Left or right ?

Écrire pour revivre

Image de Jeunes Écritures AUF RFI - 2021
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Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre et elle ne ménageait aucun effort pour me le faire ressentir depuis mon enfance.
N'allez pas croire que c'est parce que j'ai des antennes sur le front et la peau toute verte... Non! Je suis une perle des Grassfields, à la chevelure sauvage et à la peau couleur miel, aussi douce que du lait et délicate comme du saphir. N'allez pas non plus croire que c'est à cause d'une malformation physique. Le Créateur avait veillé à dessiner lui-même chaque courbe de mon corps, à tracer au fin pinceau de Léonard de Vinci, les moindres détails qui feraient plus tard de moi une femme ensorcelante.
Mais pourquoi maman voyait-elle donc en la chair de sa chair un objet de répulsion ? Pourquoi ne considérait-elle que mon Yin et pas mon Yang?
Je n'allais pas tarder à le savoir. À l'âge de quatre ans, alors que tous mes petits camarades marchaient à cœur joie, en route pour l'école maternelle, le tablier bien repassé, le sac derrière le dos rempli de gamelles dont émanaient des odeurs éparses d'omelettes et de beignets sucrés, moi, j'étais assise sur la véranda, les contemplant tel un juré de défilé de mode. Même Latifa ma voisine, à qui j'avais appris à compter de zéro à cinq et qui claudiquait encore, allait à l'école avant moi!
Vite, je me ruai dans la chambre de ma mère. Je voulais des explications, et de bonnes! Maman savait pourtant que j'avais hâte de tenir un crayon et un cahier sous le regard avisé d'une maîtresse. J'aimais tellement l'idée d'aller à l'école que j'étais convaincue que Charlemagne avait créé cette institution en espérant qu'une petite fille camerounaise y trouverait sa raison d'être. L'année précédente, quand mes sœurs aînées s'y rendaient, je les accompagnais parfois jusqu'à la grande route, avant de rentrer toute seule à la maison, comme une grande, en prenant soin d'éviter le chien méchant de Monsieur Baba, le boutiquier du quartier.
À mon interrogation, maman répondit sèchement: "Apprends à écrire avec ta main droite. Sais-tu à quel point c'est affreux de voir un gaucher effectuer une tâche manuelle? Tes camarades se railleront de la gauchère maladroite que tu es. Si tu veux aller à l'école, tu sais ce qu'il te reste à faire." Ces paroles de maman me décontenancèrent, me scandalisèrent, m'horrifièrent! Je mis ma main sur la bouche pour me retenir de crier. Ma vue était troublée, de chaudes larmes s'apprêtaient déjà à entamer une course folle sur mes joues toutes ramollies. J'allai me réfugier dans la chambre que je partageais à l'époque avec mes trois sœurs, des droitières! Ah, je comprenais enfin le véritable sens des: "Ne gâche pas ma nourriture avec ta main gauche là!", "Arrête avec tes gaucheries!" que maman me laçait souvent. Je me sentais comme comprimée entre deux murs destinés à s'accoler, j'avais l'impression d'être un papillon en cage. Etait-ce un crime d'être née dans une société qui avait déjà clairement défini la main de prédilection à employer? C'était injuste, tout simplement injuste! Je devais absolument aller à l'école, vaille que vaille.
J'avais beau pleurer, me plaindre, faire la grève de la faim, ça ne résolvait pas mon problème. Maman était déterminée à ne pas me laisser aller à l'école et papa ne faisait rien pour l'en empêcher. Je compris alors que ma seule solution était la métamorphose. Apprendre à écrire avec ma main droite n'allait pas me tuer après tout, ce que je réussis la main haute! Un mois plus tard, sans l'aide de qui que ce soit, si ce n'était de mon amour fou pour l'école, je savais déjà former de jolies lettres de ma main droite dans un vieux cahier "Bananier" qui traînait à la maison. Plus rien ne m'empêchait désormais d'aller à l'école. À maman maintenant d'accomplir sa part du deal!
Malgré un mois de retard, la directrice accepta mon inscription. J'étais enfin à l'école! Je pouvais enfin avoir accès à mon Éden, l'atmosphère de ce lieu redonnait des couleurs à ma vie. Entre mes gribouillages, les bâtonnets que je comptais sans douleur, les goûters copieux que ma maman me concoctait, ma gentille maîtresse, mes nouveaux camarades, la balançoire et la glissoire à la récréation, j'étais comblée. Vive l'école maternelle! Je détestais le retour à la maison et la nuit, je priais pour que le jour se lève très vite. Tout se passait pour le mieux, du moins, presque.
Je ne me servais de ma main droite que pour écrire et rien d'autre. Du coup, je subissais de temps en temps des remontrances venant de ma mère: "Qui t'a dit qu'on mange le taro, une nourriture sacrée, avec la main gauche?", "Tu es vraiment à gauche!", bla-bla-bla! Le pire c'était quand j'allais en vacances au village. Mes cousines m'abreuvaient de quolibets à la moindre bévue liée à ma main favorite. Je me rappelle encore de ma première utilisation d'une manivelle pour moudre des arachides grillées. Ce fut une catastrophe! Je la tournais dans le sens rétrograde et aucun grain ne s'écrasait. Je sortis de cette expérience sous un feu roulant de moqueries. Et c'est là que je me rendis compte que la plupart des appareils étaient conçus de préférence pour les droitiers. Autant mieux aller vivre en Angleterre! Au moins là-bas, les volants des voitures sont à droite, ce qui est propice pour une "extra-terrestre" comme moi.
L'école était finalement le seul lieu où je pouvais me sentir normale car l'écriture y était la principale tâche. Personne n'y remarquait ma véritable nature.
Hélas, à partir du secondaire, je commençai à payer le prix de ma transformation. En apprenant à écrire avec ma main droite, j'avais développé certaines habiletés et éteint d'autres. Je ne savais plus me servir de ciseaux avec ma main gauche par contre j'y parvenais avec l'autre. J'avais du mal à tourner du couscous avec la main droite comme le désirait ma mère, ça me faisait atrocement mal quand j'essayais. Mes facultés motrices étaient perturbées: au saut en hauteur, je ne savais plus quel était mon pied d'appui; au lancer de poids, j'hésitais à me ranger avec les gauchers ou les droitiers. Je n'étais ni l'une, ni l'autre: j'étais devenue une sorte d'ambidextre atteinte d'apraxie. Je ne savais plus laquelle de mes hémisphères cérébrales avait préséance sur l'autre, bon sang!
J'étais désormais mitigée entre la honte d'être gauchère et le désir de retrouver celle que j'étais avant d'entrer à l'école. Vous me demanderez pourquoi la honte? Eh bien, disons que je commençais à voir les choses comme maman les voyait. Je commençais à détester regarder des gauchers travailler, c'était devenu insupportable pour moi! J'évitais de prendre toute vidéo de moi en train d'effectuer une tâche avec ma main ou mon pied "faible"... pire encore : en train de danser. Au lieu de devenir cette nouvelle moi, j'aurais préféré être juste droitière, comme la majorité des mortels. Je ne voulais pas que ma future belle-mère me voit elle aussi comme une extra-terrestre, je ne voulais pas que mes enfants endurent mes perturbations, mes frustrations et humiliations. Ils ne devaient surtout pas me ressembler! Il était impératif pour moi que mon époux soit droitier!
Moi, Sunday Angoua, du haut de mes dix-huit ans, différente je suis, gauchère j'étais, frustrée je serai toujours. Pour être franche, maman avait raison, je suis vraiment différente... et ce n'est pas près de changer. Ces derniers temps, je me surprends à contempler la vieille scie rouillée de papa. Sa lame dentée me fascine et m'inspire beaucoup de choses. Cette scie est peut-être la clé qui va me faire sortir de ce pétrin dans lequel je me suis plongée. Je l'imagine déjà sur ma main, la découpant tout lentement. Ma main...gauche ou droite?