De cheveux bleus et de tulipes

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Il faudrait dans toutes les bibliothèques ces recoins lumineux : cet espace près des persiennes, derrière la section réservée au Quattrocento ; ou cette mezzanine peu fréquentée, encombrée de cartons et d'étagères en chantier ; ou encore cet endroit que l'on ne trouve qu'une fois, une seule fois, par hasard, lorsque l'on cherche un livre sur Klee et que l'on échoue dans l'aile réservée aux romans nordiques ; ces recoins où vibrent les histoires et danse la poussière, pour que naissent les amitiés extraordinaires.

La bibliothèque Carter-Collins regorge d'escaliers : des escaliers dérobés qui mènent vers de minuscules pièces uniquement meublées de coussins ; des escaliers qui ne mènent nulle part mais dont les marches servent à ranger des livres ; des escaliers de bois et de pierre qui vous amènent dans les étages (territoires merveilleux de l'imaginaire) et sur le toit (territoire splendide d'infini et de ciel bleu). Il y a des couloirs qui ne semblent s'ouvrir que les jours de pluie, les jours d'orage, les jours de grand vent ; un chemin inhabituel, un détour, une hésitation et l'univers vous fait une de ses douces farces, une farce d'enfant : il ouvre un passage et le referme le jour suivant.

À la bibliothèque Carter-Collins, Charlie et Alistair se sont trouvés.

Octobre est la première fois. Charlie est encore pour Alistair le nouveau, cet inconnu dégingandé et longiligne, celui qui dessine des tulipes sur sa table de maths et qui reste seul à la pause déjeuner, sous les grands ormes décharnés de la cour. Charlie s'est posé des questions sur ce garçon, comme tout le monde, sur ce bleu qu'il a dans les cheveux, tels un poème de couleur, une écume, une vague lâchée dans l'océan de ses boucles blondes. Cette fois-là, ils sont assis à deux tables qui se font face. Charlie est plongé dans un grand livre épais dont le titre est caché ; Alistair fait des recherches sur l'écriture copte. Parfois, en levant la tête, leurs regards s'accrochent et ils se sourient maladroitement.

La deuxième fois arrive pendant les vacances de décembre. Ils ne se sont encore jamais parlé, mais après une semaine à se croiser régulièrement et à étudier côte à côte, Alistair franchit l'espace qui sépare leurs deux tables et demande s'ils peuvent s'asseoir ensemble. Charlie accepte. Ils échangent leurs prénoms avec la solennité d'une poignée de main. La première heure, ils ne disent rien. Puis, Alistair relève la tête et voit Charlie qui dessine. C'est un dessin au pastel d'une femme de dos ; il y a quelque chose dans les couleurs, si floues et si douces, qui lui rappelle Degas. Alistair le fait remarquer et c'était apparemment la bonne chose à dire, puisque Charlie sourit plus fort qu'il ne l'a jamais vu faire. En quittant la bibliothèque, Alistair se dit qu'ils pourront peut-être être amis.

En janvier, une nouvelle « nouvelle » arrive au lycée ; tout le monde laisse enfin Charlie tranquille.

Au cours du mois de février, ils se donnent rendez-vous à Carter-Collins. Parfois ils travaillent ensemble, parfois ils lisent, parfois ils vont explorer les recoins de la bibliothèque. C'est vers cette période qu'ils découvrent successivement les mérites de l'aile des estampes japonaises, avec sa « salle aux futons » où l'on peut se coucher, et de la partie nord du bâtiment, où il y a une pièce presque entièrement vitrée dont la vue donne sur la rivière en contrebas. Il y a de la place pour rêver et parler. Charlie se dévoile lentement : il parle de sa mère qui l'a toujours encouragé dans l'art, de sa sœur qui adore les lamas... Et puis, un jour où ils sont restés plus tard que d'ordinaire, à admirer le crépuscule depuis les marches de l'entrée, il répond à la seule question d'Alistair qu'il a toujours évitée :
— Je suis parti de mon ancien lycée, dit-il, parce que j'étais harcelé.
Il n'y a rien de plus à dire. Ils regardent donc tous deux le soleil, qui s'en va régner sur l'autre bout de la planète, et sa traîne royale, qui découpe la nue comme un étrange gâteau : du magenta par-ci, de l'or par-là, du noir ici, puis du bleu, du jaune, de l'or, du bleu encore... Un bleu très sombre, un bleu de pétrole. Et puis du noir de nouveau, jusqu'à la fin.

En mars, ils se trouvent un nouveau coin. Avec le temps, le carré de parquet dans le recoin sous la fenêtre de la section des livres arabes devient leur refuge. C'est ainsi. Un refuge entier, construit petit à petit, avec des histoires partagées, un regard, un amour commun pour un peintre, un repos dans la lumière. Ils y passent, coupés du monde, toutes les vacances d'avril. Depuis leur refuge, tous les bruits paraissent assourdis, comme absorbés par la fraîcheur des murs : le frou-frou des pages des livres, les pas des autres lecteurs, le grincement des roues des chariots de livres dans les couloirs, les voix de l'extérieur... Tous les sons sont lentement relâchés dans l'atmosphère tranquille de l'intérieur.

Klimt fut le premier à jeter sur leur amitié naissante sa lumière et, par là même, à les guider dans la douceur. Puis, ce fut le tour des impressionnistes : Manet, Caillebotte, Berthe Morisot... Mais c'est surtout Monet – avec ses femmes, ses fleurs et ses champs – qui les relie, les unit, les fait se pencher l'un vers l'autre au-dessus d'un tableau et pousser le même soupir de bonheur. Quant à Van Gogh, il les prend par la main et les emmène dans ses campagnes. Vient ensuite une ronde d'écrivains et de poètes, et voilà leur amitié qui se développe autour d'aventures dans la ville et dans les livres. Quand vient juillet, au gré de nuits d'été sur le toit de la maison de Charlie et d'après-midi sur les marches de celle d'Alistair, leur amitié grossit encore et s'amplifie de livres échangés, de small-talks, de dîners chez l'un et l'autre, de conversations nocturnes au téléphone qui font comme du bruit blanc dans la nuit, de rendez-vous au parc, au zoo, à la plage...

Enfin, quand août cède la place à septembre, Charlie, avec ses cheveux bleus et ses tulipes, a un ami.

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