J’ai essayé de changer ce soir

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Ceci est mon histoire. Et bien j'hésite encore. Encore peut-être, elle est peut-être fausse mais éventuellement vraie. Des moments inoubliables, devenus au fur et à mesure indélébiles devant l'opacité d'une existence qui n'est pas nécessairement dépourvue de contraintes. En revanche, j'ai toujours voulu et j'ai su m'élever au-delà des cimes de l'absurdité de la vie. J'ai toujours été différent. Il faut dire que les autres ont été au centre de ma différence. Je me suis senti différent par rapport aux autres parce qu'ils m'ont laissé croire à un moment donné que j'étais un peu bizarre ; oui bizarre face peut-être à la « norme ». Il faut avouer que jusqu'ici je n'ai jamais compris l'essence de ce mot « norme ». Est-on normal parce qu'on fait tout ce que les autres font ? Est-on normal parce qu'on fait ce qui est bien ? Si cette dernière éventualité s'avère plausible et bien je crois que je suis bel et bien normal, quoique dise. Bref dans ma tête, je suis normal. Les autres ont beau me regarder différemment, m'inciter à me croire différent parce que hélas, je ne suis pas un garçon qui ne sait pas draguer au plus deux filles à la fois, ou parce que j'ai choisi de faire des études littéraires parce que selon eux, ce n'est pas là que j'exprimerai ce capitalisme outrancier qui guide mon quotidien, ce quotidien, le nôtre. Ça ne donne pas l'argent, ni de belles voitures, encore moins un projet d'avenir en bonne et due forme. Cet avenir-là qui est exempt de toutes contraintes matérielles, financières.
Je viens d'une famille de commerçant, de gros commerçants, oui ceux qui entreprennent et donnent toute leur existence à la recherche effrénée du capital, du profit, nuit comme le jour, du dimanche à lundi. Je ne les juge pas car je me dis bizarrement que malgré tout c'est mon identité, ils font partie intégrante de mon environnement existentiel. Quoi de plus normal qu'ils me trouvent peut-être un peu barjot. Voilà outrancièrement loufoque, fou avec mes penchants farfelus pour le « long crayonisme ». Sans même sans rien, je sens, je sais que ma mère a à me dire mais sa retenue devient de plus en plus ingérable. Je le sens. Je la connais. Elle a peut-être peur de me blesser, de me jeter en plein visage que je me tienne comme les autres membres de cette famille africainement large. Les cousins, les cousines, sa famille d'une génération à une autre n'a connu que commerce ; le sacrifice d'au moins quatre génération. Pourquoi devrais-je être différent ? Il faut respecter la tradition familiale que nous autres bamilékés conservons. Au-delà ce cadre filial, les autres aussi, les voisins, mes camarades d'école primaire, du collège et du lycée m'ont toujours vu étrange. Quel drôle de garçon ! Candeur et douceur ! École et maison, celui qui se contente d'une seule fille, pourtant il a la possibilité et même la capacité de séduire des centaines. Mais quand même il ne faut pas exagérer. J'ai répondu à Ulrich qui n'a pas hésité à vouloir comprendre ce que se passe chez moi, ce qui cloche dans ma tête. Pourquoi ne suis-je pas aussi womanizer comme tout le monde ? Comme tous les garçons ! Je me suis aussi interroger, il faut l'avouer. Autant d'acharnement à un moment donné pousse une certaine remise en question. Le consentement universel est-il vérité absolu ? Ne dépend-t-il d'un cliché spécial propre à un univers précis, restreint ? Je me console peut-être pour justifier ce moi que les autres me font croire être en déphasage de l'altérité.
Hier soir, j'ai donc voulu changer un peu les choses, faire aussi ce que les autres font, sortir, boire, fumer, rires aux éclats à en perdre les moyens. Je voulais aussi être une personne intégrée dans son environnement, faire ce que les autres font pour qu'on les considère de normal. Et bien j'ai accepté la proposition inattendue de celle qui dirige mon cœur depuis quelques temps pour une virée nocturne immédiate. Dans une envolée de prise de bec, je suis contraint à concilier. Je suis donc emporté dans ce night-club de la ville « la saladière » très prisé par de vedettes embryonnaires à la recherche de quelques pitances et probablement d'une visibilité éphémère. Ce bâtisse face à face, forme rectangulaire, architecture contemporaine plus un moins morose à l'allure mais qui dégage quelque chose d'aphrodisiaque. Les amoureux des mondanités y entretiennent une activité unique ; perpétuer l'héritage de Bacchus. Ces disciples de Bacchus sucent, trinquent, rigolent et lèvent religieusement leur tête à l'entrée d'autres condisciples venir aussi pérenniser la besogne dionysienne. Voilà, je ne rêve pas, je suis assis là dans cet assommoir en face des personnes qui me frustrent par leur train de vie, leur vision de la vie différente de la mienne. Malgré mon scepticisme pour en être à la hauteur, profité de ce lieu inimaginable pour moi mais ordinaire pour les habitués, je n'hésite pas à frayer un chemin pour me retrouver sur la piste de danse prévue pour les circonstances festives. Des bouffés de fumés de cigares que j'inhale de part et d'autre accentuent cette période de transition. Emporté par cette mélodie transatlantique, j'esquisse des pas de danses, mon corps obéit au rythme endiablé de la musique et se laisse conduit. Scared to be lonely de Martin Garrix ou encore Wild de Troyes Sivan me procurent un plaisir fou, la sensation d'être vivant après quelques bouteilles de petite guiness ingurgiter ça et là. Je plane. J'ai l'impression d'exister en vrai. Ce bonheur fou que procure l'alcool, j'ai l'impression d'être débarrassé de mes remises en question perpétuelles de ma normativité. Mon ancien moi est obsolète. Je le sens à cet instant.
D'un club à un autre dans la nuit noire, sous le regard des réverbères de cette ville tiers-mondiste, l'alcool guide nos pas. Je rigole à un perdre les moyens. Je profite de cette euphorie circonstancielle. Les uns me regardent, les autres me trouvent forcément débiles. Je me conclus intérieurement, que c'est peut-être moi qui me fais des films. Ils n'ont pas que cela à faire certainement. Mon cœur s'emballe face à ce coup instant de lucidité, mais l'épanouissement temporel produit par les effets de l'alcool me libère explicitement des contraintes éphémères de cet organe. Je me sens de nouveau bien. La transe que procure ce morceau de joint acquis de l'autre côté de la route à un petit dealer pour une modique somme de deux cent francs CFA. Pour dire vrai, celle qui guide mon cœur n'a pas hésité à vouloir me rendre les couleurs de la vie, celles que les autres trouvent perdues en moi, même si je continue à croire que c'est indélicat de sa part de me voir sous cet angle. Et bien qu'est-ce que nous ne ferions pas quand l'amour de l'être-aimé chamboule à un moment donné nos vies ? L'amour, bien qu'éphémère, est sans doute le moteur de toute activité humaine. Le plaisir, le bonheur illusionniste qu'il procure en ces instants sont inexplicables, inconcevables, magiques. Malgré tous nos efforts pour empêcher la disposition du cœur à une éventualité de dépendance, l'amour reste l'élément futile qui guide nos pas. On fait tout par amour, voilà ce que la vie m'a appris. Qu'est-ce donc ce que je ne ferai pas pour cette personne aimée ? Cet être qui, sous un regard bouleversant, vous prouve par a plus b que la vie en vaut de la peine et par conséquent qu'il faut vivre afin de la sentir, la savourer. J'ai essayé de changer ce soir... rien que pour elle !