Les petits pains d’Aurore

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Écrire pour le plaisir, pour la joie d'assembler les mots autrement que pour dire les faits, je le fais depuis longtemps. Et désormais je m’expose...

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À quatre heures, l'odeur de la pâte qui avait levé toute la nuit, lovée comme une couette moelleuse dans la maie en châtaignier, emplissait les narines. Lentement, d'un souple mouvement de poignet, je la prenais en main, en pénétrais la chair crémeuse et tendre, la caressais puis la tordais en rythme, la malaxais de plus en plus vite, de plus en plus profondément, intensément, l'aspergeant de farine blonde. Elle soupirait d'aise, avec des gloussements délicieux : elle était à point.

Le four chauffait, le ventre rougi par le bois en feu qui léchait les parois centenaires de brique réfractaire. Vite, dégager les restes noircis du brasier. Attendre que l'intensité du brasier s'atténue. Jauger la température en passant rapidement un épi de seigle sur la sole du four. J'avais le coup d'œil et le coup de main.

Elastique, gonflée à bloc, moelleuse à souhait, la pâte se laissait façonner en boules parfaites et en ficelles oblongues que j'entaillais de croisillons d'une main sûre. J'enfournais à belle allure.

Somptueuse, incomparable, l'odeur de pain terrassait bientôt les sens, portant en elle la forêt et les champs, le ciel d'août et les grives d'automne, le faon sautant le fossé, les pêches de vigne et l'amour dans le pré. L'ivresse du pain frais me comblait de joie.

Délicatement, j'entrouvrais la porte de fonte du four et, mouillant mes doigts de salive pour atténuer la brûlure, je saisissais, tout au bord, le petit tortillon de pâte dans lequel j'avais enfoui des grains de chocolat et de raisin. Tourtes et pains en avaient encore pour une vingtaine de minutes. Le temps d'apporter son croustillant petit-déjeuner à ma belle Aurore, encore ensommeillée sous la couette.

Longtemps ce fut mon bonheur du petit matin pour lequel je sautais du lit avec enthousiasme.

Mais le four de la vieille ferme est désormais enfoui sous les ronces. Un boulanger de la ville livre des baguettes et des « pains spéciaux ».

Aurore repose au cimetière où je la rejoindrai bientôt. Qui sait, peut-être retrouverons-nous, là-bas, l'odeur voluptueuse, incomparable, du pain de notre jeunesse ?

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