« Est-ce à moi, une vieille femme, de vous apprendre le courage ? » me lance ma grand-mère Hasna un soir d'août, lorsque nous sommes tous réunis chez elle, dans cette chaleur écrasante caractéristique de l'été libanais.
Téta* Hasna est assise tranquillement sur son fauteuil, éloignée du bruit et de l'effervescence qui règnent dans la cuisine où les femmes de la famille, parmi lesquelles ma mère, s'affairent à préparer le dîner pour une vingtaine de personnes. Pendant ce temps, les hommes dégustent leur whisky sous la pergola. Cela fait une heure que j'essaie désespérément de quitter la cuisine, à la recherche d'une parfaite excuse pour éviter la corvée de découpage du persil pour le traditionnel taboulé. Après avoir passé de longues minutes à cogiter, cherchant désespérément une échappatoire, une idée lumineuse germe dans mon esprit lorsque je réalise que ma grand-mère est absente. Lui tenir compagnie semble être une excuse infaillible pour échapper aux remarques de ma mère. Je décide donc de tenter ma chance et je réussis à rejoindre le salon. Cependant, dès que je franchis la porte, je regrette immédiatement ma décision en ressentant la bouffée de chaleur qui m'accueille, exacerbée par la vitre cassée censée séparer la cuisine du salon.
À mon arrivée, c'est cette phrase que ma grand-mère prononce en souriant. Je ne sais pas pourquoi elle me vouvoie, mais je n'y prête guère attention. Son état de santé fragile et sa mémoire vacillante doivent en être la cause. Je suis déjà reconnaissante qu'elle ait pu prononcer mon prénom, « Thalia ». L'Alzheimer est une maladie insidieuse qui suscite le doute chez tous ceux qui interagissent avec la personne malade : me reconnaîtra-t-elle ? Ce soir-là, apparemment oui, ce qui constitue déjà une petite victoire comparé à la veille.
Ce que la maladie n'a pas touché, c'est cette lueur espiègle que je retrouve toujours dans ses yeux. Elle me fixe sérieusement lorsque je m'approche d'elle avant de m'effondrer sur le canapé bleu. D'ailleurs, je n'ai jamais compris pourquoi cet unique meuble avait été choisi dans cette couleur, tandis que tous les autres sont dans une harmonie plus ou moins réussie de doré. Après quelques instants de réflexion, je comprends que cette maison est bien trop petite pour les dix enfants qu'a eus Hasna, et que la place sur ce canapé a du être source de nombreuses disputes. La solution la plus simple résidait probablement dans l'acquisition d'un autre, lui évitant ainsi de devenir l'arbitre officiel de cette équipe de football que formaient ses enfants.
« Il fait trop chaud pour avoir une once de courage », je murmure une dizaine de minutes après m'être installée près d'elle avec fracas. Téta ne semble pas dérangée par ce silence pesant, rompu seulement par le bruit du ventilateur qui, ironiquement, brasse l'air chaud pour le rendre encore plus étouffant. Pourtant, je pense que Hasna apprécie et même célèbre ce silence comme une petite victoire, comme si elle avait déjà donné assez et méritait désormais ce précieux calme, si rare à trouver ici.
Le Liban est un pays bruyant, même dans la petite ville du Nord où mes parents vivent, appelée Chekka, à plusieurs kilomètres de Beyrouth. Les bruits se superposent continuellement : voitures, chiens, avions, hélicoptères, feux d'artifice et parfois même des tirs. Il est impossible de trouver ce calme apaisant qui devrait être la norme dans une ville côtière où seuls les murmures de la mer devraient parvenir jusqu'à nous. Le silence semble être un luxe réservé aux pays occidentaux. Une réalité que je n'ai remarqué qu'à mon arrivée en France.
J'ai fréquenté le lycée de la grande ville voisine, Batroun. Mes parents ont fait le choix de se sacrifier financièrement pour nous garantir une éducation de qualité, une décision classique chez les familles libanaises. Ma sœur et moi représentons l'espoir familial, les seules à pouvoir envisager des études longues, quel qu'en soit le coût. Lorsque mon père a appris par l'un de ses amis que je pouvais poursuivre mes études en France, il a immédiatement préparé les documents officiels traduits de l'arabe au français, sans même m'en avertir au préalable. Je n'ai pu avoir qu'un seul choix : le droit ou la médecine. La simple évocation d'une quelconque maladie me glaçant le dos, la décision semblait inévitable.
J'ai quitté le Liban il y a trois ans, après avoir été admise au sein d'une Université parisienne prestigieuse. Je suis arrivée un soir de septembre dans la capitale française et dès le moment où je me suis retrouvée face aux lignes de métro, j'ai compris que rien ne serait facile comme pouvait, pourtant me le prétendre l'entièreté de ma famille avant mon départ - la plupart n'ayant jamais quitté le territoire libanais. Ce qui, avec du recul, aurait dû m'alerter.
Après maintes tentatives et quelques détours, je suis enfin parvenue à trouver la Cité internationale, où j'ai élu domicile depuis le début de ma licence. J'ai appris à aimer ces imposants bâtiments, cette chambre austère, ce matelas inconfortable et le bureau bancal sur lequel je passe toutes mes soirées. J'ai appris à dompter ce froid parisien, sans pour autant que m'y habituer réellement. J'ai dissimulé mes origines, gommé mes expressions arabes pour adopter des façons de parler françaises que j'ai dû rechercher pendant des heures avec l'aide de mon ami Google. Mon prénom me permettant aisément de surfer sur des origines prétendument espagnoles lorsque les questions fusent.
« Je m'appelle Thalia, mes grands parents ont fui la guerre civile espagnole et j'habite dans le sud de la France ». Une histoire parfaitement rodée que je connais à la perfection et une guerre civile dont j'ai fiché assidûment toutes les dates et tous les événements. Pourtant, en y repensant, la précision de mes connaissances historiques aurait dû éveiller les soupçons de mes interlocuteurs. Qui connaît l'histoire de son pays avec une telle minutie ?
Malgré mes efforts pour me fondre dans la masse des étudiants, le fossé qui me sépare des autres reste béant, même si je parviens à le dissimuler plus ou moins habilement. Je n'ai pas d'amis, je ne sors pas, je me consacre entièrement à mes études, ce qui m'a valu d'être major de promotion. Mes seules sorties sont pour me rendre au travail, un job étudiant au Monoprix du coin, qui me permet de financer mes voyages réguliers au Liban. Toujours sur le même vol, toujours à la même place (la 22F), car cela correspond au moment où mes parents peuvent le plus facilement se rendre à Beyrouth.
Je dois exceller, je dois travailler sans relâche, je dois connaître le code civil français par cœur. Le verbe « devoir » résonne en moi avec une importance capitale. Je n'ai pas le choix. Pas le choix de réussir. Pas le droit d'échouer. Je dois le faire pour ma famille, pour Téta Hasna. Car la solitude est une preuve de courage, et le courage est devenu une partie intégrante de ma vie, une leçon que j'ai reçue, un ordre que j'ai suivi.
Ma grand-mère ne répondra pas à ma tentative de conversation, et je respecte sa décision. Le simple fait de partager ce silence avec elle est déjà beau. Et c'est tout ce dont j'ai besoin.
Être là, au Liban et avec elle.
*grand mère en dialecte libanais