L'émancipation de soi

« Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. » Telle était en cette nuit d'été la pensée d'Emma. Ou plutôt, telle était la sincère ironie qu'elle se fît à elle-même. Emma, de sa terrasse, regardait le ciel étoilé avec passion et réflexion, et songeait à cette ironie traduisant un rejet de ce doux mensonge que n'importe qui est susceptible d'adopter en sa faveur.

« Après tout il est toujours bon pour son amour-propre de se croire unique, spécial, et habité par un destin exceptionnel, qu'il soit empli de gloire ou témoignant d'une tragédie. »
Exprima-t-elle à haute voix, comme si elle devait physiquement entendre ses propres pensées par la parole pour les assurer d'une certaine validité.

Si Emma s'était elle-même retrouvée prise dans cette interrogation, c'est parce que toute sa vie on lui a fait croire qu'elle était différente. La première personne à le lui formuler était bien évidemment sa mère. Depuis qu'Emma était toute petite, sa mère lui répétait sans cesse que sa petite fille chérie était unique, incroyable, et se vantait que contrairement aux autres de son âge, elle était « en avance ». Ce comportement traduisait bien l'amour maternel et l'attachement à sa fille chérie, mais ne faisait guère preuve d'objectivité. Cette persistance ne s'arrêta pas à sa mère. Lorsqu'Emma commençait à mettre un pied dans l'adolescence, équipée de son premier téléphone portable et des réseaux sociaux, elle avait obtenu le droit d'accéder à tout un monde ou les inconnus d'Internet se sentaient eux aussi, tout autant spéciaux. Elle s'abreuvait tous les jours de propos et de remarques sur Instagram ou Twitter qui ne cessait de dire que « chacun est unique », que l'on est « tous différents » ou encore qu'il faut « arrêter de suivre les dictats de la société qui empoisonnent notre individualité ». Maintenant qu'Emma venait d'avoir vingt-ans, elle quitta progressivement l'adolescence et entra dans l'âge adulte où c'était elle-même qui s'auto-persuada de ne pas être comme les autres : Elle avait maintenant acquise une autonomie quant à la constitution de son amour-propre qui était désormais capable de s'auto-alimenter. C'est en réalisant cela, qu'Emma enchaîna dans son interrogation, le raisonnement suivant : « Cette conception selon laquelle chacun croit qu'il est différent suivrait donc un triptyque assez intéressant où tout d'abord nos parents et notre famille nous abreuveraient de compliments non-objectifs, puis qu'ensuite notre entourage plus éloigné à base de réseaux sociaux ou d'amis, abonderait dans le même sens, pour diverses raisons, jusqu'à ce qu'enfin, nous croyons nous-mêmes être un produit unique du genre humain émancipé de tout déterminisme. » A la suite de cette pensée, Emma fût de prime abord toute satisfaite d'avoir pu résoudre son problème. En fait, cette interrogation était initialement née, car sa mère lui avait dit dans la soirée-même que sa fille était une « extra-terrestre ». Cette expression avait toujours fait rire Emma car elle était à la fois un petit peu naïve et flatteuse de sa propre personne. Pour la mère d'Emma, une extra-terrestre était une jeune fille qui était un peu geek à tout le temps traîner sur l'ordinateur ou sur le téléphone, qui swipait sur Tinder, envoyait des Story sur Snapchat, rédigeait des tweet sur Twitter, et qui se retrouvait au final dans un univers ultra-connecté. Cette description mêlée au prisme déformant mélioratif qui était intrinsèque aux remarques qu'elle exprimait à sa fille faisait de l'expression « être une extra-terrestre », une remarque flatteuse qui alimentait l'égo de celle-ci. Cependant, cette fois-là, Emma ne put s'empêcher de trouver qu'il y'avait quelque chose qui sonnait faux dans cette remarque. De ressentir un sentiment de surfait. Lorsqu'elle avait voulu se coucher dans son lit, elle ne pouvait y parvenir tellement cette incompréhension la démangeait. C'est pourquoi elle entreprit de se lever de son lit, de se recouvrir d'un gilet, et de s'asseoir sur la terrasse afin de pouvoir résoudre l'objet de son incompréhension. Néanmoins, une question demeurait : « Et si j'étais malgré tout objectivement unique ? ». C'est alors qu'elle posa son regard sur la Lune et qu'après quelques minutes de bataille acharnée en son fort intérieur, elle conclue par cette phrase :
« Je ne peux être unique. La Lune, elle, est unique. La Lune est la seule des lunes à avoir un "L" majuscule dans son appellation. Mais des jeunes filles qui s'appellent Emma avec un "E" majuscule, il y en à une multitude. »  Et à partir de cette formule, Emma enchaîna une suite d'arguments qui la convainquait définitivement qu'elle n'était pas unique. « C'est drôle, j'avais commencé ma réflexion initiale par la phrase "Moi je suis différente.". Il n'y a rien de plus égocentrique que de dire "Moi je". En fait tout le monde dit "Moi je". »
« Et puis n'importe quelle personne de mon âge se pose des questions sur soi, s'interroge sur sa personne, et se demande qui il est. Il n'y a rien de plus commun »

Emma commença à doucement rougir, à perdre son calme, et à réclamer une réponse décisive à son interrogation. « Et surtout, comment une jeune fille qui passe activement du temps sur les réseaux sociaux, qui n'a rien accomplie de grandiose, et qui ne se démarque pas particulièrement peut être unique ? Se croire unique n'est qu'une perpétuelle fuite en avant qui tente de justifier nos actions et nos choix tout en faisant plaisir à nôtre amour-propre ! Comment peut-on prétendre se sentir unique quand tout le monde à nos côtés pense l'être également ? Cela est absurde ! et le pire est que le raisonnement inverse l'est tout autant : Si je suis consciente de ne pas être unique, alors qu'à l'inverse tout le monde croît l'être, c'est qu'au fond je le suis quand même, mais qu'au final je suis comme tout le monde, et donc inexorablement un cercle vicieux se créer. Un cercle vicieux qui n'a visiblement pas d'échappatoire ! Un vice existentiel de la vie humaine qui dépose en tout temps et en toutes personne sa marque ! Comment pourrais-je donc m'émanciper de cette marque bon sang ?! ».
Emma haletait, son coeur palpitait, et ses joues étaient définitivement rouges. Elle réalisa qu'elle avait perdu le contrôle d'elle-même. Alors elle décida de marquer un temps de pause, où elle put reprendre sa respiration, détendre un peu ses muscles, et raisonner en toute sérénité. Elle regarda à nouveau le ciel étoilé, qui témoignait de la grandeur de l'univers et donc, de la petitesse d'Emma. En fixant ce ciel, elle entreprit de trouver une solution à son problème existentiel. Elle rationalisa et compris que la véritable solution résidait en deux choses : premièrement, si elle est différente et unique, alors il faudra que cette remarque vienne non pas d'elle-même mais des autres, car si autrui lui exprime cette remarque alors cela voudra tout simplement dire que cette autre personne acceptera d'abandonner un petit peu de son amour-propre, afin de reconnaître la réalité. Un avis extérieur et surtout objectif qui décrirait Emma comme unique ne pourrait que renforcer la possibilité que cela soit vrai. Quant à la deuxième chose, elle est probablement la plus importante : faire preuve d'humilité. Considérer notre maigre importance dans le poids du genre humain, et par extension, de l'univers.

Emma ne s'en était pas rendue compte, mais elle avait prise deux-trois bonnes heures à réfléchir et se retrouva emparée d'une violente fatigue. Il devait être environ une heure du matin. Emma se coucha à nouveau dans son lit, mais cette fois-ci, apaisée. Elle ne sait pas encore si elle est une femme d'exception, résultant d'un produit rare de l'humanité tout entière. Mais ce qu'elle sait en revanche, c'est qu'au cours de cette nuit, Emma a mûri.