L'homme du passé et la femme du futur

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— Tout va bien, tout va bien, tout va bien, répétait Agnès en faisant glisser les perles de son Mala une par une entre son pouce et son majeur.
L'index était à l'écart. L'index c'est l'ego, lui avait dit son acupunctrice, il n'a rien à faire dans la méditation.
L'ego... pensa Agnès tout en continuant à écarter les perles. Si seulement elle n'en avait pas... Ça lui aurait évité bien des embarras. Le processus n'avait rien de compliqué : elle devait poser ses doigts sur la première perle – celle qui suivait la perle centrale – inspirer puis expirer avant d'arriver à la suivante. Elle devait continuer ainsi, jusqu'au bout des 108 perles tout en tournant dans le sens des aiguilles d'une montre. Elle se balançait d'avant en arrière, récitant son mantra comme on apprend un poème, les yeux fermés, et la voix basse, le son quasi inexistant.
Un air de piano traversa soudain le plancher, envahissant le petit salon surchargé de cartons, teintant ainsi l'atmosphère d'une étrange mélancolie.
Debussy, « Jeux de vagues ».
Elle reconnaissait.
Elle arrêta de compter les perles et se releva. Tout en ôtant sa robe, elle se demanda qui habitait en dessous. Ça faisait peu de temps qu'elle avait emménagé ici, elle n'avait pas encore eu l'occasion de discuter avec ses voisins. Et puis de toute façon à quoi bon ? Elle ne s'ouvrait plus à personne. Elle dirait bonjour, au revoir, tiendrait la porte, ferait des politesses. La dernière fois qu'elle s'était ouverte à quelqu'un, ça avait mal fini. Elle était trop naïve la Agnès, elle pensait que les gens étaient compréhensifs. Une collègue lui avait demandé si ça allait. Elle s'était confiée. Non, ça n'allait pas, elle dormait mal, elle s'inquiétait de tout. Tout le service l'avait appris. Ce n'était plus Agnès l'hôtesse d'accueil, c'était Agnès l'angoissée. Agnès la peureuse. Agnès la déprimée. Que de jolis noms pour une Agnès qui était déjà bien fissurée. On rigolait bêtement en la voyant. Un matin, elle était partie. Elle a tout quitté, la névrosée. Elle a démissionné, la paniquée.

Elle plia ses collants et les déposa sur le rebord de la baignoire, puis entra sous le jet de la douche. L'eau froide, ça aide à faire taire les boucles du cerveau, lui avait dit son sophrologue. Elle ferma les yeux et laissa l'eau tomber en cascade glaciale sur ses menues épaules. Le piano s'était tu, il ne restait plus que le bruit de la douche. Elle passa sa main dans ses cheveux, les ramena en arrière. Un filet d'eau froide coula entre ses doigts. Elle commençait à s'habituer à la fraîcheur, elle effectuait le même rituel depuis quelques jours déjà. Des rituels, c'est ça qu'il faut pour être moins anxieux, lui avait dit son thérapeute. Elle coupa l'eau, se savonna énergiquement, puis se rinça. Elle resta quelques secondes encore sous l'eau, puis sortit de la douche et s'emmitoufla dans une grosse serviette. Ses pensées s'étaient calmées. Elles reviendraient, Agnès le savait, mais elle profitait de ces quelques secondes de répit, son corps occupé à combattre le froid. Les notes du piano s'invitèrent dans la salle de bain. Ça doit encore être une bourgeoise qui s'ennuie, pensa mécaniquement Agnès tout en passant dans la cuisine pour appuyer sur le bouton de la bouilloire. Elle glissa ensuite vers sa chambre pour enfiler un pyjama. Elle apprécia la chaleur du coton sur ses cuisses encore mouillées. Ressentir son corps, ça aide contre l'anxiété, lui avait dit son réflexologue.
Elle versa l'eau bouillante dans la tasse et l'emmena au salon.
De la lavande, du millepertuis, de la camomille, tout ça, ça aide contre les angoisses, avait répété son naturopathe.
Agnès se rappela soudain qu'elle avait oublié de le payer. Comment allait-elle faire ? On était à peine au début du mois et elle n'avait presque plus rien. Elle se mit soudain à paniquer, tendit le bras pour attraper son téléphone afin de vérifier ses comptes, cogna dans la tasse de thé.
Agnès n'eut pas le temps de rattraper l'anse, la porcelaine se fracassa sur le sol, le liquide se déversant sur le plancher.
Agnès hurla. De l'eau bouillante avait atterri sur le dessus de son pied droit.

Antoine laissait l'arrondi des notes pénétrer dans ses doigts. Il aimait Debussy. Parce que pour lui, il faisait parti de ceux qui savaient décrypter la symphonie de la mer. Car oui, l'eau avait une voix. Il avait appris à l'entendre à force de sillonner les mers. L'eau lui parlait. Il l'entendait. Et quand elle grondait, il savait qu'il devait se mettre à l'abri. Il n'était jamais fâché contre elle. Pas même le jour où son bateau avait failli se retourner. Il savait qu'elle avait des choses à lui dire. Il n'avait juste pas pris la peine de l'écouter.
Il jouait de plus en plus fort. Les notes apaisaient ses pensées. La Belle Époque était loin à présent. Il était enfermé dans ce 60 mètres carrés, une faible rente pour survivre. Il ne naviguait plus depuis que son médecin lui avait diagnostiqué un début de Parkinson. Précoce, selon ses dires. Antoine avait à peine cinquante-deux ans. Ses enfants avaient vendu le bateau. Son bateau. La Galante. Antoine refusa de les voir pendant des mois, jusqu'à ce qu'il se fasse à l'idée : c'était sa vie maintenant.
Il avait repris le piano. Ça aide à freiner la maladie, lui avait dit un ami chirurgien.
Il manqua une note, inspira un grand coup, puis attrapa le grand verre d'amère bière qu'il avait posé sur le haut du piano. Il en renversa un peu sur les notes, but la grande moitié. Il vivait dans le passé. Il n'avait plus que ça. Il refusait tout le reste. Ses fils lui avaient enlevé tout ce qu'il aimait : le large. Et il se noyait à présent sans la mer.
Le vieil homme et l'amer, pensa-t-il tristement en reposant son verre.
Un bruit sourd résonna au-dessus de sa tête, suivi d'un cri de femme.

Agnès éclaboussa son pied d'un jet d'eau froide. Elle se sentait mal. Elle vivait tout le temps dans le futur. Mais là maintenant, elle avait besoin de quelqu'un dans sa vie. D'un ami. D'une compagnie, même ça suffirait. Elle avait tourné le dos à tout le monde, elle s'était calfeutrée dans sa bulle, mais il y avait de la place là-dedans et elle aurait bien aimé accueillir quelqu'un. Elle allait avoir cinquante ans le lendemain. Elle réalisa qu'elle allait le fêter seule. Cette pensée lui fit plus mal que prévu.

Antoine monta les marches avec peine. Il n'avait jamais croisé la voisine. Entre deux pensées, il se demanda à quoi elle ressemblait.

Quelqu'un toqua à la porte. Agnès fronça les sourcils. Son rythme cardiaque augmenta. Il n'y avait aucune prescription contre les visites inattendues. Elle colla sa pupille contre l'œil-de-bœuf. C'était un des voisins. Elle l'avait aperçu la dernière fois quand elle était descendue chercher le courrier. Il était monté dans la voiture d'un jeune homme. Son fils probablement.
— Oui ?
— J'ai entendu un cri, tout va bien ?
Agnès laissa tomber la chaîne, ouvrit grand la porte.
Non, ça ne va pas, je suis anxieuse, je suis partie à 200 kilomètres de chez moi, j'ai peur de ne plus trouver de travail, je me noie.
— Oui, tout va bien merci. J'ai juste fait tomber ma tasse de thé. Et vous, ça va ?
Non, j'ai un début de Parkinson et je pense même être en dépression... Je passe mes soirées seul, j'ai besoin de compagnie. Ou au moins de quelqu'un avec qui prendre le café de temps en temps. Vous êtes belle.
— Oui ça va, je m'inquiétais pour vous. Je ne vous dérange pas plus longtemps alors. Je vous souhaite une bonne soirée.
Vous ne me dérangez pas, restez, je vous en prie !
— Merci.
Agnès referma la porte et se laissa glisser contre le chambranle.
Antoine rentra chez lui et se resservit un énorme verre d'amer.

Ce soir-là, aucun des deux ne se sentait prêt à accueillir un matelot dans son rafiot.

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