Dés-Astre

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Pourquoi on a aimé ?

Un texte d'anticipation dense, pesant et agréable à lire. Dans un nouveau monde régit par la norme lumineuse imposée par l'Ordre de l'Astre

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J'aime les mots: les longs et énigmatiques (comme 'apopathodiaphulatophobe'), les brefs et percutants (comme 'bille'), les vieux et les jeunes, les jolis (comme 'épididyme') et les moches (comme ... [+]

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Il y a en chacun de nous une lumière vive, brillante, fils et filles de l'Astre. Mais en quelques individus subsistera toujours une part d'ombre, c'est elle qu'il nous faut pourchasser sans relâche pour qu'elle n'entache pas la clarté de notre Aube nouvelle.
Sun-Lee, Rayon-Chef de l'Ordre – Discours post-électoral

Sun is hope. Sun is energy. Sun is life.
Slogan de l'Ordre de l'Astre – Élections européennes de mai 2044

La première fois que la chose se produisit, Alix pensa à toutes les explications possibles, sauf une, évidemment inacceptable.
La journée s'était pourtant bien déroulée, sans accrocs. Ses scores en Travail, Relations et vie sociale et Gestion du quotidien étaient encore au plus haut.
Elle était à la cuisine avec Ben, quand celui-ci prononça une phrase, en apparence banale et sans importance, mais qui l'agaça sans qu'elle puisse clairement déterminer pourquoi. Elle leva les yeux au ciel, et soupira bruyamment. Le silence se fit.
— Alix, est-ce que tout va bien ?
— Bien sûr que tout va bien ! eût-elle envie de répondre sèchement, mais elle s'abstint. Comme s'il n'avait pas regardé ses stats, en rentrant, sur le tableau dans le sas d'entrée !
Quand il fut sorti de la cuisine, elle fronça les sourcils et tapa du poing sur le rebord du lavabo. La douleur lui arracha un léger gémissement. Et c'est à ce moment précis que la chose se produisit. L'ombre d'Alix, portée sur le lavabo et le mur d'un blanc cru, sembla se déplacer très lentement vers la droite, et trembla, presque imperceptiblement. Alix sursauta.
Elle se retourna vers la lampe : celle-ci avait-elle bougé ? Elle se frotta les yeux.
Elle était sans doute plus fatiguée qu'elle ne l'aurait cru. Elle sortit de la cuisine et alla se coucher directement, plongeant dans un sommeil sans rêves.

Le lendemain fut une journée classique, aux scores propres, constants. Le surlendemain également, et l'incident fut bien vite sorti de sa mémoire.

Quelques jours plus tard, en consultant son compte en banque, Alix eut un nouveau sujet de contrariété : il était vide, et dix jours la séparaient encore de la fin du mois d'octobre. Sur son I-cell, la courbe de son moral baissa sensiblement. Ce n'était pas très grave, il était convenu que la courbe pouvait fluctuer, tant que les scores globaux restaient corrects, et Alix ne s'en inquiéta pas. Cela lui arrivait souvent d'être en bas, ces derniers temps.

Elle pressa le pas jusqu'au café, s'assit, et commanda. Quand sa tasse de déthéiné fut servie, elle la saisit machinalement et la porta à ses lèvres. Son ombre, elle, n'avait pas suivi le mouvement. Elle n'avait pas atteint l'anse en glissant sur la table, comme elle aurait dû le faire. Alix, perdue dans ses pensées, ne s'aperçut de rien. C'était pourtant le deuxième incident.

En allant se coucher ce soir-là, Alix ruminait, tournant et retournant dans sa tête cette histoire de banque. Elle s'installa avec son livre, alluma la loupiote, et commença à lire. Un frisson glacé lui remonta soudain jusqu'à la nuque, lui coupant la respiration au passage. L'ombre de son pouce gauche venait de s'étirer sur la page. Elle glissa plus haut, et la feuille vibra, et commença à se décoller lentement...
Alix claqua le livre d'un coup sec, et se redressa.

— Tout va bien, mon chat ? lui demanda Ben.
Alix marmonna un « oui » inaudible, et couru à la salle de bain s'asperger le visage d'eau froide. Elle devait réfléchir. Qu'est-ce que cela signifiait ? Elle avait déjà entendu ces histoires, petite, mais qu'est-ce que cela venait faire là, dans sa vie à elle, lisse et bien ordonnée ? Elle tâcha de se rappeler ce qu'elle savait. Le Livre en parlait, non ? Elle n'avait jamais été très portée sur la Foi en l'Astre, et n'avait que de vagues souvenirs de ses cours en la matière. Que disait le Texte déjà ? Il était question de noirceur, de déviance, de correction... Il y avait bien des histoires que l'Écran diffusait parfois, mais elles concernaient de pauvres parias, des errants, des exclus, sortis du marché, ayant renié le Sol-système ou fait montre de scores pathétiques dans tous les domaines de l'Ordre ! Ce dernier était obligé de sévir, les privant à tout jamais de leur ombre rebelle pour des questions, disait-on, de sécurité et de santé publique. Qu'est-ce que cela avait à voir avec elle ?

Inutile de dire qu'Alix dormit très mal cette nuit-là, se réveillant sans cesse la gorge sèche et l'estomac noué. Au matin, elle appela son travail pour dire qu'elle était souffrante, et poser sa journée.

Quand la sonnette de l'entrée retentit, à 8h15, Alix était assise devant un café, froid depuis près d'une heure, les yeux dans le vague. Elle alla ouvrir en traînant les pieds.

Devant elle se tenait un homme d'une soixantaine d'années, le visage mou, mal rasé. Il avait les yeux sombres, cernés, et l'air inquiet. Il demanda à entrer.
Alix s'effaça pour le laisser passer, et il entra prestement dans le sas, puis dans le salon, et se laissa tomber sur le canapé. Elle le dévisagea. Il se gratta la joue, se passa la main dans les cheveux, se racla la gorge.
— Je vous ai vue, hier, chez Gina.
— Gina ?
— Le café à l'angle, en face du petit parc. J'ai tout de suite vu que ça n'allait pas, j'ai l'œil. Il va falloir partir d'ici, préparez le strict minimum. Ils passeront probablement dans l'après-midi.
— Pardon ? dit Alix, d'une voix étranglée. Comment... Qui passera ?
— L'Ordre, évidemment. Ils ne trainent pas généralement, quand l'ombre commence à déraper.
Alix ferma les yeux. Elle se pinça l'arête du nez entre le pouce et l'index, respira, et reprit la parole.
— Attendez, la seule...
Son regard s'arrêta un instant sur l'homme assis devant elle. La lumière du jour entrait droit depuis le jardin par la porte vitrée, et l'ombre de ce dernier était... fuyante, instable. Elle se déplaçait derrière lui et apparaissait légèrement, tantôt derrière son épaule droite, tantôt à sa gauche.
— Qu'est-ce que... commença-t-elle
— Elle est timide, dit-il. Et gênée, comme souvent en présence d'inconnus. Certains d'entre nous peuvent apprendre à la contrôler temporairement, c'est pratique pour sortir, mais épuisant. Bon, vous le faites, ce sac ? Ne prenez que peu de choses, Ils ne doivent pas se rendre compte tout de suite que vous êtes hors-sol, comme on dit dans l'ombre.
— Mes scores sont bons ! cria presque Alix. Ils sont hauts, ils sont propres ! Je n'ai rien à me reprocher, et je ne vois pas ce que l'Ordre...
— Vos scores n'ont pas bougé depuis 5 jours, probablement depuis la première bavure de votre ombre. Ils n'ont pas été actualisés. Regardez votre tableau, si vous ne me croyez pas ! Pas la moindre petite fluctuation dans les pourcentages, pas un centième de décalage, vous ne vous en étiez pas aperçue ? Ça n'arrive jamais, à moins qu'Ils n'aient bloqué les comptes. Ils vous surveillent déjà, nous devons être partis dans un quart d'heure, si vous ne voulez pas vous retrouver dans de sales draps.

Alix s'était figée. La tête lui tournait, et elle entendait son cœur battre contre ses tempes. Elle pensa à son travail, à Marnie, qui occupait le bureau voisin du sien et avec qui elle allait souvent boire une bière le soir, à ses parents, à Ben. Elle attrapa son gros sac à main, y fourra pêle-mêle trois culottes et deux T-shirts, un jean, son livre de secours. Souffla.
— On y va.

L'homme gagna la porte-fenêtre, son ombre semblait fébrile. Il prit le temps de respirer un grand coup avant d'ouvrir, fit signe à Alix d'approcher, et ils sortirent tous les deux dans le jardin. Du jardin, ils gagnèrent la rue, de la rue, une ruelle étroite, où ne pénétrait pas le soleil. L'homme souleva une plaque d'égout, et dit à Alix de passer devant, de descendre l'échelle. En mettant les pieds sur le premier barreau, elle jeta un dernier regard vers la rue.
C'était, avant de longs mois, la dernière fois qu'elle voyait la lumière du jour.

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