À ma place de la Guajira à Bogota

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Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Elle, elle ne sait ni écrire, ni lire. Alors souvent elle me demande avec arrogance pourquoi j'aime étudier. Ma famille vit près de Maicao dans la Guajira colombienne. Mes parents ne sont jamais allés à l'école du pays. Leur école à eux, c'est la vie. Le travail à 5h, les mains poussiéreuses, le dos courbé. Le tissage pour ma mère et l'élevage pour mon père. Avec eux, je parle le wayuunaiki. Parfois, j'oublie certains mots. Ça rend mes parents tristes. Ils pensent que je les renie, que je les méprise. "Tu as changé depuis que tu es partie, Noshua", répète ma mère nostalgique.

Chaque année, des jeunes de l'association Kamanewa viennent jouer avec les enfants de notre communauté. Ils nous distribuent aussi des cahiers, des crayons et de l'eau. Il y a cinq ans, deux filles de Bogota sont venues. Elles nous répétaient combien c'était génial d'étudier. J'avais peur d'avoir l'air nulle à leurs yeux. Je ne savais même pas lire. Avec leurs téléphones, elles nous ont montré des photos de la capitale, de leurs voyages à l'étranger et d'avions. À l'époque, aucun d'entre nous n'en avait pris ni même vu. Je voulais qu'elles m'emmènent, je voulais partir avec elles.

Ma mère cuisine souvent de la friche. Ce sont des morceaux de chèvre déchiquetés baignés dans le sang. À table, elle sert mon père, puis mes frères avant de me demander mon assiette. Ce jour-là, je lui fais signe de ne pas me servir : "Non, merci". Je ne mange plus de viande. À table, tous me fixent. Tantôt mélancoliquement, tantôt agressivement. Ils ne comprennent pas. Pour eux, c'est une insulte aux traditions. "C'est l'influence des citadins", se désole ma mère. Peut-être, et alors ? J'ai arrêté d'en manger il y a quelques mois. Avant, je me suis beaucoup renseignée. Dans les livres. Sur Netflix. C'est à la mode à l'université. Ça me permet de prendre part aux conversations. Tout le monde parle du documentaire Cowspiracy. Ce documentaire m'a fait réaliser l'impact que ma consommation pouvait avoir sur l'environnement.

Après la venue de Kamanewa, je leur ai dit que je voulais étudier. Mes parents n'ont pas réagi. Ils ont cru à une nouvelle lubie. "Ça lui passera". Ça n'est pas passé.

Quelques années plus tard, l'avion atterrit. Je suis secouée. C'est la première fois que je viens à Bogota. Mon inscription à l'université de Los Andes, en relations internationales, est prévue en fin de matinée. Le ciel est menaçant. J'ai revêtu ma tenue habituelle. Une longue robe rouge tissée par ma mère. Elle effleure mes chevilles au rythme de mes pas. Sur la poitrine, des motifs floraux sont cousus en jaune et bleu. Les couleurs du drapeau. Je me suis attachée les cheveux en couette basse sur le côté. Le vent frais de la ville souffle dans ma nuque. C'est agréable. Je marche. Dans la petite rue passante où les locaux d'accueil sont installés, je croise plusieurs regards suspicieux. Je me retourne. Rien. C'est moi qu'ils regardent.

Les formalités sont terminées. Je signe le dernier papier et affiche un sourire sincère. J'ai hâte de commencer. Mes mains se hâtent à récupérer mon sac en bandoulière colloré, posé au sol. Je me lève de ma chaise. "Tâchez de vous trouver une autre tenue pour la rentrée !". Regard figé sur l'ordinateur, l'homme blanc qui se tient en face de moi ne sourcille pas. "Pardon ?". Je me demande si je n'ai pas mal entendu. Il me regarde avec mépris. "Vous ne voulez tout de même pas que tout le monde sache d'où vous venez, si ?", lâche le responsable de ma licence.
J'aime beaucoup cette robe. Elle me rappelle la Guajira. Le sable devant la maison. La chaleur étouffante au soleil. La sueur qui suinte sur ma peau. C'est à l'école que j'ai compris que j'étais différente, parce qu'autochtone.

Pour y aller, il fallait marcher quotidiennement six kilomètres. Je n'ai jamais loupé un seul jour. Je voulais apprendre. Me sortir d'ici. Dans ma classe, les autres ne parlaient qu'espagnol. Ils arrivaient en bus ou accompagnés de leurs parents. Je mesurais à ce moment-là, déjà, le décalage qu'il y avait entre eux et moi. Et le pire c'est lorsque je parlais avec eux. Ils évoquaient leurs cours de musique, leurs clubs de sportifs, leurs vacances en famille. Moi, je me sentais étrangère.

Effacer. Effacer qui je suis. Effacer d'où je viens. Ne pas être reconnaissable.
Je plie la robe en quatre, la range dans le fond de ma valise, la ferme. Clap.

Chez les Wayuu, tout le monde a une vocation, une mission sur terre. La mienne est d'apaiser les âmes. Ça veut dire beaucoup. Apaiser. Calmer. Adoucir. Depuis que je suis partie étudier, je m'en veux beaucoup. J'ai l'impression de faillir à ma culture en m'éloignant des miens. Ils ont le sentiment que je leur parle avec dédain quand j'évoque mes connaissances et mes ambitions. Ils disent que je valorise ma nouvelle vie, la ville, la technologie, l'argent, que je fais désormais partie de ce que je critiquais et dénonçais, moquais même. Alors qu'à Bogota, les autres me jugent parce que je ne leur ressemble pas. Ma peau n'est pas plus foncée que la leur. Je suis colombienne, comme eux. Mais être Wayuu est un obstacle.

À l'université, il m'arrive de nier. "Oui, oui, ma mère est indienne mais tu sais, moi, pas vraiment au final", plaide-je avec conviction, comme si cela allait m'élever socialement. La réalité c'est que je suis différente d'eux et différente des miens.

Par moment, je comprends nos différences d'éducation. Eux parlent actualité avec leurs parents. Ils vont au musée, au cinéma et parfois même au restaurant.

Dans ma famille, j'étais très attendue. Je suis la cadette d'une fratrie de 6 enfants. Les naissances de mes plus jeunes frères ont été des drames. Ne pas avoir de fille, c'est la honte. La pression qui pèse sur mes épaules est lourde. C'est à moi d'assurer la transmission de nos coutumes et valeurs, c'est moi qui ait la responsabilité de porter l'héritage de la famille. C'est la règle dans les sociétés matriarcales. Avant ma rentrée à l'université, je leur ai dit que je ne voulais pas assumer ce rôle. "Tu n'as pas le choix", a répondu fermement mon père. Ma mère, elle, pleurait silencieusement. Une enfant, tant désirée, qui rejette ses racines, ce n'est pas facile à digérer.

Pour mes premières vacances universitaires, je suis rentrée dans la Guajira pour voir ma grand-mère souffrante. Elle m'a fait parler de mes études. Ses yeux brillaient. Je lui ai dit que c'était compliqué, que souvent je ne me sentais pas légitime. Elle a compris.

Je me souviens de mon premier jour en cours d'anglais. Je suis arrivée en avance et me suis assise au premier rang, face au tableau blanc. Le professeur n'était pas arrivé. Un garçon s'est approché. Il a posé sa main sur mon épaule. "Tu n'es pas à ta place". Sursaut. Ma place ? Si, ma place est ici. Avec vous. Je suis inscrite. Où serait ma place dans ce cas ? J'ai pris cette phrase comme une grande claque. Comment pouvait-il se permettre ? Ma mère m'avait prévenu : "Tu sais, nous ne sommes pas comme eux, ce sera difficile de t'intégrer, tu vas devoir t'adapter, cerner leurs façons de parler, de se comporter". La violence de ce moment m'a extrêmement perturbée, jusqu'à ce qu'il ajoute : "Je m'assois ici normalement, tu comprends ?"

Souvent, je repense aux derniers mots de ma grand-mère : "N'oublies jamais d'où tu viens !". Je suis encore en équilibre sur mon cheval à bascule entre deux mondes. Ce n'est pas toujours facile, mais ils font mon identité car les frontières ne sont pas que géographiques. J'aurais dû devenir tisseuse, comme ma mère. Pourtant, je suis ici aujourd'hui, avec vous. Alors, n'essayez pas de gommer vos différences, de vous fondre dans le décor comme je l'ai fait. Assumez vos rêves et vos racines, et peut-être que vous pourrez devenir journaliste comme moi. Merci pour votre écoute et je remercie votre lycée de m'avoir permis d'intervenir auprès de vous.
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