Colin-Maillard

J'ai un nom de vieille, des goûts de vieille: les chats, les vieux livres poussiéreux, le thé, les châles... Mais je suis aussi singulière: j'aime les octopodes, j'aime me compliquer la vie (et ... [+]

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux. La pression de la nuit appuie sur mes globes et empêche la lumière de titiller ma rétine. J'ai mal à la tête. Je cherche à me rendormir, à tirer la couverture à moi. Mais il n'y a pas de couverture. Je me redresse, je la cherche. Il n'y a pas d'oreiller, pas de matelas, pas de couette, je sens les rainures d'un carrelage inconnu sous mes doigts, et toujours cette tête victime d'une douleur langoureuse. Je la pose sur le sol froid et reste comme ça, les genoux repliés et la tête posée, de longues minutes. On pourrait croire que je prie, si tout simplement il ne faisait pas aussi noir.
Je crois que je me suis rendormi, mais je n'en suis pas sûr. L'important, c'est qu'une fois réveillé j'ai trouvé la force d'explorer à quatre patte la noirceur de la pièce. Je suis d'abord tombé nez-à-nez avec un seau, puis j'ai cru reconnaître un balai. Si je m'allonge de tout mon long, je touche les deux murs parallèles. Il y a une porte, avec une poignée, mais aucun rai de lumière ne passe par les interstices. Bien sûr, la porte refuse de s'ouvrir même après quelques coups d'épaule désespérés. Et puis ce n'est pas comme si j'avais une carrure de bœuf, loin de là. J'essaie de crier. Ma voix est éraillée au début, mais après une quinte de toux, j'hurle à l'aide. Personne ne répond. Je commence à taper sur les murs pour attirer l'attention, puis par terre. La force de mes pas résonne dans mes jambes. Je finis par prendre le balai et taper sur le plafond. Je parcoure toute la salle en hurlant, en frappant le plafond avec vigueur. Le balai finit par heurter un endroit creux du plafond. Je laisse quelques secondes s'écouler puis je replante le balai un peu à côté. Il s'enfonce comme dans du carton, même si quelque chose le retient de s'enfoncer plus. Je continue, jusqu'à ce qu'un bout tombe sur le sol dans un claquement net. Je ne vois pas la poussière mais je tousse. Je parcours le trou que j'ai fait avec le manche du balai, j'essaie d'agrandir ce trou pour que je puisse m'y faufiler. Il y a comme une planche en bois carré qui résiste, une sorte de trappe. Avec le balai, je la hisse de toutes mes forces. Il faut que je m'y prenne à plusieurs fois avant de réussir à la faire basculer en entier. J'essaie de sauter pour toucher le plafond. Mes doigts le frôlent mais je n'arrive pas à pousser assez sur mes jambes. Je finis par me fatiguer, plus je saute, plus j'ai l'impression que le plafond s'éloigne, comme le pompon d'un manège. Mes jambes sont fébriles, et je recommence à faire les cent pas dans ma cage obscure, cherchant une solution et dégourdissant mes jambes. Je me prends les pieds dans le seau et je tombe à terre, menton en premier. Mes dents s'entrechoquent violemment, et la douleur résonne dans tout mon corps. Ce n'est qu'après plusieurs minutes que le vertige s'efface et laisse à sa place une douleur lancinante le long de mon menton. Le sang pulse violemment et s'écoule le long de ma gorge. Je touche délicatement la plaie, toute gonflée et poisseuse. L'odeur du sang ne m'a jamais dérangé. Mais dans le noir, cette odeur devient insupportable. On a l'impression d'être entouré de corps égorgés, d'être emprisonné dans une bulle de sang. Je prends le seau sous le bras et je cherche le balai à tâtons. Le temps de récupérer le balai et de retrouver le trou du plafond, le sang a presque coagulé. Mes mains sont recouvertes de croûtes friables et j'ai du mal à lever la tête. Je place le seau à l'envers et me hisse dessus sur la pointe des pieds, bras tendus. Je frôle le plafond.
J’entends des pas. Quelqu’un se rapproche de la porte, et essaie de déplacer ce qui bloque la sortie. Il faut que je saute. La personne peste, à l’air d’avoir tout le mal du monde à déplacer ce qui bloque la porte. Je prends quelques grandes inspirations pour me donner du courage et je me lance. Je sens le seau se dérober sous moi, mes bras s'agitent dans l'air et mes doigts s'accrochent comme des serres à la bordure boisée de la sortie. Je bats des pieds, je force, je me hisse. J'arrive à passer le coude, puis l'autre, et en me tortillant, au prix de nombreux efforts, tout mon corps finit par passer. J'arrive à distinguer l'ombre de mes mains. Le plancher, ici et là, laisse passer de minces rais de lumière. Je m'aventure vers le plus large, à pas de chat. Je plaque mon œil contre le plancher poussiéreux, et j'observe. Pas grand-chose depuis cette fente d'à peine quelques millimètres. C'est une sorte de couloir vide, bien éclairé. Je me dirige vers les autres rais de lumière, et à chaque fois, c'est la même chose : un couloir vide bien éclairé. Je n’entends plus personne. J'arpente le grenier, en quête de quoi que ce soit qui pourrait m'aider. Je mets mes mains dans d'immenses toiles d'araignée dont je n'ose même pas imaginer la taille des tisseuses. Je crois aussi que j'ai trouvé le squelette d'un petit animal, à moins que ce soit un tas de bout de bois. Je n'ai pas cherché plus loin. J'ai fini par coller de nouveau l'œil sur l'interstice la plus confortable. Et là, j'ai vu quelque chose. Deux filles assez jeunes se tenant l'une et l'autre, marchant de façon maladroite, bras devant. Elles se guident mutuellement, en chuchotant. Sur leur têtes, un casque de fer descend jusqu'au milieu du nez, une sorte de demi-heaume qui leur bouche complètement la vue. Elles tâtonnent, elles trébuchent, rendues aveugles. Je me relève, incapable d'interpréter ce que je viens de voir. Je pose ma main derrière moi pour soutenir mon poids. Le parquet grince.
- Tu as entendu ça?
- On dirait que ça vient d'en haut.
- Allons-nous-en. Dis la première avec la voix qui tremble.
Un cri est poussé un peu plus loin. J'entends qu'on se débat. Je reste pétrifié, je ne bouge pas. Puis le silence revient. Mon cœur a quitté mon menton et habite maintenant tout mon corps, avec une seule pensée : celle de s'échapper.
Je palpe le plafond mansardé à la recherche d'une faille, comme dans le cagibi. La laine de verre me gratte. Mes yeux me piquent et j'ai très envie de tousser. Chaque quinte de toux retenue en fait naître une plus grosse, de plus en plus difficile à étouffer.
Je n'ai trouvé aucune issue. Il ne me reste plus qu'à descendre dans ces couloirs.
Je finis par tousser, manquant de suffoquer. A ce moment à, un coup de fusil a traversé le plancher, assez loin de moi pour que je ne sois ni blessé par la balle, ni blessé par les éclats de bois. Je reste immobile plusieurs minutes, en ayant pour unique action que de gratter légèrement ma plaie au visage, asséchée par le temps et la poussière. J’ose à peine respirer, même les battements de mon cœur semblent trop bruyants. Puis le tireur s’est remis à marcher, avec le bruit du canon à fusil qui heurte le sol. Il n’avance pas très vite, et j’ai pu me pencher pour l’observer à travers le trou. C’était un adulte casqué de la même demi-sphère métallique, qui se sert de son fusil comme d'une canne d'aveugle. Le tireur éloigné, j'ai forcé sur le parquet pour dégager un trou. J'ai attendu de longues minutes avant de descendre. Je n'allais pas pouvoir le faire discrètement, j'allais forcément heurter le sol avec violence. J'ai fini par me lancer. Je ne suis pas trop mal retombé.
Une fois dans le labyrinthe, je ne sais pas ce qui m'a le plus effrayé. Peut-être la vidéo-surveillance, peut-être les avertissements rougeâtres sur les murs "Ne dit à personne que tu vois".