L'odeur du café

Moi, je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extraterrestre.
Pourtant, j'aurais aimé qu'elle m'accepte, vous savez. C'est ce que les mères sont censées faire, n'est-ce pas? Accepter leurs enfant, tels qu'ils sont. Les aider à grandir, à développer leurs personnalités. Les relever quand ils tombent.
Ce n'est pas ce qu'a fait la mienne.

J'ouvre les yeux avec difficulté. Le soleil d'hiver, froid, impersonnel, caresse ma peau. Je frissonne sous la couverture – une vitre cassée laisse entrer un vent glacial.
Je m'oblige à m'extirper du lit.
Dans la cuisine, ma mère boit du café. Un journal est ouvert devant elle, posé sur la table bancale. Ses cheveux blond sale sont si gras qu'ils collent sur son front. Je reste un moment debout sur le pas de la porte, attendant peut-être qu'elle remarque enfin ma présence. J'essaye de l'imaginer en train de me sourire. Un sourire chaleureux qui pourrait illuminer cette pièce si laide, un sourire qui pourrait remplir le trou dans ma poitrine. Un sourire qui pourrait nous sauver.
Mais elle ne sourit pas. Ne me regarde même pas.
Ça fait tellement d'années que je ne lui ai pas parlé, que je n'ai même pas croisé son regard.
Rien ne peut plus être pire, n'est-ce pas?
Je m'approche lentement. Un pied devant l'autre, bien posé à plat sur le sol rugueux. Quand j'arrive enfin, je pose mes paumes moites sur le plan de travail, et j'essaye de calmer ma respiration. Je jette un œil vers ma mère mais, bien entendu, elle n'a rien remarqué.
J'ouvre le tiroir. Prends notre seul couteau. M'approche silencieusement d'elle, par derrière. Je sais qu'elle sent ma présence, mais je sais aussi qu'elle ne se retournera pas. Alors je lève le bras. Étrangement, ma poigne est ferme, comme si mon corps savait que c'était la seule chose à faire.
Le sang écarlate jaillit de son cou, tel un geyser. Je trébuche en arrière, surprise, et ma tête heurte le mur. Je me redresse, à temps pour voir la tasse glisser de sa main et se briser en mille morceaux. Le café se mélange au sang qui forme déjà une flaque impressionnante, lui donnant une couleur indéfinie. Je me relève. Prends la tête de ma mère entre mes mains.
- Maman, maman? Est-ce que tu m'entends?
Ses yeux sont fermés, mais je remarque un mouvement d'aller-retour sous ses paupières. Ses bras et ses mains convulsent en cadence, de moins en moins rapidement au fur et à mesure que le liquide s'échappe de son corps.
Je n'aurais jamais cru qu'il pouvait y en avoir autant.
J'essaye d'entrouvrir ses yeux, afin qu'elle me regarde, une toute dernière fois. Mais ses paupières se referment aussitôt. Alors je m'assois sur le sol, au milieu de la flaque pourpre, et je la serre dans mes bras jusqu'à ce qu'elle cesse de bouger.
Je ferme les yeux un moment.
Je me réveille en sursaut. Il est tard, la cuisine s'est assombrie et le soleil a disparu. Le sang a durci autour de nous, tel une prison. Ma mère pèse sur moi de tout son poids. Qui eût cru que son corps si chétif, de surcroît vidé de tout son sang, puisse être si lourd?
Je la pousse de côté et monte en titubant m'affaler sur mon matelas. Puis je m'enfonce dans un sommeil sans rêves.
Pas de soleil, cette fois : la pluie violente qui frappe contre la vitre me réveille. Je saute de mon lit. Pendant un instant, je suis désorientée ; puis tous les évènements de la veille me reviennent à l'esprit. Pourtant, quand je baisse les yeux sur mes mains, m'attendant à les retrouver incrustées de sang, elles sont aussi blanches qu'à l'ordinaire. Je remarque alors l'odeur amère de café qui emplit l'atmosphère.
Je cours vers la cuisine.
Ma mère est assise, et elle lit son journal.
Mon cœur s'arrête. Une sueur glacée me recouvre.
Comment est-ce possible?
Je l'appelle, incrédule:
- Maman?
Elle ne me réponds pas.
Comme d'habitude.
Sauf que je l'ai tuée, hier. Et qu'elle ne devrait même pas être ici.
Je m'approche d'elle, pose ma main sur son épaule. Elle tressaille légèrement à mon contact, mais ne se retourne pas.
Elle est vraiment vivante. Pourtant, je suis sûre que je n'ai pas rêvé.
Je rouvre le tiroir avec fracas, attrape le couteau dans ma main. Je le serre tellement fort que les jointures de mes articulations blanchissent.
Cette fois, je sais comment faire.
Et, exactement comme la veille, le sang se déverse sur le sol gras de la cuisine.
Je m'installe dans un coin sombre, et je surveille le corps. De temps à autre, je le touche, pour m'assurer qu'il est bien froid.
Ma mère ne bouge pas d'un iota de toute la nuit, allongée sur son lit de sang coagulé.
Elle est bel et bien morte.
Cependant, je me réveille dans ma chambre.
J'entends le tintement de sa cuillère dans sa tasse de café.
Elle est là, en train de lire son journal. Aussi vivante qu'on puisse l'être.
Une bouffée de panique m'envahit.
Je suis sûrement en train de devenir folle.
Et, pour la troisième fois, mes mains tremblantes enfoncent la lame dans le cou fin de ma mère.
Je pose ensuite mon bras sur le plan de travail, juste au-dessus du cadavre. Je lève le couteau bien haut, et l'abat d'un coup sec sur mon poignet. Un craquement répugnant se fait entendre.
Je continue jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une bouillie informe.
Quand je m'arrête, à bout de souffle, je remarque les morceaux d'os et de peau qui recouvrent le mur.
Mais je sais, au fond de moi, que c'est le prix à payer pour que ce cauchemar infini s'arrête.
J'allume la gazinière et passe le couteau dans le feu. Les rougeoiements de la lame me fascinent et, pendant quelques secondes, j'arrive à faire abstraction de tout ce qui m'entoure.
J'applique brusquement le métal brûlant sur le moignon. Une odeur de viande grillée emplit l'atmosphère.
Étonnement, je ne ressens pas la moindre douleur.
Je sors dehors. Si je ne suis pas dans la maison, je ne peux plus me réveiller dans mon lit, n'est-ce pas?
Je cours jusqu'à en perdre haleine. Par moments, ma vision se voile, mais je continue jusqu'à tomber d'épuisement.
Quand je relève la tête, une jeune fille est debout, devant moi. Elle a un sourire très doux, et ses cheveux ressemblent aux miens, d'une belle couleur ambre.
- Viens, Anna, suis-moi. J'ai quelque chose à te montrer, déclare-t-elle d'un ton rassurant.
Je ne me demande même pas comment elle connaît mon prénom, et me contente de me relever.
Nous marchons pendant ce qui me semble être des heures. Néanmoins, je ne ressens aucune fatigue: je suis même enveloppée d'un étrange sentiment de sérénité. Je me rends alors compte que tout le sang dont j'étais imprégnée a disparu ; ma main est même revenue a son état initial.
Pourtant, tout m'apparaît comme parfaitement normal.
- Regarde, m'enjoint l'enfant en tirant la manche de mon pull.
Ma mère est assise là-bas, baignée dans une flaque de soleil. Ses cheveux l'enveloppent d'une aura dorée, et elle a l'air incroyablement jeune.
Je m'approche, et remarque un nouveau-né aux cheveux ambre dans ses bras. Les larmes de ma mère tombent sans interruption sur ses joues rebondies.
À ce moment-là, tout s'éclaircit.
L'enfant, le bébé, ils sont moi. Je lis enfin dans les larmes et sur les rides de ma mère toute la souffrance et tous les espoirs qu'elle gardait enfouis en elle.
Elle voulait seulement que je sois forte. Différente. Afin que je puisse avoir un avenir, hors de cette spirale infernale de pauvreté dans laquelle elle était enfermée.
Alors je m'approche d'elle, et la serre dans mes bras avec force, les yeux clos. Je veux que cet instant soit gravé à jamais au plus profond de moi.

- Oui, sa mère est morte... De faim et de froid, oui. C'est terrible, n'est-ce pas, que des choses pareilles arrivent encore de nos jours ! Heureusement, on a pu sauver la fille...
J'émerge difficilement, au son de la voix emplie de pitié. Mes paupières sont aussi lourdes que du plomb. Quand enfin je réussis à les ouvrir, je suis aveuglée par les lumières vives. Des bips m'entourent de tous les côtés, et je sens un énorme tuyau au travers de ma gorge.
Mon cœur se serre.
J'ai enfin réussi à comprendre ma mère, mais elle ne le saura jamais.