éteindra plus. Je me souviens !!
Je sais !!
Cette révélation a le poids d'une vie entière.
Je m'effondre dans le canapé qui se trouve dans mon dos. Il est placé exactement là où il faut, car le hasard n'a pas sa place dans un projet à cent milliards. Le Protocole de Réveil a mobilisé des dizaines de psychologues, de médecins et de logiciens, mais l'idée du canapé vient de moi.
J'ouvre les yeux une heure plus tard. L'esprit clair, le ventre plein. Je suis prêt.
Après un dernier regard au décor bidon de mon enfance, je pose ma main sur un panneau mural tout en prononçant une phrase à voix haute.
La cabine de pilotage s'ouvre.
(Draps rêches et collants. Odeur chaude et douceâtre).
Oh non ! Ça recommence ! Moi qui croyais que c'était du passé. Et cette douleur qui me vrille le crâne !
Tâtant la couverture humide qui m'enserre de la tête aux pieds, je sens monter un début de panique.
Du calme. À mon âge, pisser au lit c'est dans l'ordre des choses. Par contre...
Par contre, la gueule de bois ça fait désordre. Sur les conseils d'un pédopsychiatre, ma mère ne me gronde plus quand je "m'oublie" la nuit. Est-ce qu'on peut ajouter "abus d'alcool" à la liste des oublis tolérés ? J'en doute.
Au fait, qu'est-ce que j'en sais, à cinq ans ?
(Flash de bouteilles vides. Lumières dansantes et rôts de bières.)
Je me redresse brusquement. Ce n'est pas ma première biture, loin de là ! La tête me tourne aussitôt. Hypotension orthostatique (hein ?)
Je respire profondément, en attendant que le voile blanc s'estompe.
Le rideau de la porte-fenêtre ondule doucement dans la lumière vive d'un soleil après la pluie. Je me souviens de ce jour d'été : aujourd'hui je fête mes dix ans, et mon cadeau m'attend dehors.
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Il est là, sagement calé contre la balançoire.
J'ai un pincement au cœur en voyant mon fidèle petit vélo rouge. Et pourtant, je m'en suis servi hier. La preuve, la peinture écaillée au niveau de la fourche, ça vient de ma collision avec le bac à fleurs.
(Un chat zigzague devant moi. La roue se met de travers. Chute. Douleur.)
Je remonte mes pantalon. Mes genoux sont secs, noueux, mais vierges de toute écorchure.
Bon, les croûtes sont déjà parties. Ou alors ce n'est pas si récent. Bah oui : l'accident a eu lieu en hiver, pas en été. Ma mère portait son pull en laine rose quand elle est venue me consoler.
Mais pourquoi m'offre-t-on ce vélo qui m'appartient déjà ? Je résoudrai l'énigme plus tard.
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Je me lasse vite du vélo, trop petit pour moi. Bientôt je récupérerai celui de mon grand frère.
Pendant l'heure suivante, je joue dans l'herbe avec mes vaisseaux spatiaux. Je les fais atterrir sur la base miniature offerte par le comité d'entreprise de mon père.
(Capitaine Tonnerre ici la Terre. Armez les lasers).
Il n'y a personne à la maison, et la cuisine est fermée. Comme toutes les pièces. Seule ma chambre est accessible, alors j'enchaîne les allers-retours en courant et en dérapant sur le tapis du couloir.
Au troisième passage j'aperçois le magazine posé sur le lit. Pas besoin d'un examen approfondi pour reconnaître Kim, la rousse plantureuse de la double page du milieu, figée pour l'éternité dans une pose sans ambiguïté.
(Cœur battant. Joues rouges. Honte).
Je tends une main tremblante vers le magazine... avant de me figer comme un chien d'arrêt.
Un bruit dans le couloir. Ma mère va entrer dans la chambre. Elle aura les bras chargés de linge fraîchement lavé, plié, fleurant l'adoucissant. Elle aura son sourire des jours de paie. Puis elle verra Kim sur le lit.
(Esclandre et vas-y que je te fais la morale tu n'as que quinze ans et cetera).
Fausse alerte. Je fourre le magazine sous l'oreiller. Bon, je vais retenter ma chance avec la cuisine car j'ai faim. Vraiment faim.
-
Cette fois, la porte n'est plus fermée.
J'engloutis des yaourts au goût bizarre. Les mots "protéines", "vitamines", "oligo-éléments" me traversent l'esprit, et d'autres mots savants que je ne suis pas censé connaître.
Une petite voix intérieure me souffle que tout va bien, qu'un jour je comprendrai, et qu'en attendant je dois étudier pour grandir.
La voix de mon frère, sans doute. Comment s'appelle-il, déjà ?
Maintenant que j'y pense, je n'ai pas de frère. Pourtant, j'aimerais en avoir un, un costaud qui me protégerait des grands à l'école.
Pourquoi faire? Avec tous les sports de combats que je maîtrise, je rétamerais n'importe qui en dix secondes. Mais pas encore. Plus tard. Chaque chose en son temps, me répète la voix qui n'est pas celle d'un frère qui n'existe pas - ou plus, c'est confus.
Une pile de cahiers est posée sur la table basse du salon. Comme d'habitude, je dois faire tous mes devoirs avant de pouvoir allumer la télévision.
(Énoncé abscons. Réflexion, rédaction. Exercice suivant. Énoncé...)
Je lis attentivement une liasse d'articles très techniques, avant de répondre aux questions que me pose une tablette sortie de nulle part. Tiens, on a déjà abandonné le papier ?
Quand la tablette m'informe que j'ai bien travaillé, je me précipite sur le téléviseur et je me lance dans un zapping effréné. Que des vieilleries sans intérêt, vues et revues. Je passe aussi vite en mode ludique et j'enchaîne les parties d'un jeu vidéo qui me donne du fil à retordre, surtout aux derniers niveaux.
Assez joué. Je fouille mes poches à la recherche d'un joint, ou d'une cigarette. Rien. Normal, j'ai commencé à fumer en cachette à dix-sept ans, et j'ai arrêté un an plus tard quand...
Quand quoi ? Je suis à un doigt de saisir ce... J'ai quel âge, au fait ? Et à quoi rime cette mascarade ?
Je regarde longuement autour de moi. Tout est trop net, trop propre, trop simple. Trop factice.
Alors j'aperçois la photo, dans un cadre posé sur un meuble.
Je m'avance pour mieux voir. Quarante secondes ou quarante ans plus tôt c'était un aigle, j'en suis certain. Mais plus maintenant. Le volatile s'est transformé en un vaisseau aux formes gracieuses.
(Un éclair nerveux déploie ses racine brillantes sur fond de ciel noir : que la Lumière soit !)
Et la lumière qui fuse ne s'éteindra plus. Je me souviens !!
Je sais !!
Cette révélation a le poids d'une vie entière.
Je m'effondre dans le canapé qui se trouve dans mon dos. Il est placé exactement là où il faut, car le hasard n'a pas sa place dans un projet à cent milliards. Le Protocole de Réveil a mobilisé des dizaines de psychologues, de médecins et de logiciens, mais l'idée du canapé vient de moi.
J'ouvre les yeux une heure plus tard. L'esprit clair, le ventre plein. Je suis prêt.
Après un dernier regard au décor bidon de mon enfance, je pose ma main sur un panneau mural tout en prononçant une phrase à voix haute.
La cabine de pilotage s'ouvre.
Ceci-dit, les histoires de mémoire c'est toujours un bon filon, merci Philip K. Dick !