Le lanceur de couteaux

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J'aime la solitude qui permet le rêve et l'évasion, les rencontres qui font grandir, la vie qui chaque jour me surprend. J'écris aussi parfois...

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Nouvelles :
  • Littérature générale

On avait démarré avec trois fois rien.
La vieille planche à repasser de Mémé qu'on mettait debout le long de la porte du garage et les couteaux que Pépé utilisait pour aller aux champignons. La planche, c'était pour me protéger. Marco était sûr de lui, mais moi, j'avais un peu les chocottes. Il avait commencé à trois mètres et, à la fin de l'été, il lançait les lames depuis cinq ou six mètres. J'aurais été au bout du monde avec Marco, il aurait pu me faire faire n'importe quoi. Le jour où il a ôté la planche, j'avais des papillons dans les yeux. J'ai même vu passer la corneille à moitié apprivoisée, je suis sûre qu'elle m'a adressé un clin d'œil.
Personne n'aurait misé sur notre succès. On a grandi, et le jour où le cirque s'est arrêté au village, Marco a déclaré que c'était notre chance, une occasion à ne pas rater. Monsieur Loyal a annoncé notre numéro avec force roulements de tambour ; je n'en menais pas large, mais Marco a fait un sans-faute. Les couteaux cernaient mon corps, gracile à l'époque, ma chevelure blonde étalée en auréole, comme autant de cierges pleurant sur ma dépouille.
Le contrat fut signé dans l'heure. Je me souviens de ma première tenue, un juste au corps à paillettes indigo qui rehaussait le rosé de ma carnation. Marco se moulait dans un pantalon noir et petit gilet assorti sur une chemise à jabot blanc. On avait de l'allure et la peur, peu à peu, s'est muée en excitation. Toujours plus loin, plus vite, de dos, les yeux bandés.
Les contrats se multipliaient à l'aune de notre amour. L'adrénaline et les lumières, les acclamations et les affiches géantes avec notre nom tout en haut, les enfants qui couraient quémander un autographe, tout mettait nos nerfs en tension et notre passion en feu. Nous faisions l'amour comme si c'était la dernière fois.
Nous sillonnons les routes de France et d'ailleurs depuis plus de dix ans. Mon corps s'est épaissi lorsque celui de Marco n'a pas changé, seuls quelques fils argent sur ses tempes brunes, un dos un peu moins droit. Mais ses mains sont toujours sûres, le geste élégant et l'œil affûté.
La passion, en revanche, s'est consumée. À répéter le même numéro depuis tant d'années, la même femme sous les yeux, les bras en croix sous le chapiteau ou dans le lit, je sens que l'amour de ma vie me délaisse. Les occasions ne manquent pas et je ferme les yeux sur ses frasques. Cette jeune écuyère au corps fuselé en osmose avec son alezan ébène, la trapéziste si souple qui laisse augurer leurs étreintes et leurs jeux brûlants, jusqu'à cette femme clown espiègle et ravissante dès qu'elle ôte nez rouge et salopette écossaise.
Je patiente et refuse tout conflit qui risquerait de mettre notre couple en péril. Travailler avec son compagnon n'est jamais aisé, mais s'exposer chaque soir, quasi nue, offerte et sans défense avec le devoir d'afficher une mine de circonstance relève d'une gageure quand on se sait trompée.
Mon avenir professionnel est sombre, autant que ma vie de femme. J'ai beau enchaîner les régimes et rentrer le ventre, je me dis parfois qu'il serait préférable qu'un couteau effleure ma carotide. Bien vite, je chasse mes idées noires avant d'arborer mon plus beau sourire, celui qui faisait vibrer le public autant que mon Marco. Avant.
Mon homme a pour habitude de me prendre dans ses bras avant d'entrer en scène, une accolade pour signifier qu'on est une équipe, un indéfectible duo que le temps ne pourra mettre à mal. Puis il caresse mon front de son pouce droit, une sorte d'onction. J'aime ce rituel, il me rassure dans mon amour et apaise mes peurs toujours tapies dès que j'ouvre les bras, abandonnée à son adresse et au destin.
Ce soir, c'est à peine s'il m'a serrée sur son torse, il a oublié la pression de son pouce sur mon front. Je me sens vide, flageolante lorsqu'il accroche les sangles de cuir autour de mes poignets et de mes chevilles. À cet instant, je suis toute à lui mais il ne me voit pas, le geste mécanique d'un artiste confirmé, le regard froid pour évaluer la bonne distance, celle qui fera frémir un public toujours plus exigeant. Les applaudissements déferlent à l'annonce de notre numéro. Je suis une momie coincée dans son sarcophage tandis qu'il salue, à droite puis à gauche. J'admire toujours la courbe de ses reins et la fermeté de ses fesses alors que j'attends, crucifiée sur ma planche. Je me jure que c'est ma dernière représentation. Après, je partirai, je quitterai tous ces artifices. J'ai trop mal.
Il choisit le premier couteau, assure le balancier de son bras et, sans réfléchir, lance la lame dans ma direction. Elle atterrit sous mon aisselle gauche et j'entends la foule en liesse. Avant le lancer suivant, le public tape du pied pour marquer son impatience, un son mat et frénétique qui résonne dans ma tête fatiguée. Le deuxième couteau se plante au sommet de mon crâne, arrachant au passage quelques-uns de mes cheveux aujourd'hui ternis.
Marco ajuste son gilet et prend une profonde inspiration, il saisit le troisième couteau et, à l'instant où il s'apprête à le lancer, j'aperçois la corneille de notre enfance qui volette devant ses yeux. Celle-ci est blanche, une colombe plutôt. La colombe de la jeune première qui vient présenter son numéro ce soir. Une jeune fille vêtue de dentelle ivoire. Le volatile s'est échappé de sa cage. Comme un pied de nez, une apparition pour distraire Marco alors que la lame s'approche de mon cœur.

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