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Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Elle me le disait souvent d'ailleurs. Le comble de ma situation, c'est que je m'appelle Eléonore Tiffault. Vous l'aurez compris, mes initiales donnent E.T, comme cet extra-terrestre dans le film éponyme. Elle l'aura cherché.
« Alors, encore dans la Lune ? » me signe un imbécile pendant le cours de philo. C'est la seule chose qu'il a voulu apprendre à signer, dans l'unique but de se moquer de moi.
Je lui rétorque de mon meilleur français oral possible -et Dieu sait comme c'est difficile lorsque l'on ne s'entend pas parler- que c'est impossible d'être à l'intérieur de la Lune, et que jusqu'à présent on n'a que marché dessus, sans trouver de porte pour entrer dedans.
Mais je n'aurais pas dû. Je vois toute la classe qui rigole et se fiche de moi. Le professeur est perplexe et ne comprend pas mon intervention. Il n'a pas vu ce que cet idiot a fait. Les autres lui disent que je suis folle, je parle souvent toute seule, et que je devrais me faire interner.
Il est vrai que je sais bien lire sur les lèvres maintenant, alors les professeurs oublient souvent que je n'entends pas. Celui-ci, lassé des élèves perturbateurs et bruyants, m'a immédiatement ordonné de quitter le cours et d'aller à la Vie Scolaire.
Je remballe donc mes affaires, triste de voir que personne ne me soutient. Je ne vais pas chez les pions, ils ne sauraient pas quoi faire moi. Je préfère m'installer à une table dans le couloir, pour travailler et réviser mes cours.
Depuis que le professeur de physique nous a parlé de l'espace et de calculs de trajectoire de fusées, je ne rêve que de ça. J'aimerais entrer dans la NASA en tant que spationaute et sortir de ce monde où personne ne me comprend. Je sais qu'il y a d'autres individus comme moi, qui n'entendent pas très bien, mais je ne les ai jamais rencontrés, car mes parents voulaient que je sois parfaitement intégrée dans la société. Le résultat est que je ne me sens pas à ma place dans ce lycée et que je quitterai cet environnement dès que possible.
Je me suis renseignée sur les conditions d'admission en agence spatiale. La sélection des candidats est rude. Il faut être excellent partout et en bonne santé. Pour les connaissances, je travaille beaucoup mes cours, je lis énormément d'articles de magazines de vulgarisation scientifique, je m'efforce de me construire une bonne culture générale... J'ai appris plusieurs langues orales, et aussi signées. Concernant la santé, je pratique beaucoup de sport : natation, ski et danse. Mon CV m'a l'air plutôt bon pour l'instant, mais un seul paramètre peut nuire à mon dossier : mon ouïe me fait défaut. Pourtant, si je ne le dis pas, rares sont les personnes qui se rendent compte de ma différence. Quoiqu'il en soit, je ferai tout pour intégrer la prochaine équipe spatiale.
Les élèves sortent de leurs salles. La sonnerie de fin des cours a dû retentir. J'en aperçois quelques-uns de ma classe qui rient en me voyant. Je ne sais pas quoi faire contre eux. Je l'ai déjà dit à mes parents, au CPE, aux professeurs qui voulaient l'entendre... mais rien ne change. On se moque toujours de moi, parce qu'apparemment, rêvasser est sujet à railleries.
Je les trouve bien bêtes ces gens, car aujourd'hui, je conduirai pour la première fois un avion. Si tout se passe bien, j'obtiendrai mon diplôme de pilote dans les prochains mois. Bientôt, avoir la tête dans les nuages sera réalité pour moi et je pense qu'ils seraient plutôt jaloux de le savoir -s'ils voulaient en être informés bien sûr...-.
Mon père m'emmène à l'aéroclub. Il est très stressé, je le sens à des kilomètres à la ronde. Il a calé plusieurs fois avec notre nouvelle voiture automatique, c'est dire s'il n'était pas serein !... J'essaye de faire quelques blagues pour détendre l'atmosphère, mais rien n'y fait. Il a peur pour moi, un point c'est tout.
Arrivés à notre destination, les moniteurs essayent de le rassurer. Il n'a pas du tout envie de me voir piloter un avion. Pourtant, il y a quelques mois, il avait bien fini par accepter de m'inscrire dans cette association. J'ai fait de la théorie, puis beaucoup d'heures de simulateur. Je suis vraiment prête à faire mon baptême de l'air.
Mon copilote m'invite à m'installer dans le cockpit et m'expliquer rapidement les commandes. Cela dit, je n'en avais pas vraiment besoin, je connaissais le manuel de vol et ses schémas par cœur. Cet ULM n'avait pas de secret pour moi.
On fait un petit check avant de partir pour être sûr que tout est ok. J'allume le moteur et on décolle. L'ascension nous procure une sensation incroyable. Notre corps parait lourd, mais en même temps anormalement léger puisqu'il s'envole.
Nous naviguons à travers les nuages. Je ne me suis jamais sentie aussi bien. Je suis dans mon élément. Avoir la tête dans les nuages, tout en sentant mon corps lourd subissant la gravité terrestre, c'est ainsi que je me percevais à terre, mais c'est réellement ce qui se passe en ce moment.
Le trajet aérien dure environ une heure. L'atterrissage est la dernière sensation forte avant le retour à la réalité.
Mon père est rassuré de me voir arriver saine et sauve (et souriante). Il discute avec le moniteur, qui lui dit que je me suis débrouillée comme une professionnelle, et qui j'irai loin en travaillant comme ça. Et c'est bien ce que je compte faire : objectif Station Spatiale Internationale ! Mon père rigole et nous dit qu'on verra bien ce que l'avenir nous réserve.
Sur le chemin du retour, on passe chercher ma mère et mon petit frère. On discute un peu, mon frère me fait remarquer que j'ai de la chance de ne pas entendre le vacarme produit par l'avion, et que lui a du mal à le supporter. Il a raison, j'ai l'avantage de ne pas avoir les nuisances sonores comme frein dans la réalisation de mes projets.
Mes parents ont invité quelques amis pour fêter mon baptême de l'air. Je passe le début de la soirée à raconter mon vol. Puis, quand les étoiles commencent à apparaitre, je m'assieds près de la fenêtre et je les observe en rêvant.
Une petite tape sur l'épaule me fait brièvement revenir à la réalité. Je vois mon oncle qui me signe « Alors, encore la tête dans les nuages ? ». Je lui réponds « Non, dans les étoiles ». Mon entourage rit de bon cœur. Pour eux, le métier de spationaute n'est qu'un rêve d'enfant irréalisable. Mais je crois en l'esprit visionnaire de Spielberg. Un jour, E.T. explorera l'espace et découvrira de nouvelles planètes.