Le loup-garou assoiffé de mots

Moi, je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extraterrestre. Un martien peut-être ? Maigre comme un clou avec une grosse tête, des yeux exorbitants et de grandes oreilles, « Blòk Zo » ou « Gros Crâne », c'est comme ça qu'on m'appelait autrefois. Ma feue grand-mère, « Man Lolo », accusait Tia, une vieille voisine d'à côté, d'être responsable de mon état. Elle croyait que celle-ci était un loup-garou et qu'elle me mangeait.
 
Petit garçon très gai, mon enfance se résumait aux jeux de billes sur le sol poussiéreux de la campagne, aux « lago-cache » entre les champs touffus de maïs, de petit-mil ou de cannes, aux séances interminables de récitation de leçons à ma mère, aux histoires farfelues et devinettes de grand-père le soir. 
 
Sous cet air rustique, un événement marqua toute ma vie. Dans ma tête, des souvenirs tous frais. C'est comme si c'était hier. Mon feu grand-père nous racontait parfois des histoires de loups-garous, de mangeurs d'enfants, de gens se transformant en cheval à minuit etc., mais pour moi, c'était invraisemblable jusqu'au jour où...
 
Tout a commencé avec un renvoi. L'enfant le plus calme de l'école se fait renvoyer trois fois de suite pour turbulence. Ma mère s'était emportée contre moi. Elle me traitait de tous les noms. Cette fois-ci, elle n'avait pas vraiment l'intention de se présenter. Je risquais de perdre l'année académique. Aussi m'étais-je échiné à lui expliquer que c'était cette maitresse la cause de mes ennuis, mais elle ne m'écoutait pas.
 
Madame Chouette, notre nouvelle maîtresse, était bizarre. Elle portait toujours une longue robe noire. On ne voyait que sa tête avec ses dents longues. Elle avait une barbe et parlait comme un homme. Elle faisait penser aux « fillettes lalo », aux mangeuses d'enfants et aux loups-garous des histoires de grand-père.


Un matin, en classe de dictée, je fis exprès de mettre mon pied au travers de son chemin. Elle trébucha et tomba à la renverse. Je n'eus pas le temps de voir ses pieds. Toute la classe éclata de rire. Je fus renvoyé.

Après cette raclée et ce renvoi peut-être définitif, la seule chose que j'avais en tête, c'était me venger de Madame Chouette. Assis au bord d'une source d'eau, pleurant encore les marques brûlantes des coup de « Rigwaz » sur ma peau, une idée me vint soudainement. Je partis en trombe.


Il était dix-sept heures moins quart. L'air était pesant. Le crépuscule était déjà là. Des nuages rouges, roses, jaunes,...se dessinaient dans le ciel.

J'étais devant mon école, le Collège Saint Martin. Caché derrière le gros Amandier, je scrutais le moment opportun pour y enter. La grosse barrière en fer forgé rouillée par le temps, les eaux de pluies et les souvenirs, était ouverte. Le gardien faisait sortir les poubelles.

Comme un éclair, je me faufila dans l'enceinte de l'établissement. Alerté par le bruit de mes pas, le gardien se retourna, mais ne vit rien.

La porte de la bibliothèque était entrouverte. Curieux, je m'approchai. J'eus peur, mais j'avançai. La pièce était toute noire, mais je scrutais à travers toute cette pénombre le visage de Madame Chouette. Elle était assise au milieu d'un tas de livres. Je vis nos copies d'évaluation. Une sorte de lumière bleue émanait de ses mains. Elle récitait une prière dans une langue inconnue.


Et soudain, tous les livres s'ouvrirent. Des tas de mots : articles définis ou indéfinis, noms communs ou propres de choses ou de personnes, verbes, adverbes...tous rentrèrent dans sa bouche grande ouverte.

Désormais, je sus la raison pour laquelle Madame Chouette ne nous remit jamais nos copies d'évaluation après correction.

L'idée qu'aucun mot n'existerait plus si elle continuait ainsi me vint en tête. Je poussai un cri. Elle découvrit ma cachette. En deux temps trois mouvements, je m'échappai. Le gardien me vit laisser les lieux en toute hâte. Il me lança des injures. Me poursuivit. J'augmentai ma vitesse. Petit Bambin ! lança t-il pour la énième fois. Fatigué, il s'arrêta, mais moi, je continuai ma course folle.

— Maman, papa, la maîtresse est un loup-garou. Elle mange des mots !
La dernière chose que je m'entendis prononcer. Et puis, plus rien. Le néant.


Je ne sus pas ce qui m'arriva. J'étais couché. J'avais très mal à la tête. Et je brûlais de fièvre. Je vis ma mère égrener son chapelet, mon père frictionner tout mon corps avec du Clairin et ma grand-mère préparer un bain de feuilles. Je n'arrivais pas à parler. Peut-être que Madame Chouette m'avait jeté un sort ou avait fini de dévorer tous les mots. Quelle horreur ! pensai-je. Heureusement que maman pouvait encore trouver quelques uns pour prier.

Depuis un certain temps, dans les infos, on ne cessa de signaler un fait étrange : Des mots qui disparaissaient des livres le soir.

Un matin, en allant au dispensaire avec ma mère, je vis une fillette inconsolable. Elle n'arrivait pas à repasser les leçons de la veille. Dans son livre de français, il n'y avait plus un mot. Que de pages blanches !


Les gens se plaignaient. C'était urgent. Il y avait des réunions par ci et par là. On cherchait une explication et une solution à ce phénomène inexplicable avant que cela ne devenait national ou même mondial. À la personne qui découvrirait ce mystère, un chèque de 500 000 gourdes était réservé.

Dans le silence de la nuit, je réfléchissais à comment avouer à tout le monde ce que je savais au sujet des mots qui disparaissaient soir après soir. J'avais peur d'être ridiculisé.


L'aube se planta. Je me réveillai avec les mêmes réflexions de la vieille. J'eus la tête lourde. L'odeur du café me donna des vertiges pour la toute première fois.

À l'insu de tous, je courus à la station de radio la plus proche. L'unique d'ailleurs. Je parlai sans m'arrêter. Les journalistes me fixèrent sans trêve. Je ne fis même pas attention à mes mots. Ils me vinrent sans efforts. Des mots traumatisés par la peur d'être dévorés par Madame Chouette. Puis je repartis aussi vite que j'étais venu. Loin des regards. 


Je revins à la maison comme si de rien n'était. Personne ne remarqua ma courte absence. Ma grand-mère pilait du café. Ma mère vannait du millet. Grand-père et papa étaient sûrement au champ. C'était l'heure de la récolte des maïs.

Je m'affalai sur la natte de latanier. Un léger sommeil m'emporta. J'entendis soudain ma mère converser avec une commère. Mon nom fut cité. Le CASEC demandait à me voir. Je frémissais à l'idée de le rencontrer.

La rencontre fut brève. Le CASEC voulait confirmer ce qu'il avait entendu ce matin à la radio. La nouvelle fit écho. Tout le village en parlait. Mes parents me questionnaient sans arrêt. Un calvaire.


Madame Chouette fut recherchée, mais demeura introuvable. Séraphine, la folle du village, témoigna l'avoir vue hier soir voler en direction du Nord avec ses ailes de chauves-souris. Ma mère craignait que cette Chouette s'en prenait à moi. Le soir venu, elle croisa, à l'entrée de la porte de notre case, deux balais la tête en bas pour contrecarrer tout esprit maléfique qui oserait nous visiter pendant notre sommeil.


Un autre jour se leva sur le village. La rumeur fut grande. La nouvelle parvint jusqu'à mes oreilles. Surprise en flagrant délit de la chambre d'Anaïse par le père de la petite, Madame Chouette fut lapidée à l'aube, puis pendue sur la place publique.


Les mots furent libérés. Ils retrouvèrent leurs places respectives dans les livres. Une petite fête fut organisée en mon honneur. Les villageois m'apportèrent des denrées en cadeau. Boss Jacques m'offrit du « Chanm-Chanm », mais ma mère m'interdit d'en consommer tout de suite.


Tout le monde rit de bon coeur. Il y avait du « grogue », de la musique et de la nourriture à gogo. Le CASEC en fit les frais. J'entendis ma mère déclarer avec fierté : « Tu vois commère, mon « Blòk Os », n'est pas un bon à rien. Il est juste différent. Il a le flair pour découvrir le mauvais air ».