Le sapin trône au milieu du salon.
Majestueux et plus enrubanné encore. Au fil du temps, le souvenir de mon frère s’estompe dans mes neurones, et la vie reprend sa place. Démesurément. Un... [+]
La bise
il y a
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Pressés de se retrouver à l’abri, les passants marchent d’un pas vif. Des volutes de buée auréolent leurs lèvres exsangues, col relevé, tête baissée, ils fendent l’air humide et poisseux de la ville. Certains dérapent sur l’asphalte tapissé de grésil, d’autres virevoltent sur une plaque d’égout avant de se rétablir, pantins figés par le froid.
C’est un soir d’hiver sombre et venteux. Martial ajuste le plaid de survie sous son menton, la nuit sera longue. Tapi dans l’encoignure d’une porte cochère, sa place depuis que son copain est mort, l’an passé à la même époque, il s’apprête à décompter les heures jusqu’au petit matin bleuté, première lueur d’espoir, l’offrande d’un café chaud peut-être. Il en perçoit déjà l’arôme et le goût, l’amertume qui fait sentir vivant. Mais il faut attendre encore, le plus dur c’est vers deux ou trois heures, muscles tétanisés, articulations raidies et les pieds et les oreilles, l’insidieux souffle glacé qui vous réveille si vous avez eu la chance de vous endormir.
Les boutiques baissent le rideau dans un bruit de ferraille annonciateur de nuit noire. C’est le boucher, boudiné dans son grand tablier, qui a ouvert le bal, lavant la sciure de son pas de porte à grande eau rougeâtre avant d’éteindre ses néons. Le boulanger l’a suivi de près, avec un peu de chance, il sortira ses poubelles, de quoi récupérer quelque croûton rassis. Il a allumé une cigarette, mains en coque contre le blizzard, tapant du pied sur le trottoir, bientôt il retrouvera son fournil, ses nuits aussi sont courtes.
Sur ce même trottoir gisent quelques quotidiens invendus déposés par le marchand de journaux. Si les nouvelles ne sont déjà plus fraîches, au moins le papier protégera un malheureux des morsures de la nuit. Le kiosquier pense à ceux qui souffrent, alors il ajoute à la pile un recueil de poésie, un cadeau à la rue, de quoi s’évader le temps d’une rime.
Mouloud reste ouvert jusqu’à vingt et une heures, une tradition importée de son pays où les soirées étoilées sont douces, il en a conservé l’habitude dans la grisaille citadine. Sa petite épicerie, un bric-à-brac où l’on trouve de tout, étale ses denrées jusqu’au dehors, sur des clayettes en biais, Mouloud n’est pas soupçonneux.
Mariette trottine, elle n’a pas vu filer le temps. Du temps, elle n’en a plus bien la notion depuis la mort de son vieux, ses jours ressemblent à ses nuits, elle dort quand elle a sommeil, mange si elle a faim, ce n’est pas souvent, mais à ce moment précis ce doit être le cas puisqu’elle se dirige vers le magasin, la lumière verte clignote encore. Elle ressort avec une petite boîte de conserve ronde. Mouloud lui fait un signe de la main, la vieille dame est un peu sourde, c’est une façon de lui souhaiter le bonsoir.
Mariette passe devant Martial, elle le fixe un moment qui paraît une éternité puis d’un coup émerge de sa rêverie, fouille dans la poche de son tablier, elle est sortie en chaussons et sans manteau, et dit à Martial :
— Je n’ai pas de pièce sur moi, mais je peux vous faire une bise.
L’homme soulève le plaid et quitte son grabat, il ôte sa casquette et tend la joue droite, Mariette l’embrasse, un baiser sec et furtif, étonnée de son audace, une jeune fille prise en faute. Martial ne trouve pas les mots, alors il se recouche sur ses cartons et s’enroule dans la couverture.
Mouloud a vu la scène, il se préparait à rentrer ses cageots. Il s’approche et, montrant la boîte qu’elle tient dans sa main engourdie, demande à Mariette :
— Vous m’avez dit que votre chat s’est sauvé, pourquoi acheter de la nourriture pour lui ?
Mariette reste interdite une fois encore avant de répondre :
— C’est l’heure de mon petit déjeuner.
— Écoutez, dit Mouloud, chez moi ce n’est pas grand mais il fait chaud, en plus j’ai fait cuire trop de semoule pour le tajine, venez dîner tous les deux, je n’aime pas manger seul.
Martial se met à pleurer, de vraies grosses larmes tièdes et Mariette ajoute :
— D’accord, mais on ouvre ma boîte en entrée.
C’est un soir d’hiver sombre et venteux. Martial ajuste le plaid de survie sous son menton, la nuit sera longue. Tapi dans l’encoignure d’une porte cochère, sa place depuis que son copain est mort, l’an passé à la même époque, il s’apprête à décompter les heures jusqu’au petit matin bleuté, première lueur d’espoir, l’offrande d’un café chaud peut-être. Il en perçoit déjà l’arôme et le goût, l’amertume qui fait sentir vivant. Mais il faut attendre encore, le plus dur c’est vers deux ou trois heures, muscles tétanisés, articulations raidies et les pieds et les oreilles, l’insidieux souffle glacé qui vous réveille si vous avez eu la chance de vous endormir.
Les boutiques baissent le rideau dans un bruit de ferraille annonciateur de nuit noire. C’est le boucher, boudiné dans son grand tablier, qui a ouvert le bal, lavant la sciure de son pas de porte à grande eau rougeâtre avant d’éteindre ses néons. Le boulanger l’a suivi de près, avec un peu de chance, il sortira ses poubelles, de quoi récupérer quelque croûton rassis. Il a allumé une cigarette, mains en coque contre le blizzard, tapant du pied sur le trottoir, bientôt il retrouvera son fournil, ses nuits aussi sont courtes.
Sur ce même trottoir gisent quelques quotidiens invendus déposés par le marchand de journaux. Si les nouvelles ne sont déjà plus fraîches, au moins le papier protégera un malheureux des morsures de la nuit. Le kiosquier pense à ceux qui souffrent, alors il ajoute à la pile un recueil de poésie, un cadeau à la rue, de quoi s’évader le temps d’une rime.
Mouloud reste ouvert jusqu’à vingt et une heures, une tradition importée de son pays où les soirées étoilées sont douces, il en a conservé l’habitude dans la grisaille citadine. Sa petite épicerie, un bric-à-brac où l’on trouve de tout, étale ses denrées jusqu’au dehors, sur des clayettes en biais, Mouloud n’est pas soupçonneux.
Mariette trottine, elle n’a pas vu filer le temps. Du temps, elle n’en a plus bien la notion depuis la mort de son vieux, ses jours ressemblent à ses nuits, elle dort quand elle a sommeil, mange si elle a faim, ce n’est pas souvent, mais à ce moment précis ce doit être le cas puisqu’elle se dirige vers le magasin, la lumière verte clignote encore. Elle ressort avec une petite boîte de conserve ronde. Mouloud lui fait un signe de la main, la vieille dame est un peu sourde, c’est une façon de lui souhaiter le bonsoir.
Mariette passe devant Martial, elle le fixe un moment qui paraît une éternité puis d’un coup émerge de sa rêverie, fouille dans la poche de son tablier, elle est sortie en chaussons et sans manteau, et dit à Martial :
— Je n’ai pas de pièce sur moi, mais je peux vous faire une bise.
L’homme soulève le plaid et quitte son grabat, il ôte sa casquette et tend la joue droite, Mariette l’embrasse, un baiser sec et furtif, étonnée de son audace, une jeune fille prise en faute. Martial ne trouve pas les mots, alors il se recouche sur ses cartons et s’enroule dans la couverture.
Mouloud a vu la scène, il se préparait à rentrer ses cageots. Il s’approche et, montrant la boîte qu’elle tient dans sa main engourdie, demande à Mariette :
— Vous m’avez dit que votre chat s’est sauvé, pourquoi acheter de la nourriture pour lui ?
Mariette reste interdite une fois encore avant de répondre :
— C’est l’heure de mon petit déjeuner.
— Écoutez, dit Mouloud, chez moi ce n’est pas grand mais il fait chaud, en plus j’ai fait cuire trop de semoule pour le tajine, venez dîner tous les deux, je n’aime pas manger seul.
Martial se met à pleurer, de vraies grosses larmes tièdes et Mariette ajoute :
— D’accord, mais on ouvre ma boîte en entrée.
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